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Le propre des catastrophes est d’être toujours vécu sur le mode de l’extériorité, de l’aléa, de la gratuité, de la fatalité, etc. Le propre des catastrophes modernes est de plus en plus de ne plus pouvoir correspondre à cette définition classique : si le moment précis de la survenue et de l’irruption d’un tel événement reste du domaine de l’aléatoire et de l’imprévisible, non seulement la certitude de sa réalisation entre dans l’ordre de l’évidence (ce qui n’était pas globalement le cas dans leur définition classique), mais surtout la responsabilité de son déclenchement ne peut plus être rattachée à des causes transcendantes ou divines, mais apparaît de plus en plus nettement relever de causes et de motivations sociétales…

Une catastrophe a jusqu’ici été principalement interprétée comme le résultat d’une interférence négative d’origine externe avec la cohésion des sociétés humaines. Les êtres humains étant des êtres collectivement rationnels (quoi que l’on puisse parfois en douter…), les catastrophes sont également des défis à cette rationalité historique des humains – et l’on peut ainsi imaginer la naissance des religions comme des mécanismes d’ajustement entre la rationalité sociale – d’origine « interne » – et la rationalité environnementale  – d’origine « externe » –, rationalités qui n’existent qu’en symbiose l’une avec l’autre – même si celle-ci n’est jamais garantie dans la durée et n’est donc jamais que provisoire. Le fait sociétal peut ainsi être compris comme une articulation entre une « intériorité » et une « extériorité », et qui s’exprime d’une manière ou d’une autre sur tous les plans permettant de caractériser une société à un moment donné de son histoire, en particulier par la construction d’une césure spatiale, géographique, mais aussi indissolublement, et cela est largement sous-estimé, temporelle, mémorielle. La critique d’une société donnée repose donc sur la dénonciation des fractionnements qui la structure.

Dans le monde religieux, c’est la divinité de référence qui est l’ordonnatrice en dernier ressort de la contradiction entre la rationalité sociale et la rationalité environnementale. Dans le monde scientifique, c’est la « nature » même des choses qui devient cette ordonnatrice. Mais dans les deux cas, l’impulsion de la catastrophe restait d’origine exogène (quand bien même un comportement humain inadapté pouvait éventuellement susciter des courroux divins : la responsabilité humaine était au mieux, ou au pire, indirecte).

Ce qui change avec l’irruption de la société industrielle, c’est que ce caractère exogène des catastrophes est de plus en plus difficile à valider. Si on se place dans cette hypothèse, ce n’est donc pas la croissance de la rationalisation du monde qui induit un désenchantement, mais la croissance de la part humaine et de la responsabilité humaine dans le déclenchement des catastrophes, dans le déclenchement direct de processus déviants par rapports aux rationalités sociétale et environnementale historiquement établies.

Contrairement à la promesse de la modernité de réduire la césure, le fracture, le différentiel, etc., entre la rationalité sociétale et la rationalité environnementale, celle-ci n’a fait que les amplifier. Comment s’étonner ensuite que l’ensemble des discours sociétaux, qui tirent tous leur substance de ce projet initial d’un accroissement de la maîtrise rationnelle de l’activité humaine, tant dans les sphères sociales qu’environnementales, soient de plus en plus visiblement en porte-à-faux ? Est-ce que cela signifie que c’est l’ambition même d’un projet de maîtrise rationnelle de l’existence qui est une chimère ? Je ne le pense absolument pas : cela signifie seulement, en ce qui me concerne, que c’est la définition dominante de la rationalité historique qui a atteint ses limites de viabilité, et qu’il s’agit d’en construire, d’en inventer, d’en élaborer dialectiquement une autre, pour définir un nouveau socle de cohérence entre théorie et pratique du monde. Le plus grand obstacle à un dépassement de la situation présente est qu’elle est verrouillée par une « impasse rationnelle » : c’est la rationalité historiquement à l’œuvre qui pose problème, en tant que résultat terminal entré en contradiction avec son processus originel. Dire que le projet rationnel de la modernité resterait valable, mais qu’il aurait été détourné par une classe sociale, par des intérêts privés, par des considérations égoïstes, etc., relève finalement d’une illusion, illusion qui ne fait que retarder, dévoyer, obscurcir le cœur même de la problématique.

En fait, nous sommes prisonniers d’une vision absolutiste du rationnel, d’un approche totalement binaire du rationnel (dont la numérisation actuelle du monde n’est qu’une expression majeure), une approche qui oppose radicalement le rationnel à ses applications (et ce qui permet de conclure que ce ne sont que les applications qui sont mauvaises, mais qu’en s’y prenant de la bonne manière, on arrivera bien à établir l’unité de la science et de ses conséquences, en particulier si l’ordre social atteignait le même niveau de cohérence : c’est bien là l’illusion du technosolutionnisme ! ). Le cœur du problème ce n’est donc pas une absence, un déficit, un défaut de rationalité qui briderait la cohésion sociétale : c’est bien la définition historique de la rationalité véritablement et effectivement mise en œuvre qui est devenue problématique. Tant que l’on s’échinera à contester ce monde existant au nom d’un déficit de rationalité, on ne fait finalement que l’étayer d’une manière ou d’une autre.

Il faut pourtant également tenir compte du fait que ce n’est pas seulement la rationalité historique, telle qu’elle s’institutionnalise dans la réalité à un moment donné, qui dirige seule le monde : la réalité est en fait cette contradiction dynamique, mouvante, bifurcante, instable, fluctuante, entre une institutionnalisation d’une représentation de l’univers, et ce qui lui échappe nécessairement de plus en plus, ce qui demande donc des réajustements permanents et toujours insatisfaisants sur le long terme. Le socle de toute dynamique historique est que c’est dans la première phase de l’institutionnalisation d’une société donné que sa cohérence historique est maximale, cohérence qui est condamnée à se dégrader au fur et à mesure que cette rationalité historique-là s’inscrit effectivement dans la réalité vécue, et la transforme, en affaiblissant la cohésion de la rationalité et de la normativité initiales qui la motive.

Un phénomène central doit nous interroger : comment se fait-il que l’aggravation des contradictions, des enjeux, des catastrophes, etc., ne se traduise pas concomitamment par une amplification de la contestation de la situation existante, quand bien même leur perception pratique, effective, sensible, ne fait pas réellement de doute ? Ce paradoxe n’est en fait qu’une variante de l’ambition moderne d’une maîtrise croissante de l’ordre du monde et son démenti factuel. Il me semble que la situation historique globale pourrait se comprendre comme une forme particulière de dissociation cognitive. Je dirais que si la dissonance cognitive dans sa forme classique consiste à analyser les stratégies comportementales pour s’adapter à une rationalité de référence, celle dont je parle consiste à comprendre les stratégies comportementales pour face face à un effondrement de cette ancienne rationalité de référence, pour faire face à un déficit croissant de cohérence interne de la rationalité de référence historiquement établie.

Aborder la question sous cet angle est bien différent de l’approche binaire entre une confrontation des intérêts des riches (de la classe capitaliste, des bourgeois, des néolibéraux, etc.) et des intérêts des pauvres (de la classe ouvrière, travailleuse, du peuple, des sans-grades, etc.). Placer la problématique sur le plan des intérêts (plan qui a certes aussi quelques mérites) revient à s’interdire de voir que c’est précisément cette façon de comprendre la société qui est en train de s’effondrer : la question des « intérêts » ne se pose que si on considère que la question économique est celle qui résume toutes les autres en dernier ressort, approche qui est précisément remise en question, quand bien même elle continue idéologiquement à rythmer superficiellement l’ordre sociétal. La question que nous avons à affronter est : qu’est-ce que cette façon d’interpréter le réel laisse de côté, interdit de voir, annihile de potentialités, empêche d’émerger et de prendre consistance.

Chercher à comprendre la question de l’État et du capitalisme sous l’angle de l’intérêt fausse également, selon moi, le problème : bien entendu qu’ils ont des intérêts convergents, mais ils en ont également au moins autant de divergents. Et c’est passer un peu vite sur leurs dimensions à long terme. La dynamique étatique doit être rattachée à une histoire longue, de près de cinq mille ans, qui trouve ses racines dans la révolution de l’âge du bronze, révolution qui donne une cohésion globale à l’ensemble des civilisations du continent eurasiatique, civilisations qui se sont développées parallèlement, et avec des interrelations constantes, jusqu’à ce que la période moderne, tout particulièrement avec la révolution industrielle, fasse éclater ce cadre eurasiatique multiséculaire.

Une question centrale doit être abordée : est-ce que le développement du capitalisme et celui de l’État sont de même nature, complémentaires, intimement dépendants l’un de l’autre ? Personnellement je ne pense pas que capitalisme et État ressortent de la même origine historique. Il est effectivement possible de montrer que le développement de la logique étatique s’est depuis les origines appuyé sur des échanges au long cours, définissant un intérieur et un extérieur complémentaires de l’État, l’évolution de cette « frontière » rythmant les dynamiques historiques. Mais peut-on pour autant, dans ce cas, parler d’un capitalisme originaire ? Cela ne me paraît pas sérieux. Mais si le capitalisme est bien une création récente de l’histoire, dans ce cas je ne vois pas pourquoi ni comment il serait possible d’articuler « simplement » logique capitaliste et logique étatique. Une façon de résoudre cette aporie est de considérer que le capitalisme, tel que nous le connaissons, est en fait la conséquence d’une naissance et d’une croissance souterraine, généralement localisée dans la Grèce classique, comme si la dynamique historique européenne représentait sa « voie royale » là où toutes les autres sociétés se seraient pris les pieds dans le tapis de l’immobilisme, voire de la régression. Mais dans ce cas, cela revient à considérer l’histoire en générale, et celle du capitalisme en particulier, dans un contexte téléologique, dans le contexte d’une histoire qui aurait à réaliser un destin caché, et dont la perception marxiste pourrait en représenter version prolétarienne, et la perception de Fukuyama la version libérale (cet ordre de succession entre Marx et Fukuyama devrait interroger).

Cette question de l’âge du capitalisme représente un véritable marqueur, puisque selon les modalités de son inscription possible dans le temps long de l’histoire on peut en déduire des conclusions tout à fait contradictoires. Ce que je veux dire par là, c’est que face à une situation de blocage telle que nous la vivons au présent, tant théorique que pratique, cela ne sert plus à grand chose de faire du ping-pong théorique avec des arguments qui ne peuvent plus que tourner en boucle stérilisante : il faut changer l’échelle historique qui permettait jusqu’ici d’articuler les contradictions motrices, il faut changer de focale, de profondeur de champ… Ce genre de questionnement peut facilement paraître hors-sol, et pourtant tous les conservatismes, toutes les inerties historiques s’accrochent à des focales temporelles particulières : comprendre, ou du moins percevoir, comment ces focales se transforment (ou non) est donc primordial. La non prise en compte de cette réalité se traduit par l’incapacité des sphères dirigeantes des structures institutionnelles de considérer l’irruption conflictuelle des antagonismes sociétaux autrement que comme relevant d’une stratégie de déstabilisation externe, alors que, symétriquement, les sphères hiérarchiques inférieures de ces mêmes structures institutionnelles attribuent cette même irruption conflictuelle à des stratégies de déstabilisation interne, socle de tous les complotismes.

Il est tout de même paradoxal que le capitalisme, dans sa définition moderne, se soit développé autour d’une promesse d’accélération de l’histoire, et que nous en soyons aujourd’hui réduits à ne plus percevoir que le sentiment d’un arrêt brutal, d’une impasse insurmontable, d’un sentiment de fin du monde, qui ne peut pour le moins que susciter la plus extrême perplexité quand elle devrait motiver les plus extrêmes révoltes et indignations. On peut chercher à analyser ce résultat comme résultant des mécanismes de l’aliénation, mais pour que ce schéma « tienne », il faut postuler son renforcement continu, son aggravation tendancielle, que rien, sauf une protestation révolutionnaire d’ordre magique ne peut plus contrecarrer. Et l’on s’étonne ensuite que les théories complotistes fleurissent comme les plantes invasives…

Personnellement, cette opposition binaire soumission-révolte me semble des plus stériles, et est devenue une grille de lecture beaucoup trop large, beaucoup trop lâche (dans le sens des fils de trame d’un tissu qui se distendent), pour rendre un tant soit peu compte d’une réalité qui échappe exponentiellement aux catégorisations pourtant de plus en plus fines et spécialisées qui prétendent en rendre compte. Loin de moi l’idée de considérer que les situations de soumission et de révolte ne seraient plus qu’anecdotiques (et l’admirable révolte actuelle des femmes iraniennes le démontre bien) : je veux seulement souligner que la richesse et la diversité contradictoires des innombrables situations intermédiaires entre ces deux extrêmes est totalement invisibilisée par une approche qui se focalise sur des archétypes qui ne sont plus signifiants pour de plus en plus de monde, archétypes qui pourtant excluent d’un possible dépassement le plus grand nombre des humains réels au profit d’une totémique fiction « populaire » en mesure de trier et d’opposer, comme parait-il saint Pierre aux portes de son paradis, les justes et les autres.

Opposer soumission et révolte revient finalement à opposer frontalement pouvoir et contre-pouvoir, un absolu du pouvoir à un absolu de sa dénonciation : soit on est avec le pouvoir, soit on est contre le pouvoir, et il n’y a pas de moyen terme… On retrouve ici la théorie schmittienne autour de l’opposition amis-ennemis.

Malheureusement aucune société n’obéit à ce fantasme d’un pouvoir capable de dicter pleinement sa conduite à chacun des membres de sa population. Le vrai pouvoir réside dans sa capacité à surfer sur les puissantes inerties sociétales et à tenter de jongler avec ce qu’il perçoit des tendances disruptives, que ce soit pour les contenir ou les infléchir. Ce pouvoir, certes, n’est pas passif, n’est pas un simple jouet de l’histoire, mais il faut également ne pas retomber dans la fiction qui voudrait que ce soient les « grands hommes » qui feraient l’histoire : or, une certaine dénonciation du caractère maléfique du pouvoir n’est pas loin de tomber dans ce travers. Le travers inverse est bien entendu de considérer que ce seraient des forces impersonnelles (« le » capitalisme, « la » bourgeoisie, « la » science, etc) qui seraient maîtres des boussoles, réduisant pareillement les humains à des pantins inconscients.

En ce qui me concerne, il me semble qu’une des principales forces motrices de l’histoire est la contradiction entre une incontournable inertie historique fondée sur un ensemble de références à un passé intégré, et l’impossibilité de gérer efficacement les conséquences produites par ce référentiel historique : et ce sont seulement les humains qui vivent ces situations, véritables injonctions paradoxales, qui peuvent creuser des portes de sortie qui ne leur préexistent pas. Ces paradoxes ne représentent pas pour moi la faiblesse d’un processus de dépassement, mais le cœur de sa richesse.

En fait, il est possible de considérer que les oppositions qui se manifestent dans une société donnée sa caractérisent par des références à des temporalités historiques distinctes et potentiellement contradictoires. Ce qui caractérise alors une société donnée est la possibilité de partager peu ou prou  des temporalités sinon communes, du moins globalement cohérentes entre elles. Ce que j’entends par là, c’est que l’histoire n’est pas une connaissance plaquée de façon externe sur un présent sans épaisseur : le temps vécu est toujours, immédiatement, une plongée dans un temps long, l’expression d’une temporalité sociétale singulière et instable. Aucune dynamique historique n’a jamais consisté à rompre avec « le » passé : le propre de toutes les sociétés est au contraire de toujours faire le maximum possible pour préserver l’absence de rupture entre le présent et ses racines : les humains ne consentent au changement que contraints et forcés, après avoir épuisé toutes les possibilités de cultiver toutes les formes possible de statu quo. Et quand vraiment ils sont au bout du rouleau, engoncés dans des contradictions insurmontables, la seule possibilité qu’ils ont c’est de reconstruire, réinventer, redéfinir, transformer, bouleverser une temporalité morte par une nouvelle temporalité : c’est comme cela que je comprend la dynamique révolutionnaire de l’histoire, comme fondation d’une nouvelle épaisseur temporelle vécue.

Cette approche a pour moi le mérite de permettre de commencer à expliquer pourquoi les humains sont incapables de répondre concrètement à l’urgence climatique et écologique, tout comme cela fait des siècles qu’ils sont incapables de résoudre la question de la pauvreté et des inégalités. Les humains ne détestent rien tant que le changement, et tant qu’ils ont une porte de sortie pour espérer ne rien changer, ils s’y engouffreront, quitte à mythologiser le passé pour ne pas affronter et rendre acceptables les contradictions du présent. Le fascisme de l’entre-deux guerres est pour moi de cet ordre, tout comme la présente aventure poutinienne (Ce qui fait d’ailleurs la particularité de la présente situation russe, c’est d’être caractérisée par une dissociation persistante entre ses frontières géographiques et ses frontières temporelles, dissociation significativement plus profonde que celle des autres grands États – qui se sont révélés capable, pour un temps au moins, de doubler, de conjuguer, structure spatiale et structure temporelle –, et qui se rapprocherait plutôt des situations vécues dans les anciens espaces coloniaux… ).

L’objectif premier de tous les pouvoirs est de garantir la stabilité temporelle de la société, de garantir la cohérence de la société dans le temps long de son histoire. Par voie de conséquence, la contestation de ce pouvoir passe nécessairement par la contestation de la structure temporelle qui lui a permis d’exister. C’est pour cette raison que je conteste le fait de mettre le capitalisme sur le même plan que l’État : le centre de gravité de l’État est plutôt le temps, celui du capitalisme plutôt l’espace, et leurs intérêts sont globalement contradictoires, même si cela n’empêche pas certaines complémentarités provisoires et quelques compromis ponctuels. Cela n’empêche pas que les enracinements et les dynamiques à long terme de l’État et du capitalisme sont divergents.

Tout comme l’État veut faire croire à une césure entre une intériorité et une extériorité de ses frontières sur la plan spatial, il veut également faire croire à une césure temporelle qui permette un isolement mémoriel, l’essentiel étant, dans les deux cas – et ils sont complémentaires –, de focaliser  les institutions sur ces fictions dont son existence dépend totalement. C’est la capacité de considérer le passé comme un objet intangible qui assure au final la stabilité de toute formation étatique (les connaissances de détail peuvent éventuellement s’affiner, mais pas la dynamique d’ensemble, l’essentiel étant que la passé et ses périodisations singulières se révèlent « intouchables »). Les représentations de la réalité, comme c’est aussi et encore le cas aujourd’hui, ont une fonction de stabilisation sociétale : ce qui révèle cette situation particulière c’est bien que nous sommes collectivement confrontés à un impérieux besoin de changement pour répondre aux impasses de plus en plus dramatiques qui nous submergent. Ces impasses s’adressent tout aussi bien aux garants institutionnels de la « stabilité », véritable mantra de tous les pouvoirs, qu’aux populations sous leur contrôle. Sauf qu’ils ne sont pas égaux devant cette exigence de stabilité, toujours plus exigeante du côté de la domination que de l’autre. Cette stabilité doit toujours s’exprimer simultanément sur deux plans : spatial et temporel. Il est assez facile de remarquer que si la stabilité spatiale est relativement aisée, en apparence du moins, à gérer (armée, police, etc), la stabilité temporelle l’est de façon infiniment plus compliquée et insidieuse, ce qui développe assez rapidement une contradiction insoluble, dans un contexte paradigmatique établi, face à cette double exigence de stabilité.

Ce qu’il faut souligner, c’est que devant l’impossibilité de résoudre simultanément les injonctions contradictoires entre stabilité et remise en question, on assiste très logiquement à l’affaiblissement de l’action institutionnelle, qui se manifeste tant par l’augmentation des incertitudes structurelles que par un raidissement des domaines régaliens, pour ce qui concerne les sphères du pouvoir ; au niveau sociétal on assiste à un délégitimation du pouvoir, qui se manifeste en particulier par une méfiance à l’égard des procédures de désignation des élites – cf. le phénomène de l’abstention –, ou par un repli idéologique sur des valeurs censées incarner un mythe national de la stabilité originelle. La présente dénonciation de l’immigration, de l’Autre-Etranger, n’est que l’écume d’un phénomène beaucoup plus profond, lié à l’essoufflement de la temporalité particulière de la modernité, qui, de fait, n’est que très marginalement combattu par une réaffirmation de valeurs tout aussi « traditionnelles » des sacro-saints droits de l’homme, le Même-Indifférencié : on n’assiste ici qu’à des exorcismes réciproques, en référence à des dynamiques historiques pareillement prises en défaut. Le piège est de se laisser enfermer dans ces oppositions caricaturées.

Je persiste à affirmer que ce qui caractérise notre présent, ce n’est pas un renforcement global d’essence autoritaire voire totalitaire des États, ni un renforcement des idéologies fascisantes – même si on ne peut bien sûr pas nier l’expression de tentatives disparates et éclatées, plus ou moins fortes ici ou là, pour s’accrocher à des bouées de sauvetages en piteux états. Ce qui caractérise le moment présent, c’est au contraire l’effondrement simultané de l’ensemble des référentiels historiques qui ont contribué au feu d’artifice de la modernité : cela est particulièrement visible avec la quasi disparition des partis de gouvernement traditionnels, cela l’est également, quoi que plus insidieusement, avec leurs franges plus intégristes aux extrémités du même échiquier politique. Le phénomène majeur est que de plus en plus clairement les populations ne croient plus en rien – ce qui est totalement différent de ce qui se passait il y a un siècle où les gens en étaient arrivés à défendre leurs convictions et leurs oppositions quasiment et parfois réellement les armes à la main.

Ce qu’il faut bien avoir présent à l’esprit, c’est que les humains ne vivent pas seulement au jour le jour, mais qu’il leur faut également inscrire cette immédiateté dans une trame du temps long : le drame de notre époque est d’avoir perdu la densité de sa trame temporelle, et c’est précisément ce qui l’empêche de se projeter et de bifurquer. On comprendra que face à ce constat, l’analyse de la situation en termes de soumission-révolte passe à côté de l’essentiel : la perte des critères de normalité. Mais cette situation n’est pas le résultat d’une perversion machiavélique du système en place, qu’on le désigne par l’État ou le capitalisme : il est le résultat de leur inconciliable antagonisme, qui n’a fait et ne continuera qu’à s’accroître, aucun des deux termes ne pouvant désormais incarner une alternative, et d’autant moins que l’on peut analyser le capitalisme comme le symptôme de la dégénérescence de l’État sur la temps long, qui aura ouvert les vannes d’une déstabilisation généralisée du monde. Peut-être, mais peut-être seulement, ce vide débouchera-t-il sur une alternative, mais rien ne saurait être joué d’avance, dans un sens ou un autre. Le défi majeur que nous avons collectivement à résoudre est d’inventer un présent dans un contexte absolument inédit : celui de la disparition de toute référence à un avenir prédéfini (le « communisme », le « paradis » , et l’ensemble de leurs variantes) : et cela passe tout aussi nécessairement par la construction d’une histoire à la hauteur de cet enjeu, parce que l’histoire institutionnelle et téléologique telle que nous la connaissons pour l’essentiel en est la négation.

Un monde inconnu s’ouvre sous nos pas, qui ne se laisse pas deviner à travers une opposition franche entre deux camps biens tranchés, bien nets, bien identifiables, mais au contraire à travers les contradictions existentielles qui traversent définitivement tous les camps d’hier, comme toutes les cohésions individuelles, même si c’est évidemment avec d’infinies variations : personne n’en ressortira indemne. Ce que je retiens pour mon compte des bouleversements sociétaux de ces dernières décennies, c’est que dans leur écrasante majorité elles se sont développé à côté, largement indépendamment, des incarnations estampillées de la radicalité, de gauche comme de droite : mais cela ne traduit surtout pas un manque quelconque de « culture politique » qui en expliquerait les limites et les insuffisances : cela traduit un glissement des enjeux en-dehors des paradigmes sociétaux établis, glissement qui reste largement invisibilisé si on se focalise sur la fausse et stérile binarité des oppositions traditionnelles.

Il me semble que la critique sociétale radicale ne devrait plus (seulement, voire exclusivement) se jauger à l’aune d’une opposition frontale entre soumission et révolte, mais puiser son énergie dans la culture et l’exploration des paradoxes et apories qui bousculent et invalident les oppositions traditionnelles : L’incapacité de s’inscrire dans ces oppositions-là n’est ni nécessairement ni automatiquement synonyme de soumission à l’ordre existant : cette incapacité est même, selon moi, la source à laquelle ont puisé tous les processus révolutionnaires. L’erreur, mais je l’ai déjà souligné, serait de conclure que notre présente incapacité (provisoire et nécessairement relative) à mettre des mots et une temporalité sur notre vécu déchiré, éclaté, brouillé serait synonyme d’une capacité de domination renforcée des instances institutionnelles en place : c’est pour moi tout le contraire : la véritable domination est celle qui est capable de faire partager ses valeurs et sa temporalité à la société qu’elle prétend incarner.

Ce que le sens commun appelle un « événement historique » devrait être appréhendé comme une déchirure d’un pacte temporel établi, et pas considéré sous l’angle de la confirmation ou de l’aggravation d’une situation existante qui, précisément, reste prisonnière de ce même pseudo consensus temporel. Analyser la dynamique sociétale sous l’angle de la continuité, tout comme de l’aggravation d’une situation existante – qui n’en est qu’une variante – c’est l’analyser avec les yeux du pouvoir. Fondamentalement, les pouvoirs établis ne savent que très mal gérer les situations de rupture et d’instabilité, car prisonniers d’une continuité fondamentale qui seule les légitime, le premier réflexe étant de les nier aussi longtemps que possible, le second de les ramener à quelque chose de connu. Ce qui a radicalement changé, c’est que les processus de rupture tels que nous pouvons les percevoir ne sont plus synonymes de « progrès » et de préfiguration souhaitable de l’avenir, en même temps que les statu quo sont devenus impossibles pour tout le monde, parce que les fils temporels ont été rompus.

Louis, Colmar le 01 octobre 2022

 

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L’imbroglio des crises et des impasses d’un passé qui ne passe plus
Tag(s) : #Textes perso, #crise sociale, #critique de l'Etat, #histoire
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