Ce texte reprend la postface du livre de Michèle Riot-Sarcey : Le procès de la liberté, une histoire souterraine du XIXe siècle, La Découverte 2016, qui traite de la problématique de la liberté dans le mouvement social du XIXe siècle, en particulier autour de la Révolution de 1848.
Cette postface traite plus particulièrement le questionnement méthodologique et philosophique, concernant les enjeux globaux de la continuité et de la discontinuité historiques. Continuités et discontinuités historiques ne sont pas des données mais des constructions, et à ce titre enjeux de luttes et de pouvoirs.
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Postface (p295 - p341)
Le procès de la liberté, questions de méthode
Avant d’écrire ce livre, ma réflexion a longuement cheminé à travers les œuvres de toutes provenances, bien au-delà de l’histoire. Parallèlement à ces années d’études, dans nos séminaires avec les amis, les collègues et surtout les étudiants, nous avons débattu de la pertinence d’une écriture de l’histoire entre continuité et discontinuités. Mais toujours une double question me hantait : comment penser l’histoire ? Et comment est-elle écrite ?
La question n’est pas formelle car, à force de renouvellement, l’histoire ne semble plus en mesure de dévoiler le moindre « dessous des cartes ». Les frontières sont depuis longtemps franchies, le monde s’offre à la sagacité des chercheurs. Tout est objet d’histoire et depuis longtemps. La pratique quasi généralisée de la langue anglo-américaine conduit tout naturellement les historiens à l’adoption d’une méthodologie quelque peu uniforme. Tour à tour, dans différents pays, les objets de questionnement se multiplient, à l’identique. Chacun se glisse dans l’interrogation du moment et se laisse guider parfois par les désignations attrayantes du postmodernisme. Sur ces différents apports historiographiques, d’innombrables écrits sont à la disposition des chercheurs. Ces dernières années, nombre de travaux ont mis à mal les pensées dominantes, des subaltern studies à l’histoire connectée [1]. Si mon travail peut s’apparenter à une réflexion sur les catégories subalternisées, compte tenu des difficultés de faire advenir, en tant que sujet d’histoire, l’extrême diversité des personnes que le concept est censé englober, ma réflexion se rapprocherait aujourd’hui davantage d’une critique plus globale de l’écriture de l’histoire [2].
Penser l’histoire avec Walter Benjamin
Depuis longtemps déjà, l’idée d’écrire une histoire différemment pensée me tourmente, afin de répondre à plusieurs questions fondamentales aujourd’hui. À titre d’exemple, comprendre comment, imperceptiblement, l’idée de souveraineté populaire s’est délitée [3] : en dévoiler le processus me semble un impératif. Ensuite et parallèlement, chercher à élucider, si possible, ce qui est mal nommé la « querelle des mémoires ». Attentive à la remémoration récurrente du passé, à la faveur de réminiscences à la fois déconnectées du temps et qui procèdent du présent, soucieuse de répondre aux attentes des vaincus empêchés d’accéder au passé oublié, je souhaitais redonner vie à ce passé en lui restituant son historicité. Historicité des expériences fragmentaires qui, échappant au sens de l’histoire, n’en constituent pas moins le cœur de son mouvement.
De ce point de vue, la rencontre avec l’œuvre de Walter Benjamin fut une véritable révélation pour l’historienne du XIXe siècle que je suis. Penser l’histoire dans l’horizon tracé par Benjamin m’est apparu d’autant plus nécessaire que la mémoire d’une liberté disparue, aujourd’hui résurgente, se heurte à une totale incompréhension tant le mot a perdu sa valeur émancipatrice au profit d’une quête individualiste quasiment étrangère à l’esprit des Lumières. De fait, l’histoire s’est perpétuée dans un mouvement d’impuissance à restituer les idées et les compréhensions passées dont la tradition s’est perdue, jusqu’à ne plus faire sens aux yeux des contemporains. L’oubli est si bien installé que chaque renaissance d’une idée inachevée, d’un espoir inaccompli, commence par une réinvention. En effet, les traces du passé ont été si bien recouvertes par les interprétations multiséculaires des phénomènes historiques, dans lesquelles chaque événement disposait d’un espace repérable sur une échelle temporelle parfaitement identifiée, que, hors de cette continuité, les significations, inadaptées aux différents dispositifs de régulation des sociétés, ont pu échapper à la vigilance des historiens.
Parallèlement à l’extension des objets d’histoire – toujours plus nombreux, toujours plus singuliers –, le spectre de l’héritage sans le moindre testament historique (selon le mot déjà cité de René Char) ne cesse de se déployer. Étonnamment, ce spectre se déforme sans contrôle, au hasard des quêtes du présent, jusqu’à prendre des figures inattendues voire inouïes et réveiller de vieilles croyances sans le moindre souci de vérité historique – comme celles dont certaines émissions de télévision nous abreuvent.
D’autres penseurs de l’histoire ont guidé mon travail : Foucault, bien sûr, mais aussi Deleuze, Arendt, Castoriadis, Abensour, bien d’autres encore. Mais Benjamin, si mal connu en France – où le commentateur s’attarde plus volontiers sur la part esthétique de l’œuvre irremplaçable de l’auteur de L’Origine du drame baroque allemand que sur la dimension critique du politique –, représente, de mon point de vue, l’exigence à laquelle tout chercheur attentif aux dérives du présent se devrait d’être attaché. Comme l’a si justement noté Adorno : « Les écrits de Benjamin tentent de rendre philosophiquement fertile – par des voies constamment renouvelées – tout ce qui n’a pas été hypothéqué par des grandes intentions. Il nous a légué pour tâche de ne pas abandonner une telle tentative aux énigmes déroutantes de la seule pensée, mais d’amener le non-intentionnel au niveau du concept : il convient donc d’avoir recours à une pensée à la fois dialectique et non dialectique [4]. » Adorno prône ici une forme de réhabilitation du contingent, du banal et des hasards de l’histoire que l’interprétation des apparences (ou du visible) a relégués au rang des accessoires.
Effectivement, le passé n’advient que préalablement pensé. Et, par voie de conséquence, tout événement non visé par l’historien est définitivement perdu. Benjamin a su mettre l’accent sur ce constat d’évidence dans ses « Thèses sur le concept d’histoire » – constat à la fois perçu et non traité par les historiens. Reste la question essentielle : comment penser l’histoire ? En fonction de quel savoir temporel ? À l’aide de quels outils ? Faudrait-il ignorer l’état présent des questionnements ? Ou encore : comment prendre ses distances avec les différentes orientations à la mode du moment ? Trop habitué à la pensée pragmatique, familier du positivisme, l’historien recherche malgré lui la preuve par les faits et répugne à utiliser l’outil conceptuel, lequel, il est vrai, devenu propriété exclusive de l’histoire des idées, apparaît suspect aux yeux des historiens des sociétés. Inévitablement, pour chacun d’entre nous, le présent sert de matrice à la réflexion historienne, mais celui-ci n’est pas toujours questionné sous ses aspects les plus problématiques. Le présent reste pour beaucoup un donné.
Notre présent commande notre regard sur le passé. Le commandement est d’autant plus impérieux que chacun est englué dans une crise permanente d’un devenir toujours plus sombre qui engendre la nostalgie du passé et l’angoisse de l’avenir. Un présent perpétuel qui voit les liens – constitutifs de la modernité – entre passé, présent, futur se décomposer en une matière grise immatérielle. Et pourtant l’espoir est là, latent, fulgurant pendant les périodes d’insurrections, visible sur les places publiques, devenues symboles de la liberté, fragile, dans les pays du Machrek et du Maghreb ayant tenté au tournant des années 2010 de sortir d’un despotisme que l’Occident imaginait éternel. Espoir présent ici, enfoui ailleurs par le retour des militaires, il reste malgré tout prêt à resurgir, tant l’utopie participe de l’humanité [5].
Or, malgré le désir d’histoire, le recours au passé se développe sans la moindre distance critique, ou plus exactement la pertinence de ce nécessaire détour se dissout dans le foisonnement d’une instrumentalisation infinie. Paralysés par la difficulté de saisir la singularité du moment, les analystes se retournent vers l’apparente similitude des événements passés. Les « Printemps arabes » ne sont intelligibles, semble-t-il, que par identification au « Printemps des peuples » du XIXe siècle. Sous des références aux contextes « annonciateurs » dont on choisit savamment l’ordonnancement en fonction d’un devenir supposé commun, les réalités passées et présentes, réunies par le choc des révolutions, s’estompent sous le poids des interprétations linéaires aux dépens de toute historicité. Aussi, très vite, l’essentiel est oublié : l’accès à la liberté, si rarement atteinte, constamment déniée, résiste cependant à l’ordre restauré. Marque profonde du mouvement de l’histoire, l’espoir ainsi estompé se dérobe au cours ordonné de l’histoire.
En effet, aussitôt accompli, le moment singulier, éphémère, est interprété en fonction d’un parallélisme artificiel ou d’une analogie entre différents événements. Après disparition de l’empreinte de l’immédiatement visible, on reconstruit les causes à partir de conséquences advenues. La linéarité de l’ensemble est donnée à voir comme une évidence, sans plus tenir compte des rapports de forces dont elle est issue. On valorise ce qui advient après coup, au détriment des possibles dont les traces se perdent dans le dédale des rationalités dominantes. Les historiens, ensuite, se chargeront de classer ce moment de l’histoire sur une échelle du temps qu’ils édifient selon des critères divers ; mais toujours subsiste le surplomb des avancées du progrès des civilisations, largement dépendant, comme on le sait, de l’évolution économique et des règles du marché mondial. Et, par conséquent, de la « force des choses » chère à Saint-Simon. Or, chaque historien connaît le degré d’invalidation de l’idée de progrès, si pertinemment contestée ces dernières décennies. Le paradoxe de l’historien se situe précisément dans cet entre-deux : de la nécessité de restituer le passé des sociétés au besoin d’inscrire leur devenir sur une échelle de valeurs en fonction d’événements accomplis ou advenus.
Ainsi, à l’issue d’une fabrique de l’histoire par les contemporains, la singularité du moment historique qui façonne le mouvement de l’histoire tombe très vite dans l’oubli. À ne retenir qu’une forme de rationalité, le foisonnement des idées et des pratiques conflictuelles, au centre de ce mouvement, perd son intelligibilité et échappe à l’historien. En effet, à distance d’une compréhension linéaire de l’histoire, la seule ressemblance entre deux événements marquants n’est perceptible que par le choc des images. Les événements se répondent en écho à travers les slogans, les gestes, hors de toute continuité, par fulgurances. L’inachèvement des espoirs antérieurs viendrait ainsi réveiller, ailleurs, en d’autres lieux, en d’autres temps, sur un autre territoire, une volonté commune. À nouveau, pourrait-on dire à la manière de Claude Lefort, l’espoir renaît et les peuples agissent de manière identique, comme s’ils avaient la loi pour eux : « La révolution consiste alors, dans un premier mouvement, en un soulèvement populaire. Des individus en masse, dans des lieux divers, dont la condition requérait l’obéissance à des supérieurs tenus pour légitimes, enfreignent leurs ordres et affirment leurs droits comme s’ils avaient la loi de leur côté [6]. »
L’invocation du passé n’est que le symptôme de l’incertitude de l’avenir. En quête d’explications, chacun espère découvrir dans l’histoire les voies du devenir possible des bouleversements présents. Ponctuellement, 1789, 1793, les luttes de libération nationale sont invoqués ; des cultures antérieures réapparaissent ; des civilisations oubliées sont dégagées des représentations contraintes. On fouille le passé, des procès sont intentés, des accusations sont portées aussi aisément que le permet une réalité toujours aussi vainement saisissable. Mais rarement la force d’une idée passée est restituée dans son actualité. La mobilisation du passé peut intervenir sans risque, tant les interprétations successives se sont contredites en se renouvelant. L’histoire est ainsi faite que chaque génération peut, de bon droit, à l’aide de nouvelles méthodes d’analyse, repenser le passé. En ce sens, le récit historique intervient toujours au détriment de la quête d’historicité.
L’historicité en question
Le concept d’historicité, emprunté à la réflexion critique de l’historien allemand Reinhart Koselleck (1923-2006) [7] par la plupart des historiens, s’est banalisé depuis les années 1990, jusqu’à se fondre dans le fait historique. Or, le travail de l’historicité suppose une attention particulière au langage dans ce foisonnement de sens qui permet d’accéder aux compréhensions d’un moment, à l’expérience d’un groupe ou d’un sujet. Compréhensions écartées ou perdues dans la continuité du cours du temps au profit du sens commun qui parvient à recouvrir la multiplicité des interventions et des pratiques qui toutes, à leur manière, participent du mouvement de l’histoire.
Plus étroitement, l’historicité se confond aujourd’hui avec ce que François Hartog a nommé les « régimes d’historicité », dont il faut rappeler la présentation qu’il en fit dans l’un de ses tout premiers articles sur la question, en 1995 : « J’entends par là une formulation savante de l’expérience du temps qui, en retour, modèle nos façons de dire et de vivre notre propre temps. […] Un régime d’historicité ouvre et circonscrit un espace de travail et de pensée. […] Il rythme l’écriture du temps, représente un ordre du temps auquel on peut souscrire ou, au contraire (et le plus souvent), vouloir échapper, en cherchant à en élaborer un autre. […] “Quand le passé n’éclaire pas le futur, l’esprit marche dans les ténèbres” [8]. » Mais ce que travaille François Hartog, c’est moins l’historicité que l’expérience du temps. Alors que l’historicité, bien au-delà d’une aperception limitée du temps, englobe à la fois la réflexion sur le sens, le sujet qui l’énonce, sa formation, sa perception, son appropriation, sa transmission et sa transformation au cours du temps. À chaque temps de l’événement, dans l’instance de son énonciation, retrouver la singularité d’une signification permet de restituer une complexité, une conflictualité avec les enjeux qu’elle révèle et dont la portée avait pu échapper. Car la signification perdue resurgit ailleurs dans un autre temps sous une forme nouvelle et nous permet ainsi de rendre intelligible, dans une actualité renouvelée, une modernité longtemps cachée sous l’ordre restauré. Le sens des interventions minoritaires, non advenues, peut être ainsi restitué dans le discontinu de l’histoire. C’est pourquoi je m’autorise à reprendre ici, en partie, ma définition de l’historicité en la complétant : penser l’historicité, c’est décrypter le processus de fabrique de l’histoire dans l’expérience conflictuelle des interprétations d’où émerge le sens commun, afin de retrouver le mouvement réel de l’histoire dans les conditions de son émergence. C’est ainsi saisir le possible, après coup occulté, dont l’idée subsiste dans le souterrain des mémoires. L’historicité est de fait appréhendée à tout moment de l’objet étudié car le sens des mots, confronté aux situations comme aux acteurs qui les énoncent, ne cesse d’être changeant [9].
Pour l’heure, l’histoire n’est plus guère menacée par les grands récits, depuis longtemps tombés en désuétude, elle l’est davantage par sa fragmentation et son éparpillement. C’est pourquoi l’histoire conceptuelle tend à se substituer à l’histoire récit des années de gloire de l’Occident. Malgré tout, les vaincus de l’histoire, dont l’héritage a été noyé dans l’immensité des dispositifs d’ordre, se retrouvent sans références historiques susceptibles d’expliciter leur mal-être et de légitimer leur existence critique en imaginant un avenir autre. Et c’est pourquoi, paradoxalement, la défaite de la pensée téléologique remet l’histoire en scène, sorte de renaissance ou d’horizon d’attente. Comme si toute l’histoire était à refaire. Ainsi, après que le bicentenaire de la Révolution française, en 1989, a marqué le pas avec la proclamation de la mort des utopies et l’annonce de la « fin de l’histoire », l’absence de perspective et d’alternative crédible redonne à nouveau vie au passé non encore récupéré par les contemporains. Un passé enfoui que d’aucuns cherchent à découvrir à travers les catégories du présent, en omettant de se débarrasser des représentations au sein desquelles ces collectifs et autres communautés sont enserrés.
Mon projet a donc consisté à penser l’historicité de moments singuliers ayant marqué de leur empreinte toute l’histoire et façonné son mouvement. Imperceptibles dans la continuité historique ainsi construite, ils se dérobent à la représentation linéaire du passé, que celle-ci soit conceptuelle, factuelle ou idéologique. Une permanence cependant demeure : l’idée que contient un mot dont le sens évolue constamment, infiniment, aurait écrit Henri Meschonnic (1932-2009). Ponctuellement l’idée réapparaît, différente, et mobilise d’autres gens, s’exprime sous d’autres formes, se donne à comprendre en d’autres lieux. Des mots, toujours les mêmes, que l’actualité restaure et ravive sous d’autres couleurs, se font entendre à nouveau, mais autrement. Pour être en mesure de saisir la portée de ces idées, il nous faut remonter le temps et revenir à l’origine pour retrouver l’actualité d’une pratique, d’une expérience, afin d’en découvrir la pertinence à travers une sentence ou une interprétation restées, dans le temps de leur expression, hermétiques aux contemporains. La rencontre fulgurante du passé oublié avec l’actualité repensée donne à comprendre, simultanément, la modernité de l’idée. Au-delà de toute continuité ; contre toute attente, le devenir de l’événement passé devient alors parfaitement intelligible.
L’idée d’« origine » doit être comprise dans le sens donné par Walter Benjamin : « Chaque fois que l’origine se manifeste, on voit se définir la figure dans laquelle une idée ne cesse de se confronter au monde historique, jusqu’à ce qu’elle se trouve achevée dans la totalité de son histoire. Par conséquent, l’origine n’émerge pas des faits constatés, mais elle touche à leur pré- et posthistoire. […] On ne pourra en aucun cas estimer réussie la présentation d’une idée aussi longtemps qu’on n’aura pas parcouru virtuellement le cercle des extrêmes qu’elle peut contenir. Ce parcours ne peut être que virtuel. Car ce qui est saisi dans l’idée d’origine n’a plus pour histoire qu’un contenu, et non un déroulement d’événements qui la concernerait [10]. »
Or, malgré les innombrables ruptures méthodologiques, voire épistémologiques, qui ont jalonné l’écriture de l’histoire, malgré les extraordinaires avancées dans la compréhension des différentes temporalités – l’intérêt porté au quotidien ou à l’événement sans importance –, malgré les bouleversements introduits par la vision globale de l’histoire avec ses différentes connections entre les populations autrefois négligées, la vision continue de l’histoire perdure. Ou, plus exactement, la demande d’une compréhension globale du passé se fait de plus en plus pressante. Comme si les différentes directions offertes par le postmodernisme, avec ses objets d’histoire nouveaux et déstabilisants, auraient trop insécurisé le lecteur en quête de certitudes. C’est pourquoi la terrible perspective historique qu’énonçait le philosophe Victor Cousin à l’aube de notre modernité, en 1828, reste une quête persistante de nos contemporains : « On ne voit ordinairement dans le succès que le triomphe de la force et une sorte de sympathie sentimentale nous entraîne vers le vaincu ; j’espère avoir démontré que, puisqu’il faut bien qu’il y ait toujours un vaincu et que le vaincu est toujours celui qui doit l’être, accuser le vainqueur et prendre parti contre la victoire, c’est prendre parti contre l’humanité et se plaindre du progrès de la civilisation. Il faut aller plus loin, il faut prouver que le vaincu doit être vaincu et a mérité de l’être ; il faut prouver que le vainqueur non seulement sert la civilisation, mais qu’il est meilleur, plus moral, et que c’est pour cela qu’il est vainqueur [11]. »
On le sait, l’histoire s’est longtemps écrite selon cette norme. Certes, le temps de l’Occident triomphant est révolu et le moment de réhabilitation des vaincus du passé est aujourd’hui dépassé. Plus aucune trace de téléologie ne subsiste en apparence : l’objectivation a fait son œuvre et toutes les histoires s’équivalent. Les héros, toutes catégories sociales confondues, font la fortune des éditeurs amateurs de biographies. Mais le mode de penser la linéarité historique résiste. Il résiste d’autant plus qu’il est quasi impossible d’inverser les récits. L’histoire des vaincus, malgré les proclamations et les tentatives plus ou moins convaincantes, n’est pas parvenue à légitimer leur héritage. Le sujet de l’histoire ne peut se réinventer, si l’on suit le raisonnement toujours d’actualité que posait en 1821 Wilhelm von Humboldt (1767-1835), philosophe prussien fondateur en 1810 de l’Université de Berlin, qui réfléchissait déjà sur le devenir de l’histoire et sur « ses causes motrices [12] » – interrogation reprise par Henri Meschonnic : « Le monde ne devient histoire que dans l’exacte mesure où des hommes y deviennent sujets », avec son corollaire : « L’historicité d’un non-sujet se révèle irreprésentable [13]. » La difficulté d’inverser le récit est d’autant plus sensible à l’historien que celui-ci, en principe, est tenu d’expliquer les événements qu’il rapporte : en aucun cas, il ne peut se contenter de les présenter ou de les répliquer. Car, selon la pratique historienne, pour rendre compte d’un événement, il faut lui donner un sens [14].
Les limites du renouveau de l’histoire sont précisément au croisement de cette double exigence : le sens de l’événement ainsi perçu se déprend difficilement du sens de l’histoire dont l’horizon est tracé en fonction de la valeur donnée aux sujets qui en élaborent la signification première, en faisant disparaître les non-sujets. La « fabrique de l’histoire » consiste ainsi à forger un sens univoque à l’événement, au moment de son avènement ; elle se pratique toujours à distance des acteurs, pour la plupart mis dans l’incapacité d’en élaborer eux-mêmes l’interprétation. Et c’est bien pourquoi il est nécessaire de penser l’histoire à contresens. Nécessité d’autant plus évidente aujourd’hui qu’une forme de civilisation moderne semble s’éteindre : l’idée d’une fin de l’histoire proclamée en 1989 par le philosophe américain libéral Francis Fukuyama a presque atteint depuis le statut de vérité, tant l’horizon du futur s’obscurcit. Si la modernité peut se définir dans une relation constante entre présent, passé et futur, aux heures sombres des crises actuelles l’absence de perspectives proches et lointaines se conjugue avec le retour des mythes du passé, revisités par l’archéologie nationale. Le monde politique en particulier puise dans ce passé, plus que de coutume, des références à l’infini interprétées selon les besoins du temps.
Il ne s’agit donc plus aujourd’hui de lire le progrès à travers la succession d’événements vers un avenir hypothétique, mais de détecter comment il esquive la majorité de la population à travers le manque, la déviance, le contournement des individus non libres dans la mise en œuvre d’une idée porteuse d’espoirs. Afin de donner à comprendre ce qui enserre les individus en les réduisant à l’impuissance, ce qui les empêche d’advenir comme sujets, il nous faut penser la modernité autrement que celle qui, en asservissant la nature, assujettit l’individu. Ou retenir la fulgurance d’une modernité éphémère, à la manière d’un Baudelaire qui célèbre 1848 au rythme de sa création poétique, seize ans après avoir salué la « beauté du peuple » révolutionnaire de Février lors du massacre de Juin : publié en 1864, son poème « Assommons les pauvres », en guise de remémoration d’un événement en passe d’être oublié par les contemporains – si prompts à effacer les dysfonctionnements de la République naissante –, introduit ainsi une forme de grincement dans les rouages du Second Empire [15].
La souveraineté populaire, une incise dans l’histoire
Dans ce livre, mon analyse a consisté à mettre à l’épreuve du temps le concept de liberté. À titre de complément, esquissons une réflexion sur la souveraineté et la démocratie [16]. Car ces deux concepts participent de la modernité et sont consubstantiels de la liberté. Afin d’introduire une distinction entre « le vrai et le faux » – pour reprendre une interrogation de Michel Foucault –, il faut rétablir la tension première entre ceux qui ont le pouvoir de désigner et d’interpréter en faisant voir une réalité construite par les représentations qui en émanent et les autres, rendus impuissants à dire ce qu’ils font, mais dont l’expérience et les pratiques singulières font entendre des significations différentes, bien qu’éphémères. De ce point de vue, comme l’a constaté Jacques Derrida, le XIXe siècle nous a laissé un « lourd héritage d’illusions et de méconnaissance [17] ». Un XIXe siècle que, jusqu’alors, seul l’artiste est parvenu à dévoiler. À la manière d’un Courbet, dont le sens des œuvres, ancrées dans le réel, a pourtant échappé à l’un de ses proches amis, Pierre-Joseph Proudhon – acteur déterminant, selon l’histoire des idées, d’un XIXe siècle qui croit voir émerger le socialisme à partir des doctrines et qui passe allégrement sur les pratiques populaires.
Fier de sa révolution industrielle, ce XIXe siècle parvint à fondre l’idée de modernité dans la mode ; il a eu ainsi le pouvoir de produire du vrai. Le désir de démocratie, devenu consubstantiel de l’idée de souveraineté, permet de laisser entrevoir la véritable rupture entre la souveraineté d’Ancien Régime et la souveraineté populaire à laquelle rêve alors le plus grand nombre. La rupture s’est transformée en discontinuité, au nom de la nécessité de l’ordre qui efface peu à peu l’aspiration à la souveraineté populaire au profit d’un gouvernement représentatif, où seuls les hommes libres disposent du pouvoir de gouverner les autres. Tous les autres, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas libres, soit la plupart des individus assujettis « aux nécessités de la vie et aux ordres d’autrui », comme l’a si bien démontré Hannah Arendt [18]. Aussi, imperceptiblement, le citoyen actif a fait place au citoyen passif, lequel fut davantage attaché à obtenir des droits qu’à exercer un pouvoir souverain qui lui échappait de toute façon. Ainsi, la pratique de la souveraineté, dont l’idée est ancrée dans l’acte révolutionnaire, s’est-elle transformée au cours des deux derniers siècles en s’adaptant aux nécessités du pouvoir, aux dépens de ses bénéficiaires supposés : les déshérités de la part du peuple oubliée. Comme si l’usage courant du mot suffisait à faire entendre son contenu. Clairement explicité, le sens du souverain, réduit à son concept, a perdu la force de l’idée populaire qui le soutenait en se logeant dans une représentation à distance du réel [19]. De plus en plus à distance ! Et pourtant, élevée par la Révolution, l’idée restait intacte et n’a cessé de resurgir. Inachevée en quelque sorte. La perte de sens de la souveraineté populaire est d’autant plus visible que les partisans de sa mise en œuvre au sein d’une démocratie qui se délite s’ingénient à lui accoler un adjectif autre : démocratie concrète ou démocratie participative, ou encore cet étonnant oxymore, démocratie de marché. Rarement démocratie souveraine. La perte de sens de l’idée est précisément à l’origine de cette quête d’un langage nouveau qui fasse sens, c’est-à-dire qui parle aux gens, à leurs aspirations comme à leurs désirs. Or la langue en usage ne peut se renouveler aussi longtemps que le langage ancien n’a pas dit son dernier mot.
C’est pourquoi il importe de différencier l’idée du concept. Le concept rassemble en donnant à comprendre, mais en même temps il réduit le sens à son usage immédiat. De ce fait, sa compréhension commune l’emporte sur les possibles et le potentiel de significations autres. Dans l’idée, il y a cette capacité d’invention, au plus près des passions humaines, aurait dit Charles Fourier. Tandis que le concept rassemble, englobe le tout, « l’idée est monade », écrit Walter Benjamin : « La représentation des phénomènes y repose, préétablie, en tant qu’elle est leur interprétation objective. Plus le rang des idées est élevé, plus la représentation qui est en elle y est parfaite. Et c’est ainsi que le monde réel pourrait être l’objet d’une tâche à accomplir : il s’agirait en ce sens de pénétrer si profondément dans tout le réel qu’une interprétation objective du monde s’y découvrirait. Si l’on considère cette tâche d’immersion de la pensée, il ne paraît pas énigmatique que l’inventeur de la monadologie a été aussi celui du calcul infinitésimal. L’idée est monade – ce qui signifie en résumé : toute idée renferme l’image du monde. La tâche de la présentation de l’idée, ce n’est rien de moins que de dessiner cette image en réduction du monde [20]. » Or, comme on le sait, le peuple est rarement le maître de l’écriture et de la parole [21] ; il est le plus souvent parlé par d’autres. Retrouver l’idée qui, le faisant agir, l’initie à la révolte, ou tout simplement lui permet de vivre, nous autorise à renouer avec le mouvement de l’histoire, en abandonnant son sens téléologique à ses commentateurs d’après coup.
L’idée ainsi conçue n’est pas immédiatement intelligible à l’historien. Aussi peut-elle être comprise à partir d’un mot à la fois étonnant et détonnant dont on retrouve les traces dans l’expérience pratique de ceux qui agissent, parlent ou écrivent à la faveur d’un événement, ou d’une question pertinemment posée par un journal à laquelle répondent nombre de correspondants. Ou encore à travers l’expression artistique : les poètes romantiques en leur temps ont ouvert la voie à la compréhension d’un monde resté étranger à la plupart de leurs contemporains. Comme l’exprime si bien l’historien américain Marcus Rediker : « La poésie rapproche l’historien de l’expérience et de la conscience des populations laborieuses et lui permet d’évoquer des personnes, des lieux et des événements de façon dynamique et pluridimensionnelle [22]. » Par exemple, la « beauté du peuple » que Baudelaire salue dans son poème en février 1848 dit l’immense joie d’un monde insurgé, persuadé d’assister au couronnement des promesses de la Révolution française. Ou bien encore, par le détour vers la découverte d’une œuvre dont la postérité a retenu la révolution esthétique sans s’attarder sur son inscription dans le réel. Pas à pas, par petites touches, l’historien accède ainsi à l’idée perdue qui a mobilisé un temps des masses d’individus et dont les expériences individuelles et collectives ne parlent plus à leurs successeurs, tant les interprétations rationnelles et dominantes ont peu à peu recouvert le sens des faits sensibles à la réception d’un moment.
Pour les historiens de la IIIe République en France, par exemple, l’idée de république démocratique et sociale apparaît dépassée, voire désuète. Alors que, bien au-delà du concept même de république, elle exprime tout à la fois la liberté autant que la souveraineté populaire, dont la signification se perd semble-t-il après juin 1848. Longtemps après, loin de la Commune de Paris, l’idée resurgit ailleurs, différemment, place Tahrir. Là, ce sont les photographes qui célèbrent la beauté du peuple ; beauté éphémère aussitôt remplacée par l’incertitude puis l’inquiétude. Le rapprochement des images, sans continuité aucune, permet à l’historien non pas de donner une explication, mais de rendre compte d’une correspondance dont l’actualité seule restaure l’intelligibilité passée par la reviviscence des promesses d’un passé qui décidément, comme l’avait si bien décrit Balzac en son temps, ne passe pas.
Il nous faut donc prendre au sérieux des pensées considérées par les contemporains comme sans importance parce que sans avenir immédiat. Walter Benjamin le précise, « un des grands mérites de Fourier est d’avoir présenté le jeu comme paradigme du travail qui n’est plus exploité ». Prendre au sérieux la pensée de celui qui se nommait lui-même « illitéré », c’est s’arrêter sur la modernité singulière du premier XIXe siècle. L’éclat imaginatif de Fourier apparaît alors dans la plénitude de son énonciation : l’humanité aurait dû comprendre que la domination de la nature entraînait immanquablement l’exploitation de l’homme par l’homme ; idée qu’en son temps Karl Marx avait relevée dans les écrits de Fourier. De ce point de vue, c’est tout le regard posé sur le XIXe siècle qui doit changer [23] : non plus pour y lire la succession de progrès industriel et technique, mais pour tenter de récupérer les laissés-pour-compte autant que les victimes de ce que Benjamin nommait la « catastrophe ». Où l’on découvre cette évidence dont la pertinence éclate aujourd’hui auprès d’une population désenchantée : le progrès, scintillant alors de toutes ses potentialités au sortir de l’épopée napoléonienne, ne pouvait être pensé compatible avec l’exploitation de l’homme par l’homme.
C’est pourquoi penser autrement l’histoire que dans l’horizon du récit interprétatif où les événements se succèdent et s’enchaînent les uns aux autres, sans discontinuité, suppose de détacher l’objet étudié (l’expérience, la pensée, l’idée) de l’historicité du tout. Une utopie en quelque sorte. « Il importe pour le dialecticien, écrit Benjamin, de prendre le vent de l’histoire dans ses voiles. Penser signifie pour lui mettre des voiles. La façon dont elles sont mises, voilà ce qui est important. Les mots ne sont pour lui que les voiles, la façon dont ils sont mis, voilà ce qui fait d’eux un concept [24]. »
Pour la cohérence de mon propos dans ce livre, le concept y a ainsi été confronté à l’idée dans une interaction permanente qui voit miroiter des milliers de significations dissonantes qui, aujourd’hui, nous parlent. L’idée de liberté fut mon guide, dans une relecture discontinue du passé : de la Révolution française aux années 1910, une liberté constamment entravée par toutes sortes de contraintes qui, au cours de l’histoire, enserrent les individus. L’enserrement est le correspondant contraire de l’idée de liberté, laquelle inaccomplie, inachevée, est toujours en devenir.
On comprend que cette façon de penser l’histoire oblige l’historien à sortir des normes de la discipline pour travailler dans la transdisciplinarité. Ce qui suppose de rompre avec la pratique commode des emprunts à d’autres disciplines ; emprunts à la sociologie, à la philosophie, à l’anthropologie, le tout rassemblé dans ce que les historiens aiment à nommer une « boîte à outils » – selon l’expression fameuse de Lévi-Strauss – dans laquelle ils puisent au gré des nécessités de leur démonstration. Différemment, il m’importe de penser avec les théoriciens, notamment avec tous ceux qui furent d’abord des théoriciens de l’histoire. Penser et travailler avec veut dire tout simplement chercher, dans l’œuvre de l’auteur, la production du concept à l’aide duquel l’historien installe et oriente sa réflexion dans le parcours, à contresens de l’histoire : du présent au passé.
Mais que signifie rendre compte d’une histoire discontinue ? Comment s’approprier un passé fragmenté et largement oublié ? La pratique de la citation, sans interprétation, chère à Benjamin ne suffit pas, il nous faut aussi interroger, dans un même mouvement, le processus d’effacement dont tous ces fragments de vie, de pensée, d’action ont fait l’objet. C’est pourquoi, à la récupération des fragments, j’ai ajouté la reconstitution de l’ordre, au fur et à mesure des tentatives de déstabilisation dont il a fait l’objet. L’ensemble participant à ce que j’appelle la fabrique de l’histoire. Au plus près de l’événement-objet que récupère l’historien, j’ai tenté de rendre compte de la manière dont les interprétations s’entrechoquent, puis laissent place aux textes et aux sources qui disent ce qu’il faut penser de ce qui vient tout juste de se passer. Car les événements ne laissent aucune place au vide, lequel est aussitôt comblé par la parole interprétative qui se doit de répondre aux inquiétudes et aux incertitudes par la diffusion et la propagande de l’écrit dont le contenu peu à peu s’impose. Ainsi la rationalité dominante l’emporte en comblant l’absence de parole ou se substituant à l’« irréalisme » des pensées du possible, laissées sans espoir après l’effacement du mouvement qui les avait vues naître.
Bien avant l’intervention des historiens, l’histoire s’écrit en se fabriquant selon la mode interprétative du moment, toujours à partir de l’ordre existant. À la manière d’Adolphe Thiers, qui dit dès 1831, nous l’avons vu, ce qu’il faut penser de la révolution de 1830, laquelle, de son point de vue, n’est pas précisément une révolution ; de façon magistrale, l’homme politique distingue la révolution politique de la révolution sociale, qualification qu’il attribue à la seule Révolution de 1789. À la manière également d’un Tocqueville, qui énonce dès 1850 le sens de la révolution de 1848 en érigeant son interprétation en vérité historique. Nombre d’historiens – et non des moindres – lui emboîteront le pas. Mais il y a toujours un reste qui ne passe pas, si nous voulons bien être à l’écoute du poète ; à l’écoute de Goethe, par exemple, qui, par cette simple expression « J’y étais » (à Valmy), énonce le sens du bouleversement introduit dans l’aperception de l’événement, le sens réel, celui de son devenir, au-delà des réaménagements ordonnés qui l’enfouissent.
Changer le regard sur le passé du XIXe siècle indique, selon moi, une orientation d’un travail de pensée identique à celui qu’exprime Paul Klee dans sa théorie de l’art moderne : il ne s’agit plus de suivre le cours continu de l’histoire, mais de s’arrêter sur son devenir, car son inachèvement peut être considéré comme le matériau de l’œuvre de ses « innombrables vérités latentes ».
Faire exploser la continuité historique : le contexte en question
« Il peut se faire que la continuité de la tradition soit une apparence. Mais c’est précisément la permanence de cette apparence de permanence qui crée en elle la continuité [25]. » Si nous acceptions ce point de vue de Benjamin, nous pourrions inverser le regard sur le passé en général, et sur notre passé moderne en particulier. Travailler davantage l’incertitude du passé que les certitudes affichées généralement par les historiens qui, à la lumière des faits advenus, peuvent reconstituer la chaîne des événements sans risque d’erreurs. Or, nous ne savons pas grand-chose des réalités du passé au-delà de l’écume des représentations qui n’ont cessé de recréer des continuités apparentes. C’est pourquoi il nous importe de rompre avec les continuités historiques, toujours recomposées à l’aide notamment de la linéarité d’un signifiant autant que du sens commun. La continuité du réel n’est qu’une forme de pensée modèle qui oblitère une myriade d’événements, de visions et d’orientations dont on a oublié la pertinence.
Avec Hannah Arendt, depuis longtemps les historiens savent pourtant que « l’histoire racontée est seulement le résultat de l’action ». Et si chaque génération d’historiens n’a cessé de se tenir à distance des philosophes de l’histoire, rares sont ceux qui sont parvenus à restituer à chaque acteur le statut de sujet de sa propre histoire. « Mais si chaque vie humaine conte son histoire et si l’Histoire, à la longue, devient le fablier de l’humanité, plein d’acteurs et d’orateurs mais sans auteurs tangibles, c’est qu’il s’agit dans les deux cas de résultats de l’action. Car la grande inconnue de l’Histoire, qui déroute la philosophie de l’Histoire aux temps modernes, ne se présente pas seulement lorsque l’on considère l’Histoire comme un tout et que l’on découvre que son sujet, l’humanité, est une abstraction qui ne saurait devenir agent actif ; la même inconnue a dérouté la philosophie politique dès ses débuts dans l’Antiquité et contribué au mépris dans lequel les philosophes depuis Platon ont tenu généralement le domaine des affaires humaines [26]. »
Malgré la vision globale du monde d’aujourd’hui, il est difficile de prétendre écrire l’histoire de l’humanité, mais la focalisation sur les ensembles représentatifs, autant que sur les catégories sociales, perpétue le primat de l’abstraction englobante à travers les représentations. La priorité donnée aux collectifs dans le domaine de l’histoire politique et sociale en général et de l’histoire culturelle en particulier, quelle que soit la méthode de questionnement des sources mise en œuvre, induit immanquablement la valorisation des représentations. De plus, la quête du sens dans la continuité historique oblige à privilégier une forme de représentation dominante, au mépris de la diversité du réel. Et, malgré la vigilance des historiens, l’interprétation prépondérante, qui émane de l’ensemble des traces mises à la disposition des chercheurs par les contemporains de l’événement, relève d’un rapport de forces dont ceux-là ont été les témoins actifs ou passifs. Le pouvoir de l’écrit à travers l’empire du signifiant peut suffire, parfois, à rendre non explicite le contenu d’une pratique.
À titre d’exemple, la république, incarnation du gouvernement des hommes – donnée abstraite –, n’a pas besoin d’être appréhendée dans son contenu, pas plus qu’il n’est nécessaire d’en expliciter la formation. La république est, selon la loi et les règles qui l’accompagnent et qui l’ont faite au cours du temps [27]. Raison pour laquelle, sous la IIIe République déjà, l’idée de république démocratique et sociale ne fait plus sens, tant elle appartient à un passé qui ne parle plus aux contemporains.
Rompre avec la continuité historique permet, à mon sens, d’éviter trois écueils majeurs. La pratique de l’objectivation de l’espace temporel analysé à distance du présent pourrait démontrer sa pertinence si la méthode ne se doublait pas d’une volonté de regrouper un ensemble représentatif. La catégorie sociale prise en compte, le milieu, la série d’événements, quelle que soit la méthode utilisée – prosopographique ou biographique –, présupposent la mise en commun des manifestations identitaires ou comportementales dont l’évolution historique dépend du « contexte ». Or celui-ci, recomposé en fonction de l’objet étudié, ne se distingue des autres contextes qu’au regard d’une relation conflictuelle dont le résultat prédétermine le devenir du collectif. Le contexte, isolé en apparence du sujet, est de fait un artifice, puisque chaque sujet confronté à une réalité, quels que soient son origine, son milieu social, agit et réagit singulièrement. Ce qui compte, c’est la relation du sujet au monde auquel il est confronté dans une situation donnée. La vision continue construit de fait le sens vers lequel est projeté un ensemble considéré en fonction d’un contexte qui ferait sens en lui-même. Ainsi l’analyse d’après coup l’emporte sur la nécessité de l’historicité.
Par exemple, s’interroger aujourd’hui sur les différentes manifestations d’autonomie de la société civile, à l’écart d’une mise en relation entre la crise de la représentation démocratique et l’absence d’alternative politique, manquerait d’à-propos. Pensé dans une continuité historique, le phénomène sélectionne immanquablement les causes de la crise en privilégiant une interprétation. Pour comprendre un moment d’histoire, il n’est possible de l’analyser que dans la diversité de son expression, en donnant raison à Claude Lefort selon lequel « la survie de ce fameux sens de l’histoire [est un] autre nom de la nécessité qui tient lieu de religion à ceux qui n’en ont pas [28] ». Et à la manière de Michel Foucault, pour qui « le vrai sens historique reconnaît que nous vivons sans repères, ni coordonnées originaires, dans des myriades d’événements perdus » ; ce qui suppose de « désapproprier la conscience non seulement des formes d’objectivité qui garantissent la vérité, mais des formes d’historicité dans lesquelles notre devenir est emprisonné » [29].
Le deuxième écueil tient dans la considération du temps. Temps présent et temps passé. La vision continue de l’histoire, implicitement, suppose un rapport univoque des contemporains au temps ; une référence et une reconnaissance semblables au passé, un même rapport au savoir et surtout une perception du présent commune à un ensemble de la population. Or, si nous prenons en considération l’événement de la Révolution française, par exemple, nombre d’études ont été faites sur les effets contradictoires d’instantanés perçus de mille façons par des individus aussi différents les uns des autres, mais dont les perceptions qui nous sont transmises se réduisent aux interprétations évolutives et divergentes des contemporains. Moteur de l’histoire de ce temps, la Révolution peut être à la fois une catastrophe et un bouleversement radical dont l’achèvement est inscrit dans le devenir même de l’événement.
Que les uns utilisent le passé pour légitimer le présent, que les autres cherchent à échapper aux conséquences d’un événement qui les dépasse en retenant du passé les erreurs et les déviations ; que d’autres encore partent en quête d’une vérité impossible à détecter dans le chaos de faits insaisissables ; que l’idéal souhaitable ne puisse dépasser l’horizon du futur antérieur : toujours le présent oriente et détermine la connaissance du passé. A fortiori le présent du XIXe siècle découvre le devenir humain à travers la renaissance de l’histoire, avec la sécularisation et les incertitudes qu’entraîne la défaite du sacré. L’invention de l’histoire, dont nous sommes les héritiers directs, repose sur le besoin de comprendre – afin de le surmonter – le choc des révolutions et notamment celui de la Révolution de 1789. L’histoire continue est née de la nécessité d’inscrire ce bouleversement traumatique, à la fois prévisible et inattendu, dans le temps long d’une linéarité esquissée par les interprétations du passé à partir de l’unique focale d’un présent dont on réduit le sens aux effets des événements antérieurs. Événements relus diversement mais toujours dans une perspective téléologique par les historiens de cette époque comme par leurs successeurs ; tous cherchent à détecter dans le passé le cours inévitable de l’événement qui ne doit, désormais, plus rien aux hasards de l’histoire. Que la Révolution soit entendue comme un processus inachevé ou un phénomène catastrophique, la vérité n’est révélée que par le passé immédiat ou lointain. L’absence incertaine de la puissance divine a fait place à la rationalité historique à partir de laquelle se découvrent les clés de l’avenir.
De ce point de vue, Auguste Comte érige en modèle la rationalité nouvelle. Il importe d’abord à tous les historiens de la première moitié du XIXe siècle, comme aux philosophes et penseurs du temps, de se mettre en quête des causes censées avoir été à l’origine de l’événement. Edgar Quinet est sans doute la seule exception à cette perspective, lui qui fustige la pensée de ses contemporains selon laquelle ce qui est advenu le fut pour le bien de la France : « Avec cette ferme volonté de prendre chaque fait de l’histoire de France comme un fait sacré divin qui enfante le juste, l’Emmanuel, ne voit-on pas que l’on tombe dans la plus singulière superstition ? On avait d’abord applaudi à l’émancipation des communes ; dès qu’elles sont écrasées par la force, elles sont condamnées par l’historien. L’horizon moral de ces communes était trop étroit, dites-vous ; elles ne pouvaient être le berceau des libertés géantes que nous voyons [30]. » Ainsi, suivant le raisonnement qui inspire toute l’histoire « canonique » des XIXe et XXe siècles, ce qui n’advient pas est soit erroné, soit prématuré. Edgar Quinet n’a guère été écouté.
« Souvent, écrit Hans Blumenberg, ce n’est qu’à partir des conséquences tirées de la sécularisation que l’on pourra reconnaître quels traits caractéristiques sont attribués au processus. Qu’advient-il lorsqu’on a constaté une sécularisation et qu’on en a pris conscience. » Il cite à ce sujet la formule du théologien allemand Friedrich Delekat (1892-1970) : « Le dévoilement et la prise de conscience du processus de sécularisation préservent la continuité entre le présent et le passé. […] La réalité dans laquelle nous vivons effectivement est recouverte par les représentations qui induisent en erreur [31]. » Et, de ce fait, le progrès devient le symbole des déterminations de l’avenir. Ainsi l’événement passé n’est-il pas pensé dans son avènement spécifique, mais saisi comme moment précurseur du présent à partir duquel le monde s’organise. « L’idée de progrès n’est justement pas une simple forme affaiblie du tribunal ou de la révolution, écrit Hans Blumenberg, mais l’autojustification permanente du présent par l’avenir qu’il se donne face au passé avec lequel il se compare [32]. » L’histoire acquiert ainsi un droit de cité avant d’être sacrée par les historiens méthodiques ou positivistes [33] de la fin du siècle. Chacun participe à l’invention fonctionnelle de l’histoire en choisissant, parmi les éléments du passé, les faits et les arguments susceptibles d’instituer une position acquise ou de dessiner un devenir historique dont la légitimité est enracinée dans le passé advenu. Le fondement de cette nouvelle histoire repose sur l’idée de vérité dont l’efficacité va se vérifier au fur et à mesure de la construction historique.
De l’immuabilité de l’ordre
L’évidence s’impose quelques années plus tard, à l’aide des arguments qu’a développés François Guizot dès les années 1820, et s’enracine dans la perpétuation de l’événement advenu. Quand autrefois la vérité était révélée par Dieu, la vérité des temps modernes surgit après une mise à l’épreuve du temps. L’avènement victorieux d’un pouvoir, par exemple, ne suffit plus, il s’agit d’asseoir ce pouvoir conquis dans la durée que le droit ensuite légitime : « Le premier caractère de la légitimité politique, c’est donc de renier la force comme source du pouvoir et de se rattacher à une idée morale, à une force morale, à l’idée de droit, de la justice, de la raison. C’est là l’élément fondamental dont le principe de la légitimité politique est sorti. Ce principe en est sorti à l’aide du temps, de la durée [34]. »
De ce fait, seul le temps est le garant de la vérité historique. C’est pourquoi le bien-fondé d’un événement ne peut être légitimé que par la longue durée de son aboutissement ; ainsi la vérité de l’histoire émerge-t-elle logiquement du processus continu des chaînons noués à l’infini entre les causes et les effets. Marx lui-même s’est laissé convaincre par cette lecture du passé, il a simplement cherché à inverser le rapport de forces qui, au cours du XIXe siècle, a vu le triomphe du libéralisme, lequel était certain de détenir les clés de l’avenir à travers la maîtrise de l’interprétation du passé. Les vainqueurs sont sans conteste ceux qui épousent les normes du temps en s’adaptant aux lois de la force des choses. Et, si les hommes se succèdent, le dispositif hiérarchique à partir duquel ils se répartissent dans le territoire reste identique. De cet observatoire, l’évolution est obligatoirement lente, très lente.
Dans cette perception de l’histoire, non seulement les discontinuités sont effacées, mais les ruptures elles-mêmes sont atténuées par la force extraordinaire des hommes capables de s’adapter aux nouvelles règles sans pour autant abandonner leurs vieilles croyances ou leurs certitudes sécurisantes. François Guizot est ainsi devenu maître de la transition entre l’Ancien Régime et la Révolution. Si l’homme politique admet que le monde moderne est le résultat de la sécularisation du christianisme, la présence et la responsabilité de Dieu attestent du devenir sacré de l’humanité. Dieu devient la référence ultime et, en dernière instance, le lien indéfectible entre l’ancien et le nouveau, il impose à l’histoire son truisme à travers la sécularisation de sa puissance : « L’homme porte en lui-même un certain nombre de notions d’ordre, de justice, de la raison, et un certain besoin de les faire prévaloir, de les introduire dans les faits, au milieu duquel il vit ; il y travaille sans cesse ; et si l’état social où il est placé dure, son travail a un certain effet. L’homme, instrument de Dieu dans cette œuvre, met de la raison, de la moralité, de la légitimité dans le monde au milieu duquel il vit [35]. » Comme plus tard chez Fernand Braudel, on reste dans la civilisation, synonyme à la fois de traditions, d’adaptation, de polissage et de grandeur dont le XIXe siècle portera haut les couleurs au-delà des mers ; une civilisation qui fait fi des soubresauts révolutionnaires, simples marques de l’événement dont les traces s’effacent sous la résistance des mœurs, des habitudes ou tout simplement de la vie quotidienne.
François Furet reprendra à son tour le flambeau de l’immuabilité de l’ordre dont il s’évertuera à vanter le bien-fondé de la restauration. À l’aide d’un argument déjà avancé par Alexis de Tocqueville, puis théorisé par Augustin Cochin, il démontre que l’événement, aussi révolutionnaire soit-il, n’est que l’expression des idéologies. « Après la chute de Robespierre, [la Révolution] n’a plus de légitimité ; elle n’a qu’une légalité (même quand elle la viole). Elle tient tout entière dans les impasses de la légalité républicaine. Ce qui veut dire que l’idéologie révolutionnaire a cessé de constituer à la fois le pouvoir politique et la société civile, et de se substituer à ces deux instances au nom de la souveraineté du peuple. […] Car ce que provoque, tout de suite et d’évidence, la chute de Robespierre, c’est le recouvrement par la société de son indépendance, à tous les niveaux, qu’il s’agisse de la vie quotidienne, des mœurs, des habitudes, des passions et des intérêts. La liberté retrouvée en Thermidor a comme contenu essentiel une revanche du social sur l’idéologie : c’est pourquoi elle présente à l’observateur une espèce de pesanteur prosaïque, qui choque les admirateurs de l’Incorruptible. Mais c’est parce qu’elle révèle non pas une “réaction”, mais une autre révolution cachée par la précédente, distincte d’elle et inséparable d’elle, puisqu’elle n’aurait pas vu le jour sans elle : la révolution des intérêts [36]. »
Nietzsche et le XXe siècle sont désormais passés, le temps a fait son œuvre : Dieu est mort dans l’esprit des hommes, mais la force des choses est bien présente tout comme le temps, « elle gagne à tous les coups, sans tricher, c’est la loi [37] ». Si la Révolution marque une rupture, la discontinuité se manifeste par la puissance révélée des intérêts des anciens et nouveaux possédants qui, à la faveur de leur triomphe, s’autorisent à donner à l’événement révolutionnaire l’interprétation qui désormais fait loi. La liberté n’est plus le seul slogan émancipateur, elle s’est transformée en pratique libérale. Ainsi le lien entre l’Ancien Régime et la Révolution est équitablement renoué. Plus tard, la même école d’histoire politique, plus sensible à l’esprit révolutionnaire, se préoccupe du devenir des idées sans tenir compte des pratiques plus convaincantes en étant davantage contraignantes ; école qui préfère valoriser le concept en soi, au détriment de son historicité dont la quête consisterait à le mettre à l’épreuve de significations différentes. C’est ainsi que Pierre Rosanvallon est passé à côté de l’histoire en mouvement.
Cette « histoire conceptuelle du politique », dont il est l’un des fondateurs, perpétue, sans même le vouloir, l’histoire continue au niveau du concept à la signification immuable. Une histoire des idées, en quelque sorte, enrichie d’une mise en relation des courants politiques opposés usant d’un même concept identique à lui-même. Tel est le devenir des mots qui qualifient divers systèmes de gouvernement. À propos de Proudhon, à l’opposé de Rousseau : « La seule bonne formule du politique est donc tout simplement [pour Proudhon] : “Plus de gouvernement. Ni monarchie, ni aristocratie, ni même démocratie, en tant que ce troisième terme impliquerait un gouvernement quelconque, agissant au nom du peuple et se disant peuple. Point d’autorité, point de gouvernement, même populaire : la révolution est là. […] Direct ou indirect, simple ou composé, le gouvernement du peuple sera toujours l’escamotage du peuple” [38]. » C’est « l’administration qui doit succéder au gouvernement des hommes : Proudhon retrouve là complètement le Saint-Simon du Catéchisme des industriels », et Rosanvallon de conclure, à mon sens à tort : « L’absolutisation du vote trouve de la sorte son aboutissement dans l’abolition du politique. Contrairement à ce qui a été parfois soutenu, les théories du gouvernement direct anticipent ainsi moins l’avenir qu’elles ne dessinent une des figures paradoxales du retournement de la démocratie contre elle-même [39]. »
C’est oublier l’historicité du gouvernement direct des travailleurs, dont la pertinence, incomprise alors par Proudhon, prenait tout son sens après les élections d’avril 1848 et a fortiori après la répression de juin 1848. L’idée de gouvernement direct s’enracinait dans la déjà longue tradition des associations ouvrières. Mais l’histoire conceptuelle du politique réifie le concept de démocratie en ne retenant que la fonction triomphante de l’idée que recouvre sa formulation. Les acteurs qui en usent différemment et sont pris dans un conflit de significations, une fois l’ordre restauré, ne parviennent plus à se faire entendre car leurs propos ont perdu de leur pertinence et de fait de leur intelligibilité. François Furet fut l’historien le plus exemplaire de cette mise en modèle d’un concept figé quel que soit le régime au service duquel il prospérait. La démocratie, définie une bonne fois pour toutes par Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville, entendue au sens civil du terme, perd l’attache souveraine qu’elle avait héritée de la Révolution française.
La puissance souveraine du citoyen, qui ne peut distinguer le domaine civil de sa dimension civique, se perd dans les sables des insurrections successives (c’est la définition philosophique des sociétés modernes selon François Furet), qui vont de ce fait à contresens de l’histoire : « Cette démocratie est triomphante sous le Second Empire, bien plus que sous aucun des précédents régimes : c’est un effet naturel du temps qui passe, c’est aussi une volonté expresse de Napoléon III, au moment même où il a privé les Français de liberté politique [40]. » Jack Goody peut, en toute justice, s’en prendre à cette vision réductrice d’un Occident dont l’autorité a depuis longtemps perdu de sa superbe : « Sous trois aspects, la politique de la tradition classique passe pour être différente de celle des autres sociétés de l’époque et avoir été transmise à l’Europe occidentale : la démocratie, la liberté, l’autorité de la loi. La démocratie serait une invention propre aux Grecs, qui s’opposerait au “despotisme” ou à la “tyrannie” de leurs voisins asiatiques. Ce présupposé est aujourd’hui invoqué par nos hommes politiques comme l’une des caractéristiques qui définissent l’Occident de longue date par opposition aux “régimes barbares” qui gouvernent d’autres parties du monde [41]. » Mais si l’histoire de la démocratie en Occident a pu être identifiée à ce récit univoque, parcellaire et fragmentaire, c’est que la conflictualité dans laquelle elle a été ponctuellement plongée fut gommée par les différents récits dont le reste du monde a pris connaissance à la faveur d’autres formes de domination.
Inversement, travailler l’histoire autrement oblige à reconsidérer tous les acteurs, y compris ceux qui n’ont pu accéder au statut de sujets de leur propre histoire. Le gouvernement direct des travailleurs – dont le slogan avait été lancé en 1849 par Pauline Roland – avait le sens pratique d’une démocratie réellement conçue par ceux qui avaient su garder le souvenir de la Révolution et qui, en actualisant l’idée, renouvelaient la pratique souveraine d’un peuple dont la mémoire, dans le souterrain des politiques apparentes, avait conservé et transmis le sens d’origine. Sur ce point essentiel, la pertinence critique de la pensée de Michel Foucault mérite d’être soulignée : « À ceux qui ont été vaincus – dans le cas où il y a des vaincus –, on a retiré la parole ! Et si cependant ils parlaient, ils ne parleraient pas leur propre langue. On leur a imposé une langue étrangère. Ils ne sont pas muets. […] Du fait qu’ils étaient dominés, une langue et des concepts leur ont été ainsi imposés. Et les idées qui leur ont été imposées sont la marque des cicatrices de l’oppression à laquelle ils étaient soumis [42]. » De fait, il ne s’agit pas de s’interroger sur qui parle et au nom de qui – Jacques Rancière, en son temps, l’a très bien dit à propos de Michelet, qui savait parler au nom du peuple en le faisant taire [43]. Il s’agit plutôt de comprendre ce qui se dit au moment clé d’un détournement possible d’un sens que l’on dit commun.
Penseur perspicace de l’histoire, Foucault n’est pas pour autant un historien. Travaillant sur les textes, aussi divers soient-ils, il ne peut retenir ces singuliers discours que les contemporains ont écartés au nom d’un consensus. Ensevelie sous l’empire d’un signifiant, l’expression de la mésentente, que chacun s’empresse d’oublier, n’a aucune place dans un récit des événements advenus.
C’est pourquoi le troisième écueil à éviter est, précisément, le déni du conflit. Non au sens factuel du terme ; le conflit est bien pris en compte mais, dépassé par le rapport de forces qui très tôt le recouvre, il ne fait plus sens dans une lecture univoque des significations dominantes. Ou encore, les différents antagonismes, très apparents dans le récit, s’estompent au profit d’une forme de monade que symbolise l’univocité d’un mot dont le pouvoir représentatif de ses valeurs ne sera plus jamais mis en cause. Ainsi en est-il de la république en France : peu à peu, les différentes significations qui, au cours de l’histoire, ont accompagné son émergence et sa mise en œuvre, perdent leur acuité. En ce sens, le langage de la continuité devient le langage du pouvoir quand la représentation du réel l’emporte sur la complexité des réalités.
Dans ce déni du conflit, si bien mis au jour par Nicole Loraux à propos de la Grèce antique, les garants de la continuité ont-ils le pouvoir de dénier « toute conaturalité du conflit avec le politique [44] » ? De fait, le politique n’appartient qu’à ceux qui en maîtrisent le langage. À l’aube de notre modernité, les hommes d’ordre n’ont cessé de rejeter hors du politique toutes les formes d’intervention critique des rapports sociaux ; des révoltes aux insurrections jusqu’aux révolutions dont les manifestations subversives risquaient de déstabiliser les structures fondamentales de la société, de la famille à la propriété. La légitimité de ce rejet qui, par ailleurs, repose sur les certitudes scientifiques du monde moderne, semble acquise définitivement avec la conquête du suffrage dit universel. La victoire de la majorité annule et annihile les effets des excès révolutionnaires, promptement relégués dans le domaine social dont le sauvetage dépend entièrement de la force des choses – matérielles et techniques –, et dont l’horizon d’attente se dessine au rythme des lois économiques qui échappent, pour l’essentiel, à la rationalité politique. Nicole Loraux s’aventure justement hors de son objet en retrouvant la pensée d’Isocrate – adversaire de Platon au Ve siècle avant J.-C. – dans les mécanismes de notre histoire plus récente. La politique, selon Isocrate, est de « faire comme si de rien n’était. Comme si rien ne s’était produit. Ni le conflit, ni le meurtre, ni la rancune ». Affaire athénienne, certes, que tout cela, ajoute Nicole Loraux, qui ne peut toutefois tenir à distance les analogies avec notre monde contemporain, celui de la France libérée de 1947 à 1953 comme celui de la France de Vichy. Chacune des périodes pratique l’art de la politique à l’identique, de même que la France de l’affaire Dreyfus reproduisait les mécanismes à l’œuvre dans la France d’après 1848, en effaçant les traces du passé conflictuel [45].
Continuité historique et philosophie du progrès, un lien indestructible
La continuité historique, apparemment réduite à la dimension politique de l’évolution des sociétés, acquiert ses lettres de noblesse historiographiques en édifiant son devenir sur la philosophie du progrès. Un progrès fondé, pour l’essentiel, sur la science, au sens large du terme, sans laquelle toute idée d’amélioration du sort de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse ne pourrait être envisagée. Le développement du social dépend ainsi entièrement des progrès industriels et agricoles, matériels et techniques. Tandis que la politique s’autonomise pour ne se préoccuper que du gouvernement des hommes, ceux-ci, parvenus à des degrés de liberté contenue et différenciée, sont maintenus dans des catégories sociales à l’écart de toute idée de souveraineté. Ainsi la philosophie du progrès participe-t-elle grandement à l’autonomie des deux sphères et parvient-elle à cliver la société en deux territoires strictement étanches : d’un côté le domaine des hommes libres, de l’autre l’espace réservé au monde de la nécessité. La séparation s’impose si bien au cours du temps qu’elle parvient à construire des champs de recherches distincts. Car désormais l’intelligibilité du politique préjuge une compréhension des discours policés de ceux qui déterminent le sens des pratiques de gouvernement, dans une continuité sans failles. Au social de se débrouiller des soubresauts qu’entretient le mécontentement d’une population trop souvent insoumise, à condition que celle-ci ne franchisse pas la frontière qui lui est assignée. Le seul lien humain entre les deux sphères est établi par la philanthropie et la moralisation des classes les plus démunies qui sont, de ce fait, les laissées-pour-compte du politique.
Au XIXe siècle, particulièrement dans la seconde partie du siècle, le progrès de la science et des techniques sous-entend le progrès de l’humanité – assimilation à laquelle déjà quelques penseurs avisés du premier XIXe siècle ne pouvaient se rallier. Fourier le premier avait alerté ses contemporains sur les limites d’un progrès auquel les hommes confiaient leur destinée : en se croyant maîtres du monde, ils cherchaient alors à dominer la nature en l’exploitant sans discernement. Or, on le sait désormais, le progrès de la science n’est pas, loin s’en faut, l’équivalent du progrès de l’humanité. Ainsi commence la radicalité de la pensée de Benjamin à l’encontre du progrès dans ses aspects téléologiques et métaphysiques. Dans la pratique, la puissance productive entraîne la sacralisation de la marchandise, jusqu’au fétichisme de la matérialité des choses à laquelle, peu à peu, l’humanité s’attache jusqu’à l’aliénation. Enraciné dans le XIXe siècle, le progrès conduit à la catastrophe du XXe siècle, selon Benjamin : « Il fallait que le concept de progrès s’opposât à la théorie critique de l’histoire, dès l’instant où il ne servait plus de critère appliqué à certains changements historiques et qu’il avait pour fonction d’apprécier la tension entre un début légendaire et une fin légendaire de l’histoire. En d’autres termes, dès que le progrès devient la marque du cours de l’histoire dans sa totalité, le concept de progrès est associé à une hypostase non critique et non plus à une interrogation critique. Celle-ci se reconnaît, dans l’étude concrète de l’histoire, au fait qu’elle donne des contours aussi nets qu’à un quelconque progrès [46]. »
En effet, de ce point de vue, le progrès n’est lisible que dans la continuité du cours du temps ; continuité constamment restaurée par les tenants de l’ordre politique. Le rythme de l’histoire ne peut plus ainsi se caler sur les conflictualités et autres tensions sociales qui s’engouffrent dans les différentes failles d’une ligne virtuelle qui commande en surplomb l’analyse et la compréhension du passé. Après 1848, quand le positivisme devient l’expression de la philosophie du progrès, les penseurs du temps s’évertuent à propager la vérité historique nouvellement conquise par la science. En 1852, le philosophe (et lexicographe) Émile Littré (1801-1881), républicain « modéré », participe de ce mouvement : « Ainsi l’histoire témoigne qu’au fur et à mesure de la croissance des notions positives, la base intellectuelle de la société s’est modifiée. Il importe de voir si, parallèlement à cette modification, la condition sociale n’a pas aussi changé. Les choses sociologiques sont tellement compliquées, et la théorie en est si nouvelle et par conséquent si peu avancée, qu’on a toujours besoin des vérifications empiriques. À beaucoup d’esprits, il paraîtra possible que le progrès scientifique eût coïncidé avec l’asservissement de plus en plus dur, l’exploitation de plus en plus rigoureuse des classes populaires. À ces esprits, il est bon de présenter la progression réelle, la liaison inévitable, et de leur faire voir dans l’histoire du passé, l’histoire de l’avenir [47]. »
Dans cette optique, la Ville lumière a aisément masqué la misère ouvrière en servant de point de ralliement à tous ceux qui cherchaient à s’extraire de l’infini des travaux et des jours. L’historien Alain Corbin, en apparence conscient de la vanité d’une histoire d’un mouvement ouvrier raconté à partir des mémoires des élites ouvrières, s’interroge sur la perception d’un tel mouvement par un peuple d’anonymes qui, pour la plupart, ont gardé leurs secrets en restant silencieux ; ce faisant, les historiens se sont détournés de leurs chemins. Avec l’histoire de Louis-François Pinagot (1798-1876) – qu’il choisit, au hasard, parmi « les engloutis et les effacés » de l’autre histoire –, Alain Corbin parvient « à la recréer », en lui offrant « une seconde chance – assez solide dans l’immédiat – d’entrer dans la mémoire de son siècle [48] ». Néanmoins, en recréant non pas la vie d’un anonyme, mais son entour, à travers le contexte qui l’a vu naître et vivre, l’historien, loin de lui redonner vie, assujettit le héros d’un livre aux forces de la nature, aux déterminations sociales et à l’esprit du temps qui prévaut dans ce monde, limité aux lisières d’une forêt de l’Orne. La continuité l’emporte, par-delà les chocs révolutionnaires dont les traces se contredisent ou se surimposent les unes les autres pour ne laisser « discerner qu’une fallacieuse atonie, comme lissée par les modes d’enregistrement et de conservation de la trace [49] ». Et les enjeux s’effacent à nouveau, comme si l’événement révolutionnaire était passé sans plus bouleverser l’existence de ce sabotier illettré.
À l’autre bout de la chaîne histoire, ou plutôt dans sa version à la fois parallèle et critique, du côté de Maurice Agulhon, malgré l’immense subtilité de l’historien des sociabilités politiques, l’héritage d’un Littré subsiste avant de perdurer. Loin du manichéisme de son temps, Maurice Agulhon comprend très tôt le double aspect du libéralisme qui sert de toile de fond à l’histoire politique. Mouvement libérateur et oppressif à la fois, il contient toute la force persuasive de la philosophie du progrès. Mais aux côtés de Michel Foucault dont l’objectif est d’analyser les rationalités mises en œuvre, en deçà d’un rationalisme respectable, Maurice Agulhon ne peut masquer son scepticisme face au doute introduit par Michel Foucault sur la réalité du progrès : « Sous la plume éblouissante de Michel Foucault, si colorée est l’évocation des échos baroques et populaires de l’une, si oppressante et sinistre la description de l’autre, qu’on en vient presque à douter que la voiture fût un progrès. En revanche, dans l’allusion qu’il y fait, Jacques Valette, historien classique, s’en tient à ce que nous savons tous depuis Victor Hugo : la chaîne, c’était l’horreur incomparable [50]. »
L’un, Alain Corbin, historien des représentations, toujours à distance du politique, l’autre, historien du mouvement républicain sous ses multiples facettes ; l’un négligeant les effets du progrès, l’autre en revendiquant les bienfaits, tous deux, adeptes de l’histoire continue, n’ont pas cru bon de s’arrêter sur les enjeux de l’événement dont les traces subsistent par-delà les remises en ordre dans la pratique desquelles le XIXe siècle excelle [51]. Enjeux qui ne peuvent être saisis que dans une lecture discontinue de l’histoire dont Walter Benjamin nous a entrouvert la porte. Mais penser l’histoire avec lui engage l’historien à démontrer la pertinence de ses intuitions, à l’encontre de toute idée de progrès continu où l’apparence matérielle des bienfaits techniques recouvre la réalité vivante d’un progrès réel dont on ne devine l’influence que très tardivement. En effet, les pensées les plus grandes ne deviennent intelligibles qu’à la longue. Et comme l’a très justement noté Maurice Blanchot : « Les pensées qui bouleversent le monde viennent à pas de colombe, les paroles qui apportent la tempête sont les plus silencieuses [52]. »
Comment repenser l’événement ?
« Il y a, écrit Benjamin, à l’intérieur de chaque œuvre d’art véritable un endroit où celui qui s’y place sent sur son visage un air frais comme la brise d’une aube qui point. Il en résulte que l’art, que l’on considérait souvent comme réfractaire à toute relation avec le progrès, peut servir à déterminer la nature authentique de celui-ci. Le progrès ne se loge pas dans la continuité du cours du temps, mais dans ses interférences : là où quelque chose de véritablement nouveau se fait sentir pour la première fois avec la sobriété de l’aube [53]. » Afin d’être en mesure de retenir les paroles silencieuses, parfois bouleversantes, les fragments oubliés du passé, les espoirs infinis, les compréhensions perdues, la sobriété de la nouveauté, il nous faut repenser l’événement dans sa plénitude à la manière de Gilles Deleuze, qui de mon point de vue donne une véritable leçon aux historiens. D’autant que ceux-ci furent longtemps rétifs au retour nécessaire à l’événement dont l’histoire semble avoir été marquée profondément par la griffe d’un positivisme triomphant. « Ce que l’Histoire saisit de l’événement, écrit Deleuze, c’est son effectuation dans des états de choses ou dans le vécu, mais l’événement dans son devenir, dans sa consistance propre, dans son autoposition comme concept, échappe à l’Histoire [54]. »
Repenser l’événement suppose non seulement d’appréhender le bouleversement qu’il introduit au moment même de son avènement mais, au-delà des enjeux qu’il provoque, de retenir les potentialités qu’il induit. La Révolution française, événement par excellence, voit surgir toutes sortes de conflits et une constellation de tensions. Son interprétation n’a cessé de provoquer des querelles politiques et des divergences historiographiques. Or, son devenir déborde largement le cadre dans lequel ses adeptes, comme ses interprètes, voudraient l’enfermer. L’événement révolutionnaire introduit, irrésistiblement, l’idée de liberté à laquelle tous les contemporains du XIXe siècle se réfèrent. Les uns en limitent les effets, tandis que les autres en élargissent le spectre en cherchant à accomplir la promesse révolutionnaire. En cela, la Révolution de 1789 est une rupture que ses contempteurs ne peuvent combler malgré les multiples tentatives des autorités conservatrices d’immobiliser les espoirs dans une actualité constamment renouvelée qui écarte, à chaque étape, le mouvement incessant d’un passé inachevé.
Depuis le temps (1971) où Paul Veyne définissait l’événement comme « tout ce qui ne va pas de soi [55] », l’événement a fait l’objet de nombreux travaux [56], mais son objectivation, à distance de son avènement, l’a très largement emporté sur les constellations qu’il recèle. Le plus souvent, il s’agit de l’interpréter comme anticipation d’un processus irréversible. Ou encore de le considérer en tant que « laboratoire où s’élaborent » les conditions ou « présuppositions » des errements ou des échecs des partis ou collectifs auxquels est attaché le sort des vaincus de l’histoire [57]. Plus couramment, « les événements historiques [révélant les dysfonctionnements de la société] (1806, 1830, 1848, 1851, 1871) sont analysés en tant que faits de la pensée [58] ». Plus vulgairement encore, l’événement est parfois vu comme une scène d’affrontements idéologiques. Plus subtilement, Christophe Charle, évoquant le mouvement révolutionnaire européen de 1848, est soucieux d’aborder les événements dans leur globalité géopolitique ; il analyse les engagements des intellectuels militants et combattants, particulièrement sensibles aux difficultés sociales et politiques de cette première moitié du XIXe siècle [59]. L’étude de cas emblématiques lui permet de rendre compte d’une radicalisation des esprits en faveur d’une république populaire. En retraçant le parcours du républicain allemand Robert Blum – de Cologne à Vienne, jusqu’à son exécution en novembre 1848 –, ou celui du poète polonais Adam Mickiewicz (1798-1855), « prophète des peuples » et personnalité « internationalement reconnue », au cœur de ce « Printemps des peuples », Christophe Charle retient la perpétuation de l’esprit de liberté dans l’apprentissage européen de la modernité politique.
Néanmoins, dans cette évocation d’un passé aux résurgences foisonnantes, jusqu’au-delà de la guerre de Sécession américaine, les enjeux s’effacent trop souvent au profit d’un modèle et les expériences multiples des engagements passés se diluent dans une continuité d’une pensée du possible. Le sens de l’événement échappe aux lectures globalisantes, car ses potentialités ne sont accessibles que dans l’intériorité des enjeux qui le traversent. D’où la définition que j’en donnais dans Le Réel de l’utopie : « L’événement dans sa dimension politique est tout ce qui surprend, déstabilise le cours normal des choses : une conjoncture impensable dans les termes traditionnels au moment de son avènement, et qui est irréductible au mode de pensée commun, à la doxa [60]. » Marqué par un foisonnement de significations et d’interprétations, l’événement est de ce fait irréductible à tout sens univoque ; et, au gré des actualités qui le repensent, il sert de base à la construction des mémoires ; creuset des diverses formes de ressentiment, il est également le conservatoire des idées du possible et de l’inachèvement des promesses. Il est illusoire d’imaginer la reconstitution de l’événement, car l’historien est contraint de s’en remettre aux traces dont il dispose ; il doit faire avec autant d’interprétations des contemporains qui participent, avant toute constitution d’archives, à la fabrique de leur propre histoire. Interprétations contradictoires, exclusives ou singulières, pour la plupart remisées en deçà de ce qui fait sens après coup. C’est pourquoi il nous faut rester attentifs à l’historicité qui permet de suivre un énoncé au plus près du sujet qui le porte.
À titre d’exemple, si nous prenons l’événement 1830 (voir supra, chapitre 6), qu’y a-t-il de commun entre le point de vue d’Armand Carrel – rédacteur en chef du National –, celui d’Adolphe Thiers et celui de Balzac ? Et que dire de l’opinion de l’ouvrier des faubourgs qui ne laisse aucune trace écrite ? Tandis que le vainqueur effectif est devenu indifférent à Thiers, qui attribue à Charles X – acteur supposé unique de l’événement, auteur du coup d’État – l’entière responsabilité des journées de Juillet, Carrel y voit l’entrée dans l’histoire d’un peuple « infatigable, agissant, innombrable [61] »… En ce sens, l’événement autorise ce même peuple à prétendre au statut de sujet de sa propre histoire. Car « c’est lui qui a vaincu » et c’est « pour lui que devront être tous les résultats de la lutte » [62]. « Une révolution, écrit-il, peut bien être la dernière des révolutions arrivées, mais elle n’est jamais la dernière des révolutions possibles [63]. » Et, pendant que les uns vivent encore dans la fascination du soleil de Juillet, Balzac, qui n’a pas encore endossé ses habits d’aristocrate réaliste, considère l’événement effectif comme un retour à la « Restauration restaurée » [64]. Chacun à sa manière participe ainsi au mouvement de l’histoire dans le temps court du dysfonctionnement de l’ordre. Mais l’interprétation dominante concomitante de sa restauration écarte peu à peu du chemin de l’histoire l’ensemble foisonnant de l’« infini présent ». « L’intensif, ou l’intempestif, dont débattent Guattari et Deleuze, non pas un instant, mais un devenir [65] », n’est accessible, à mon sens, qu’à partir d’un travail sur l’historicité, hors de toute continuité historique.
Penser l’histoire discontinue, entre linéarité du visible et continuités souterraines
Parmi les historiens de la pensée, nombreux sont ceux qui ont cherché à décrypter le devenir humain en termes de discontinuités, de Georges Canguilhem à Maurice Blanchot. Au sein de cet ensemble critique, deux théoriciens ont particulièrement et pertinemment abordé la question : Walter Benjamin et Michel Foucault. L’un et l’autre, s’arrêtant sur les premières décennies de la modernité, déplacent le regard vers les marges du XIXe siècle et le rythme discontinu du mouvement historique.
En cherchant à récupérer les expériences oubliées de la classe opprimée – la « classe combattante », aurait dit Benjamin –, l’adepte du matérialisme historique autant que le passeur du messianisme décalent l’objet de la connaissance du côté des vaincus. Considérant que le progrès de la science n’est pas immédiatement le progrès de l’humanité, il détourne le regard porté traditionnellement sur les progrès de la civilisation vers l’immensité de ses déchets. Il ne s’agit plus de suivre l’évolution des forces productives en relevant l’attraction irrésistible de la marchandise, mais de faire apparaître, comme le dit Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle, la « barbarie cachée dans le concept de culture [66] ». En d’autres termes, il s’agit de dévoiler la puissance attractive et aliénante du XIXe siècle. De son point de vue, « il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Elle ne réside pas dans ce qui va arriver, mais dans ce qui, dans chaque situation, est donné » (p. 191).
Ce qui intéresse Benjamin est avant tout le présent : le présent de l’historien exigeant, mais aussi le sien, celui des années 1920 et 1930. Sa perception de l’époque – de ses enjeux, des obstacles qui obscurcissent la connaissance – l’oblige à se départir des habitudes de pensée et de l’apparence des choses. L’actualisation du passé est en quelque sorte sa ligne directrice. La quête du petit moment singulier ou du « cristal de l’événement total » le conduit à rompre radicalement avec le continuum historique. La compréhension historique est, de son point de vue, une forme de survie : survie des œuvres, des pensées et des actes qui, dans leur temps, sont restés inintelligibles mais qui, rapportés à la réalité du moment, révèlent leur modernité en même temps que leur fulgurance critique. Le passé est vu comme une constellation d’images qui, actualisées dans le maintenant, autorisent l’historien à comprendre et à dépasser l’aveuglement dans lequel auraient été plongés ses contemporains : « La marque historique des images n’indique pas seulement qu’elles appartiennent à une époque déterminée, elle indique surtout qu’elles ne parviennent à la lisibilité qu’à une époque déterminée » (p. 480).
Dynamiter l’élément épique de l’histoire, c’est selon Benjamin arracher le XIXe siècle à la continuité réifiée de l’histoire en faisant exploser l’homogénéité de l’époque (p. 492). C’est ainsi que le penseur de l’histoire fait appel au concept de « remémoration », qu’il emprunte aussi bien à Proust qu’à Freud : il identifie l’historien à l’écrivain qui, se frottant les yeux, cherche à s’éveiller de l’illusion du rêve. La phase du réveil plonge en quelque sorte l’historien dans la lumière du présent, qui arrache le XIXe siècle au « fétichisme de la marchandise ». Sachant que le présent polarise l’événement en histoire antérieure et histoire postérieure, pour juger de la portée d’un fragment d’un passé oublié, il faut d’abord l’extraire de son contexte en le reliant à l’actualité d’un présent qu’il éclaire. Le maintenant redonne vie à la puissance critique puisée dans l’autrefois d’un élément du passé qui dans l’actualité devient intelligible : « De même que Proust commence l’histoire de sa vie par le réveil, chaque présentation de l’histoire doit commencer par le réveil, elle ne doit même traiter de rien d’autre. Celle-ci traite du réveil qui arrache au XIXe siècle » (p. 491).
Benjamin est alors parti en quête des origines de la catastrophe qu’il pressentait imminente, afin de récupérer les déchets de la civilisation du progrès tant vantée par les promoteurs des Expositions universelles. En rassemblant une multitude de citations dans ce qui est devenu Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Benjamin ouvre une voie inaccoutumée à l’historien qui, dans ce dédale de citations, livrées sans la moindre orientation de lecture, découvre un XIXe siècle inédit pour l’essentiel. De Saint-Simon à Karl Marx, de Fourier au Mouvement social, pour reprendre les intitulés de chacun des chapitres de l’ouvrage, entre petits faits du quotidien et poésie romantique, entre Baudelaire et Victor Hugo, du vieux Paris au Paris haussmannien, toute une nouvelle architecture du XIXe siècle se reconstruit sous nos yeux. Une tout autre modernité se présente alors au cœur de cet ouvrage inachevé. Les sources, puisées dans les fonds de la Bibliothèque nationale à Paris, se répartissent inégalement entre ouvrages français et références contemporaines allemandes. Parallèlement à ses recherches sur les origines de la révolution industrielle, Benjamin relève ici et là des fragments de petits événements singuliers, qu’il espérait sans doute rassembler en autant d’images susceptibles de ranimer la vigilance critique de ses contemporains.
Plus récemment, l’idée de discontinuité a été associée à l’œuvre de Michel Foucault. Après Bachelard et Canguilhem, l’historien de la pensée – comme il se nomme lui-même – s’est évertué à distinguer sa réflexion historique de l’histoire des idées et de l’histoire des mentalités. Il a cherché, tout comme Benjamin, à rompre avec la vision linéaire de l’histoire des représentations, où « le faux ne peut se séparer du vrai », tant le discours de vérité, scientifique ou politique, s’est imposé à l’opinion au point de faire croire à sa réalité : « Par pensée, j’entends ce qui instaure, dans diverses formes possibles, le jeu du vrai et du faux et qui, par conséquent, constitue l’être humain comme sujet de connaissance ; ce qui fonde l’acceptation ou le refus de la règle et constitue l’être humain comme sujet social et juridique ; ce qui instaure le rapport avec soi-même et avec les autres et constitue l’être humain comme sujet éthique [67]. »
C’est ainsi qu’il cherche à penser l’« historicité même des formes de l’expérience ». Mais pour accéder aux « événements de pensée » (p. 580), encore faut-il pouvoir dégager la vérité des choses et la singularité des expériences humaines des discours qui les enferment et les surplombent. C’est pourquoi, selon Foucault, « l’histoire ne sera effective que dans la mesure où elle introduira le discontinu dans notre être même » : « L’histoire “effective” se distingue de celle des historiens en ce qu’elle ne s’appuie sur aucune constance : rien dans l’homme – pas même son corps – n’est assez fixe pour comprendre les autres hommes et se reconnaître en eux. Tout ce à quoi on s’adosse pour se retourner vers l’histoire et la saisir dans sa totalité, tout ce qui permet de la retracer comme un patient mouvement continu, tout cela, il s’agit systématiquement de le briser. Il faut mettre en morceaux ce qui permettrait le jeu consolant des reconnaissances. Savoir, même dans l’ordre historique, ne signifie pas “retrouver”, et surtout pas “nous retrouver” [68]. »
Attaché depuis Les Mots et les Choses à traquer les spécificités d’une époque à travers chaque épistémè, Michel Foucault s’intéresse moins à la rupture historique qu’aux césures entre périodes, afin d’en traquer les différences pour y dévoiler les processus de pensée propres à chacune d’elles. Le XIXe siècle a particulièrement attiré son attention à cet égard. Et, plutôt que de suivre la formation des discours dominants, il s’attarde sur les dispositifs et les règles qui enserrent les individus, dans cette interaction permanente entre sujet assujetti et mouvement de subjectivation, entre formes de domination et expériences de résistance, comme le relève la philosophe Judith Revel : « Alors que pour Foucault l’histoire des idées s’intéresse à l’analyse des systèmes de représentation qui sous-tendent à la fois les discours et les comportements, et que l’histoire des mentalités s’intéresse à l’analyse des schémas de comportement, l’histoire de la pensée s’intéresse, elle, à la manière dont se constituent des problèmes pour la pensée, et quelles stratégies sont développées pour y répondre [69]. » En ce sens, l’événement, aussi déstabilisateur soit-il, n’intéresse pas Foucault. C’est plutôt le décrochage d’une période par rapport à une autre qui lui permet de découvrir les conditions spécifiques d’un nouveau mode de pensée, d’un nouvel ordre de savoir allié au nouveau pouvoir en exercice : il entend ainsi mettre au jour des dispositifs généraux qui contraignent les individus à se comporter conformément aux règles qui les assignent à des rôles spécifiques.
Les historiens ne se soucient guère généralement de l’histoire de la pensée. Mais, à ne retenir du passé que la visibilité des comportements individuels ou collectifs, nous manquons l’essentiel de la connaissance des conditions de production de l’histoire elle-même, dans ce qui la fonde, à travers les individus qui agissent et sont agis à la fois. « Plutôt que d’orienter la recherche du côté de l’édifice juridique de la souveraineté, du côté des appareils d’État, du côté des idéologies qui l’accompagnent, je crois qu’il faut orienter l’analyse du côté de la domination et non pas de la souveraineté, du côté des opérateurs matériels, des formes d’assujettissement, du côté des connexions et utilisations des systèmes locaux de cet assujettissement, du côté, enfin, des systèmes de savoir [70]. » Cette importante problématisation de Foucault a été trop souvent amputée de sa dimension politique, particulièrement par les historiens.
C’est pourquoi les deux théoriciens dont je viens de présenter brièvement l’approche critique aident à penser autrement l’histoire du XIXe siècle. Il ne peut être question de reproduire leurs idées, encore moins de les imiter, mais de travailler avec leur mode de penser le passé pour comprendre différemment le siècle dont nous sommes les héritiers. Je m’efforce en particulier de sortir de l’« empire des signifiants » – expression empruntée à Foucault – à partir desquels des continuités de façade ont été établies. Car négliger d’interroger le sens des mots, évolutifs, contradictoires, c’est manquer la compréhension du mouvement de l’histoire avec ses conflictualités et ses enjeux qui en façonnent les contours. De l’idée de liberté à la quête du sujet souverain, combien d’expériences historiques ont été négligées et rejetées hors de l’événement qui les vit naître !
Je reprendrai donc à mon compte le point de vue de Rolf Tiedmann qui, dans son introduction au Livre des passages, explicite la démarche de Benjamin : « Il cherchait à présenter l’histoire non pas dans une construction abstraite mais comme commentaire d’une réalité [71] », en appréhendant le XIXe siècle comme « un rêve dont il faut s’éveiller ; un cauchemar qui pèsera sur le présent tant que son charme ne sera pas rompu [72] ». En ce sens, le siècle des révolutions n’est plus – à l’exception de la révolution industrielle, la seule qui ait triomphé –, il se présente plutôt comme un vainqueur des résistances ; le siècle qui a contraint les individus à s’adapter au système marchand. « Ainsi, précise Miguel Abensour, au sein de cette modernité conflictuelle, peut-on analyser les révolutions comme autant de tentatives d’adapter la structure économique et sociale de l’humanité au développement des forces productives libérées par la seconde technique [73]. »
Si nous acceptons donc de lire le XIXe siècle à contresens de la vision ordinaire donnée à comprendre par la philosophie du progrès, il nous faut écarter toute idée de marche progressive de l’histoire, et privilégier les formes conflictuelles de son mouvement. Autrement dit, s’arrêter sur ce que disent et font les individus et les collectifs dans le temps de l’événement en prenant en compte les significations et les idées qu’ils s’approprient, propagent ou transmettent.
Retrouver les traces des continuités invisibles
Je retiendrai dans cette perspective trois formes d’aperception des temps historiques, en conflit les unes avec les autres : la première est une rupture, rare en histoire ; la deuxième, beaucoup plus fréquente, peut être qualifiée de discontinuité visible ; la troisième enfin, difficilement atteignable, serait assimilée à une continuité souterraine. Dans cette vision du passé, l’histoire continue apparaît comme une invention qui force la compréhension d’un récit historique. Or, dans le réel, ces enjeux sont perçus diversement par les contemporains, selon les nécessités, les espoirs et les intérêts du moment. Néanmoins, entre rupture et discontinuités, la frontière est ténue ; elle n’est lisible que d’un seul point de vue. Les uns la perçoivent irrémédiable, les autres en contestent la réalité et s’évertuent à en effacer les traces en retissant les liens entre le passé et le présent.
La seule rupture marquante du XIXe siècle est, à mon sens, intervenue en 1848, en Europe en particulier. Elle fut précédée par la grande rupture de 1789. Tandis que la rupture de 1848 mettait fin aux espoirs d’une minorité en bloquant le devenir d’une modernité dont on a oublié la trace, celle de 1789, revendiquée par tous, a vu son interprétation confisquée par ceux qui voulaient en limiter les effets.
Indiscutablement, la rupture de 1789 n’a pu être contestée par les autorités, toutes tendances confondues. En ouvrant la voie à l’esprit de liberté, la Révolution a fait entendre des promesses dont les pouvoirs successifs ne sont pas parvenus à entraver l’écho jusqu’au terme du XIXe siècle. Celui-ci est né dans l’ombre d’un XVIIIe siècle « destructeur », selon les termes des hommes du XIXe siècle ; il se devait de tout reconstruire, comme l’ont formulé à maintes reprises les moralistes du temps, de Lamartine à Guizot. Or, malgré la volonté affichée des chefs d’État au Congrès de Vienne en 1815, malgré l’intelligence d’un Edmund Burke, malgré les arguments écoutés d’un Joseph de Maistre, au vu des vaines tentatives des monarques de la Restauration, les gouvernements ne sont pas parvenus à imposer le retour à l’Ancien Régime. Et pourtant, on l’a vu, nombre d’historiens ont cherché à retisser les fils entre l’Ancien Régime et la Restauration, comme si l’élément résistant au retour de la souveraineté éclairée du XVIIIe siècle ne pouvait avoir sa place dans l’histoire. De ce point de vue, l’analyse d’un Alexis de Tocqueville s’est imposée.
En distinguant deux phases de la Révolution, l’auteur de L’Ancien Régime et la Révolution fait entrer la seconde dans l’histoire en écartant la première ; l’une intempestive, l’autre raisonnable. « La première pendant laquelle les Français semblent vouloir tout abolir du passé ; la seconde où ils vont y prendre une partie de ce qu’ils avaient laissé, […] comme certains fleuves s’enfoncent dans la terre, pour reparaître un peu plus loin, faisant voir les mêmes eaux à de nouveaux rivages [74]. » L’excellence de la métaphore évoque la résurgence des fondements de la société d’avant. La première phase fait l’événement tandis que son devenir échappe à l’histoire, la seconde l’instrumentalise en devenant le sujet unique de son histoire. Le reste, c’est-à-dire l’ensemble chaotique des déchets, relégués au second rôle après avoir été la force agissante de l’événement, resurgit ponctuellement sous des formes différentes en actualisant les promesses d’autrefois, dans le maintenant d’une expérience qui, malgré la reconnaissance fulgurante dont il est l’objet, dans le temps très court des discontinuités, demeure en retrait de l’histoire. En identifiant ce reste à l’ensemble d’une catégorie sociale, l’interprétation d’Alexis de Tocqueville est devenue réalité : « Et ce peuple enfin, qui semble seul avoir tiré profit des fautes et des erreurs de tous ses maîtres, s’il a échappé à leur emprise, il n’a pu se soustraire au joug des idées fausses, des habitudes vicieuses, des mauvais penchants qu’ils lui avaient donnés ou laissé prendre. On l’a vu parfois transporter les goûts d’un esclave jusque dans l’usage même de sa liberté, aussi incapable de se conduire lui-même qu’il s’était montré dur pour ses précepteurs [75]. »
Idée de conjoncture, qu’influence la révolution de 1848, certes, mais point de vue partagé par toutes les autorités du moment. Sa force énonciative repose sur la légitimité du fait advenu. La Révolution a triomphé, mais son interprétation fut confisquée par tous ceux qui ont voulu confondre l’idée de liberté avec le concept de libéral. Le peuple de Tocqueville n’a pas conquis sa liberté au XIXe siècle. Sa mise sous tutelle, son assujettissement le rendent triplement dépendant de ceux qui le commandent, l’observent et donnent sens à ses faits et gestes. C’est ainsi que la rupture révolutionnaire fut, peu à peu, transformée en discontinuité. Cette force légitime du conservatisme, force à la fois d’inertie et d’invention, a permis d’écarter du chemin de l’histoire les expériences novatrices, singulières, inventives, voire inouïes, qui ne parviennent pas à la lisibilité dans le temps de l’histoire continue, mais sont autant de pratiques utopiques, d’idées perdues ou oubliées qui contribuent à faire advenir l’histoire dans ses contradictions.
Les discontinuités sont autant de scansions qui rythment le XIXe siècle. Un dysfonctionnement surgit dans un moment où les valeurs anciennes n’ont plus cours. Un événement, ou tout simplement un mode nouveau de connaissance, déplace les certitudes tout en engendrant des résistances. Tout un monde se détache, lisible, accessible, où des pratiques dissidentes se font jour, des significations inédites apparaissent. La mort de Dieu par exemple, au début du siècle, ou plutôt l’immense crise de l’encadrement des Églises. Le saint-simonisme est né de ce trouble des consciences dans les années 1830. Tout alors semble possible. Mais l’ordre veille et trace de nouvelles rives à l’intérieur desquelles le monde ancien restauré retrouve sa place, après avoir éliminé les excès et autres utopies. Les polytechniciens disciples de Saint-Simon, jeunes gens brillants, propagateurs de la femme libre, fondateurs d’un nouveau christianisme, intègrent la nouvelle ère industrielle en devenant ses principaux promoteurs. Oubliant le sens global de l’événement saint-simonien, l’histoire ne retiendra que la marche vers la conquête des pouvoirs économiques et financiers ; le reste sera classé parmi les illusions du passé. En ce sens, nous dit Abensour, « l’utopie apparaît comme le masque dont se couvre une pensée nouvelle de nature à ébranler l’orthodoxie, à porter atteinte aux croyances et aux institutions sur lesquelles repose la société de son temps [76] » ; « une pensée de la différence par rapport à ce qui existe [77] ».
S’attarder sur les discontinuités aux multiples formes, c’est tout simplement se donner les moyens de retrouver, avant que l’ordre ne s’installe et ne recouvre l’ouverture des possibles, ces « innombrables vérités latentes » (Paul Klee) mises au jour à la faveur de la déstabilisation des normes. Quand les représentations assurent la cohérence des échanges sociaux et parviennent à masquer le réel conflictuel, accéder même partiellement à celui-ci, c’est retrouver le sens de la liberté revendiquée par les canuts en 1831, sous forme de remémoration de la liberté de 1792, c’est entrevoir l’immensité des petits arrangements avec le temps, enfouis sous la masse des impensés qu’a masquée la victoire des républicains dreyfusards, par exemple. C’est rendre son actualité à la lucidité critique d’un Bernard Lazare [78].
Plus encore, isoler les discontinuités flagrantes rythmant le XIXe siècle – 1830, 1849-1851, 1880, 1910-1920 – de leur contexte nous permet de comprendre comment l’ordre se perpétue dans le temps de la fabrique de l’histoire. Cela suppose de décrypter la manière dont les autorités contemporaines transforment l’événement déstabilisateur en facteur d’ordre, d’Adolphe Thiers en 1831 à Jules Ferry en 1880. C’est travailler en amont de la formation des mentalités en retenant les diverses interprétations de la révolution de 1830, par exemple, qui à peine l’événement clos subissent l’assaut des idéologies qui transforment peu à peu les journées de Juillet en non-événement. C’est débusquer la fabrique de l’histoire, avant même la constitution des archives. Les privilégiés de l’écrit s’empressent de commenter le ou les événements. En cherchant à les interpréter, ils leur donnent une signification qui, au service de l’ordre restauré, inlassablement retissée, peu à peu se répand et participe ainsi à façonner une histoire, telle qu’ils veulent qu’elle se pense.
Enfin travailler sur les discontinuités historiques, c’est aussi retrouver les traces des continuités invisibles. À travers les écarts ou les fragments de résistances à peine entrevues, la mémoire des expériences du passé resurgit. Expériences qui s’expriment avec les mêmes mots, en fonction d’idées renouvelées, comme si le potentiel contenu dans les mots de « liberté » ou de « république » n’avait pu s’exprimer jusqu’à son terme. Combien de malentendus ont été développés dans les innombrables commentaires relatifs à la Commune de Paris, par exemple. Les relations conflictuelles entre la Commune et la République ne sont dues qu’aux exégèses d’après coup, incapables de comprendre le sens donné à la République de 1871 par la plupart des « communeux ».
Trop souvent les dissidences ou les décalages, au regard des normes en vigueur, et surtout à partir de valeurs tardivement imposées, sont analysés en fonction de ce qui advient ensuite. Or, à mon sens, la plupart des formes de résistances, des fragments d’insurrections ou de révoltes interviennent en fonction d’une conscience d’un manque. C’est davantage vers le passé que se tournent les individus critiques ou les collectifs agissants, que vers l’avenir. Il s’agit, pour la plupart des acteurs, de récupérer un passé oublié, une mémoire enfouie, une expérience perdue. En rendant visibles les détails d’une réalité englobante, en mettant au jour la réalité des inégalités flagrantes, les acteurs devenus sujets de leur propre cause, retrouvent la constellation des expériences passées, comme l’a bien montré Alain Cottereau dans ses études minutieuses des associations mutuelles ouvrières. À la manière d’un Picasso qui définissait dans les années 1910 son propre travail comme une somme de destructions du visible pour être en mesure de rendre visible précisément l’invisible des représentations du réel. Ainsi dégagée de la mode, y compris anglo-américaine, nous retrouverons, je l’espère, une histoire « de la résistance transnationale » qui a été « cachée dans les cryptes funéraires de l’économie, de la nation et de l’ethnicité » [79].
Libérer la « modernité créatrice » de la « modernité dévastatrice »
« Le mouvement propre de la philosophie est d’opérer un passage de l’opinion qui a cours dans la cité et qui vise à reproduire la cité telle qu’elle est, à la connaissance de toutes choses, connaissance susceptible de bouleverser l’ordre politique en le soumettant à des questions qui ne sont plus celles de l’opinion ; bref, le travail de la philosophie est de remplacer l’opinion par la connaissance. » Tel est le but de Raphaël Hythlodée, le narrateur d’Utopia de Thomas More (1478-1535), d’après la lecture pertinente qu’en donne Miguel Abensour [80]. Je pourrais revendiquer la même exigence pour la relecture de l’histoire du XIXe siècle, facilitée il est vrai par le passage du temps. Les illusions du progrès au service de tous sont en effet tombées et la grandeur occidentale de l’époque coloniale s’est défaite. Du XIXe siècle triomphant, il ne reste que les effets dévastateurs des pays déchirés par des guerres incessantes, au Moyen-Orient, en Afrique et ailleurs. Les Lumières elles-mêmes sont aujourd’hui malmenées avec le retour des émeutes raciales aux États-Unis et les résurgences de l’esclavage dit moderne, partout dans le monde : « Les symboles du XIXe siècle, nous dit Abensour, ne s’imposent plus dans leur massivité, ni dans leur pseudo-positivité, mais ne survivent qu’en fragments, à l’état de résidus, permettant le libre jeu de l’interprétation [81]. » Il est donc aujourd’hui loisible de s’écarter du sens commun de l’opinion afin d’accéder à la connaissance d’une multiplicité d’idées et d’actions qui sont restées dans l’ombre parce qu’à l’état d’inachèvement. Afin de libérer la « modernité créatrice » de la « modernité dévastatrice » [82], il nous suffit d’isoler les éléments de rêve des temps passés dont l’actualité prend sens au présent dans la quête d’un avenir meilleur, mais un devenir autre qu’une simple « accélération technique du changement social [83] ».
Une large part de la construction créatrice du XIXe siècle n’était tout simplement pas visible en restant très longtemps cachée derrière les apparences matérielles de la marche du progrès industriel. À nous de lui redonner vie. Cette relecture du XIXe siècle est d’autant plus nécessaire que malgré les résurgences ponctuelles des hauts faits nationaux, malgré la volonté de faire renaître les grands récits, malgré le positivisme récurrent, un seuil critique a été franchi. Il n’est plus possible de revendiquer l’esprit des Lumières pour faire croire au nouvel eldorado de la révolution technologique. Nous sommes suffisamment mûrs, à mon sens, pour ne plus nous satisfaire des apparences en confondant l’« horizon des possibilités [84] » avec l’horizon des possibles. Tandis que les possibles se construisent sur un renouveau de la liberté individuelle et collective en société, les possibilités se limitent au dispositif disponible qui assujettit l’humain aux choses.
Néanmoins, malgré une lucidité sans égale du XXIe siècle débutant, l’horizon des possibles s’éloigne au fur et à mesure des catastrophes qui s’accumulent. Des immigrés en Méditerranée entassés dans des embarcations de fortune n’en finissent pas de mourir. Le terrorisme fascisant dont la violence est sans limite fascine des jeunes en quête d’une autre vie – chez eux la pulsion de mort l’emporte sur la volonté de changer le monde. Le capitalisme financier n’a plus aucun adversaire à sa mesure ; sa suprématie réduit les États à l’impuissance et conduit à la « décollectivisation de l’action », comme le notent très justement Pierre Dardot et Christian Laval [85]. Le pouvoir d’agir des individus s’est depuis longtemps converti en compétition permanente où la liberté de l’un passe par la suprématie sur l’autre.
Et pourtant, les expériences de résistance ne cessent de s’étendre et cherchent à « déjouer la domination [86] » ; les collectifs à la marge de la mondialisation culturelle et matérielle, à l’écart de l’État-providence ou défiant les systèmes totalitaires sont de plus en plus nombreux. Malgré cette constellation de manifestations du refus des normes et des pratiques de domination, l’alternative au système libéral reste toutefois à l’état de rêve. La tâche est immense et ne peut être mise en œuvre en l’absence de réflexion collective à l’échelle de cinq continents désormais. Le travail intellectuel y contribue mais, en dernière instance, celui-ci ne peut s’élaborer dans l’espace solitaire dans lequel sont aujourd’hui confinés les chercheurs. Certains en sont conscients ; des tentatives ont été réalisées ou sont en cours de réalisation [87], mais avant d’imaginer une écriture solidaire et fraternelle au sens où l’entendaient les communistes des années 1840, pour l’heure chacun apporte sa contribution. La mienne se rapporte à la redécouverte du mouvement de l’histoire du XIXe siècle, plus précisément à la recherche de l’historicité des moments singuliers dont on a négligé l’apport novateur et dont on ne connaît au mieux que le « désordre créateur ».
Afin d’en dépasser les limites pour aboutir à la formation d’un collectif créateur, parallèlement aux travaux d’autres chercheurs, j’ai essayé de penser l’histoire du XIXe siècle sous l’angle des événements non advenus. À cela la redécouverte des grands textes ne suffit pas car, pour restituer la signification créatrice et souvent subversive des idées, il faut les saisir dans le moment de la pratique dont elles sont issues. Chacun le sait ou devrait s’en préoccuper, la signification des mots les plus libérateurs a été déformée jusqu’à leur faire signifier le contraire de ce qu’ils disaient. En rétablir l’élaboration du sens et de sa réception m’a semblé la démarche indispensable et préalable à toute tentative d’en utiliser l’idée susceptible de « réenchanter » l’avenir. En d’autres termes, retrouver le possible dont ils étaient porteurs afin d’en actualiser le « principe espérance » – selon l’expression d’Ernst Bloch.
Retrouver le sens des mots à l’origine du mouvement émancipateur est d’autant plus nécessaire que le contenu des idées les plus libératrices a été à ce point édulcoré qu’il n’en reste qu’un concept devenu instrument de contraintes et d’aliénation. Tel a été le destin, par exemple, des mots liberté, modernité, démocratie ou encore communisme. Le mot réforme lui-même a perdu son sens au cours du XIXe siècle en désignant le « contraire d’une avancée vers la justice sociale [88] ». Alors qu’à l’origine la réforme était synonyme d’utopie puisqu’elle se donnait pour objectif le bouleversement des rapports sociaux, comme en témoigne la démarche des deux grands « réformateurs » qui se nommaient ainsi en récusant le qualificatif d’utopistes, Robert Owen et Charles Fourier. L’un imaginait le travail comme attractif tandis que l’autre fustigeait la religion, tenue pour responsable de l’irresponsabilité des individus.
À la manière des insurgés ou des ouvriers du XIXe siècle, ceux de 1848 ou ceux de 1871, dont le regard était tourné vers le passé inachevé, incomplet ou incompris et dont l’objectif n’était pas de prendre le pouvoir d’État ou de le gérer autrement mais de construire une « collectivité autonome [89] », j’ai le souci de retrouver les traces des significations passées. En effet, comment serait-il possible de repenser la démocratie de demain sans avoir préalablement récupéré les éléments qui l’ont constituée afin de les rassembler et de parfaire leur mise en œuvre ? Comment imaginer demain avant d’avoir mis en commun les expériences, les actions ou tout simplement les projets élaborés et transmis de tradition en tradition souterraine sans jamais avoir pu être, jusqu’alors, concrétisés ? Comment sortir de la mal nommée postmodernité sans avoir rapproché la modernité créatrice de l’utopie projective ?
Invoquer l’« altermodernité avec ses nouvelles valeurs, ses nouvelles connaissances et ses nouvelles pratiques », comme le préconisent Michael Hardt et Antonio Negri [90], me semble insuffisant si auparavant nous n’avons pu redonner vie à la modernité, au sein de laquelle la liberté individuelle n’était créatrice que par son inscription dans un cadre collectif. Comment retrouver cette liberté sans lui restituer sa portée émancipatrice ? Comment réinventer le communisme sans l’avoir débarrassé de sa gangue totalitaire ?
Pour comprendre et se réapproprier la définition qu’en donnait par exemple Constantin Pecqueur – selon lequel « le communisme est compatible avec la responsabilité personnelle et par conséquent avec la liberté individuelle. S’il ne l’était pas, il serait souverainement immoral et n’aurait d’ailleurs aucun attrait pour personne [91] » –, cela suppose, il est vrai, un sérieux retour critique sur le rôle des avant-gardes passées, sur la priorité donnée si longtemps, comme préalable à l’émancipation, à la prise du pouvoir d’État. Et surtout, cela implique de comprendre enfin que la liberté ne s’accorde pas ou ne se transmet pas de l’extérieur, mais se conquiert par soi-même. La fondation de la démocratie, ou plutôt son accomplissement imaginé par les partisans de la république démocratique et sociale, est à ce prix. Rosa Luxemburg, en 1905, l’avait compris : « Terre-neuve. Mille problèmes. Seule l’expérience permet les corrections et l’ouverture de nouvelles voies. Seule une vie bouillonnante, sans entrave, se diffracte en mille formes nouvelles, en mille improvisations, illumine la puissance créatrice, corrige elle-même toutes ses erreurs. Si la vie publique des États à liberté limitée est si terne, si misérable, si schématique, si inféconde, c’est justement parce qu’en excluant la démocratie, elle tarit les sources vivantes de toute richesse et de tout progrès intellectuel. […] La masse doit participer dans son ensemble. Sinon, le socialisme est décrété, octroyé par une douzaine d’intellectuels réunis autour d’un tapis vert [92]. »
Michel Foucault liait étroitement résistance et pouvoir, liaison si étroite que l’idée d’émancipation lui était étrangère, même s’il était sensible à l’émergence de nouvelles subjectivités. Aujourd’hui, celles-ci subissent l’« annexion incessante des zones [93] » dans lesquelles elles émergent. C’est pourquoi il est si difficile de les conserver intactes en les détachant de l’emprise aspirante du système libéral qui les digère et les transforme. C’est tout un apprentissage du collectif qu’il importe de se réapproprier, mais hors d’atteinte de ceux qui le déforment et le détruisent à leur profit. Car je ne suis pas certaine que le philosophe Pierre Macherey ait raison lorsqu’il affirme que « la vie commune déborde tout système ou tout ordre établi, auxquels elle est obligatoirement rebelle [94] ». Pour être en mesure de sortir de tout système récupérateur, il faut pouvoir se dégager des normes actuelles en récupérant le sens passé et jusqu’alors caché : le dépassement du présent est au prix d’une rédemption du passé, aurait dit Benjamin [95], mais la rédemption du passé entraîne obligatoirement une lucidité sans failles à l’égard des croyances et des pratiques totalitaires dont le XXe siècle a été le théâtre. En d’autres termes, le détour critique par un passé qui a fait l’opinion est la condition d’une réinvention de la pensée alternative. L’histoire en est le moyen.
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Notes de postface
[1]. Ranajit GUHA, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India, Oxford University Press, Delhi, 1983 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, Explorations in Connected History. From the Tagus to the Ganges, Oxford University Press, Delhi, 2004 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, « Aux origines de l’histoire globale », Collège de France, Paris, 2014, <ur1.ca/njwtx>. Sur l’histoire globale et l’histoire connectée en particulier, une synthèse en français de ces travaux a été notamment publiée par Caroline DOUKI et Philippe MINARD, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 54/4bis, 2007/5 ; et plus récemment par Chloé MAUREL (dir.), « Pourquoi l’histoire globale ? », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no 121, avril-juin 2013.
[2]. Par exemple à la manière de Christian JOUHAUD, Richelieu et l’écriture du pouvoir. Autour de la journée des Dupes, Gallimard, Paris, 2015.
[3]. D’une façon semblable aux interrogations de Wendy Brown : « Le fait que “démocratie” soit le terme dont on affuble tant de mesures de politique intérieure ou d’entreprises impérialistes antidémocratiques suggère […] que le néolibéralisme emprunte considérablement à l’Ancien Régime à des fins de légitimation » (Wendy BROWN, Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007, p. 62).
[4]. Theodor W. ADORNO, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, Paris, 1991, p. 144.
[5]. Voir à ce propos le très beau livre de Miguel ABENSOUR, Utopiques II. L’homme est un animal utopique, Sens et Tonka, Paris, 2013 (que j’ai découvert tardivement, après l’écriture de ce livre).
[6]. Claude LEFORT, La Complication. Retour sur le communisme, Fayard, Paris, 1999, p. 53.
[7]. Reinhart KOSELLECK, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1990.
[8]. François HARTOG, « Temps et histoire », Annales. Économies, sociétés, civilisations, no 6, novembre-décembre 1995, p. 1220-1221 (la citation est de Tocqueville).
[9]. Michèle RIOT-SARCEY, « Temps et histoire en débat. “Tout s’oublie” et “rien ne passe” », loc. cit. Je dois beaucoup à Henri Meschonnic et à sa réflexion critique à ce propos. (Je remercie Jean-Patrice Courtois de m’avoir mise sur le chemin de l’œuvre d’Henri Meschonnic.)
[10]. Walter BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand (1925), Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1985, p. 44-45.
[11]. Victor COUSIN, Cours de philosophie. Introduction à l’histoire de la philosophie (1828), Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », Paris, 1991, 9e leçon, p. 242, <ur1.ca/njz7n>.
[12]. Wilhelm VON HUMBOLDT, La Tâche de l’historien (1821) et Considérations sur l’histoire mondiale (1818), repris dans Guillaume DE HUMBOLDT, La Tâche de l’historien, traduction et notes d’Annette Disselkamp et André Laks, Presses universitaires de Lille, Villeneuve d’Ascq, 1985.
[13]. Henri MESCHONNIC, Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, Lagrasse, 1995, p. 200. L’auteur reprend à son compte les interprétations d’Élisabeth Guibert-Sledziewski, « Penser le sujet en histoire », in Élisabeth GUIBERT-SLEDZIEWSKI et Jean-Louis VIEILLARD-BARON, Penser le sujet aujourd’hui, Méridiens Klinksieck, Paris, 1988, p. 217.
[14]. Voir Carlo GINZBURG, Rapport de forces. Histoire, rhétorique, preuve, Hautes Études/Gallimard/Seuil, Paris, 2003 ; et « Tactiques et pratiques de l’historien. Le problème du témoignage : preuve, vérité, histoire », Tracés. Revue de sciences humaines, no 7, 2004.
[15]. Charles BAUDELAIRE, « Petits poèmes en prose », Le Spleen de Paris, 1864, <ur1.ca/njzsr>.
[16]. Je remercie Igor Mineo de sa relecture critique de cette section.
[17]. Jacques DERRIDA, La Grammatologie, Minuit, Paris, 1967, p. 111.
[18]. Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 41.
[19]. Voir Michèle RIOT-SARCEY, « De la souveraineté », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 42, 2011, p. 7-17.
[20]. Walter BENJAMIN, Origine du drame baroque allemand, op. cit., p. 46.
[21]. Jacques DERRIDA, La Grammatologie, op. cit.
[22]. Yves CITTON, « Entretien avec Marcus Rediker », Revue des livres, no 2, novembre-décembre 2011, p. 25, <ur1.ca/nknd5>.
[23]. Travail engagé par Emmanuel FUREIX et François JARRIGE, La Modernité désenchantée. Relire l’histoire du XIXe siècle français, La Découverte, Paris, 2015.
[24]. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 491 (N9, 6).
[25]. Ibid., p. 505.
[26]. Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 208.
[27]. Voir à ce propos Claudia MOATTI et Michèle RIOT-SARCEY (dir.), La République dans tous ses états, Payot, Paris, 2009.
[28]. Claude LEFORT, La Complication, op. cit., p. 43.
[29]. Michel FOUCAULT, Dits et Écrits, Gallimard, Paris, 1994, tome 2, p. 149 et 166.
[30]. Edgar QUINET, Philosophie de l’histoire de France, Paris, 1857 (rééd. Payot, Paris, 2009, p. 35-37).
[31]. Friedrich DELEKAT, Über den Begriff der Säkularisation, Heidelberg, 1958, p. 55 sq (cité par Hans BLUMENBERG, La Légitimité des temps modernes, op. cit., p. 33).
[32]. Hans BLUMENBERG, ibid., p. 41.
[33]. J’emploie le terme à dessein malgré la critique dont ces mêmes historiens ont fait l’objet par des positivistes plus authentiques.
[34]. François GUIZOT, Histoire de la civilisation en Europe, op. cit., p. 98.
[35]. Ibid.
[36]. François FURET, Penser la Révolution, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1978, p. 123-124.
[37]. Emprunté au poème de Charles Baudelaire, « L’Horloge », Les Fleurs du mal, in Œuvres complètes, op. cit., tome 1, p. 81.
[38]. Pierre ROSANVALLON, La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Gallimard, Paris, 2000, p. 179 (citant Pierre-Joseph PROUDHON, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Garnier frères, Paris, 1851, <ur1.ca/nlyye>, notes 1, 2 et 3).
[39]. Ibid. Pierre Rosanvallon a sans doute bien conscience qu’il manque dans ses ouvrages non seulement la parole populaire, mais aussi la pensée en acte de tous ceux qui font l’histoire mais ne l’écrivent pas. Avec La Société des égaux (2011), il tente de s’approcher de cet inachèvement dont il avait relevé l’absence, mais l’histoire des idées recouvre encore l’essentiel de la problématique critique des acteurs dont les interprétations sont inlassablement recomposées par ceux qui fabriquent et écrivent leur histoire et que Pierre Rosanvallon a tendance à privilégier. Avec Le Parlement des invisibles (2014), l’historien a cherché à faire parler ceux qui aujourd’hui généralement sont « muets dans la société ». Reste à retrouver l’expérience de l’immensité de tous ceux qui ont été contraints de se taire ou n’ont pas été entendus. À mon niveau, en écrivant l’histoire à contresens, j’ai tenté de retrouver quelques traces de ces expériences. Mais il reste beaucoup à faire.
[40]. François FURET, La Révolution, 1770-1880, Hachette, Paris, 1988, p. 451.
[41]. Jack GOODY, Le Vol de l’Histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Gallimard, Paris, 2010, p. 205.
[42]. Michel FOUCAULT, « La torture, c’est la raison », Dits et Écrits, op. cit., tome 3, p. 391.
[43]. Jacques RANCIÈRE, Les Mots de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Seuil, Paris, 1992.
[44]. Nicole LORAUX, La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, « Petite bibliothèque Payot », Paris, 2005, p. 61.
[45]. Ibid., p. 155-156.
[46]. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 497 [N 13, 1].
[47]. Émile LITTRÉ, Conservation, révolution et positivisme, Paris, 1852, p. 84-85, <ur1.ca/nkb17>.
[48]. Alain CORBIN, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Flammarion, Paris.
[49]. Ibid., p. 289.
[50]. Maurice AGULHON, postface à Michelle PERROT (dir.), L’Impossible Prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Seuil, Paris, 1980, p. 315.
[51]. L’écriture de l’histoire dans les années 1990 et 2000 a cru pouvoir répondre à ces impasses à travers l’histoire globale ou l’histoire connectée. Mais la fragmentation extrême des objets d’histoire et l’intérêt excessif pour l’historiographie, malgré l’importance accordée à juste titre à l’histoire postcoloniale, montrent que si la nécessité de sortir de la vision linéaire du progrès a été perçue, à mon sens, l’impuissance à repenser globalement l’écriture de l’histoire n’a pas été dépassée.
[52]. Maurice BLANCHOT, L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 394. (Je remercie Gisèle Berkman d’avoir attiré mon attention sur cet ouvrage.)
[53]. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 492 (N9a, 7).
[54]. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ? (1991), Minuit, Paris, 2005, p. 106.
[55]. Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Seuil, Paris, 1971, p. 18.
[56]. Voir tout particulièrement Pascale GOETSCHEL et Christophe GRANGER (dir.), Faire l’événement, Sociétés et Représentations, no 32, décembre 2011.
[57]. Jean-Claude BOURDIN, « Marx, historien de la politique de la France moderne », in Christophe BOUTON et Bruce BÉGOUT (dir.), Penser l’histoire. De Karl Marx aux siècles des catastrophes, L’Éclat, Paris, 2011, p. 29.
[58]. Sabina LORIGA, « L’histoire, mode de vie. Réflexions autour de Hannah Arendt et Siegfried Kracauer », in Christophe BOUTON et Bruce BÉGOUT (dir.), Penser l’histoire, ibid., p. 213.
[59]. Christophe CHARLE, Discordance des temps, op. cit., p. 118-137.
[60]. Michèle RIOT-SARCEY, Le Réel de l’utopie, op. cit., p. 29.
[61]. Armand CARREL, Le National, 18 février 1830.
[62]. Armand CARREL, Le National, 30 juillet 1830.
[63]. Armand CARREL, Le National, 30 septembre 1830.
[64]. Voir Michèle RIOT-SARCEY, « “Tout s’oublie” ou comment penser l’histoire avec Balzac », in Nicole MOZET et Paule PETITIER (dir.), Balzac dans l’histoire. Actes du colloque de Tours, 7-8 octobre 1999, SEDES, Paris, 2001, p. 199-208.
[65]. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 107.
[66]. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 485.
[67]. Michel FOUCAULT, Dits et Écrits, op. cit., tome 4, p. 579.
[68]. Ibid., tome 2, p. 147.
[69]. Judith REVEL, « Michel Foucault : discontinuité de la pensée ou pensée du discontinu ? », Le Portique. Revue de philosophie et de sciences humaines, no 13-14, 2004, <ur1.ca/nkf5i>.
[70]. Michel FOUCAULT, Dits et Écrits, op. cit., tome 3, p. 184.
[71]. Introduction à Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 13.
[72]. Ibid., p. 17.
[73]. Miguel ABENSOUR, L’Utopie. De Thomas More à Walter Benjamin, Sens et Tonka, Paris, 2000, p. 97.
[74]. Alexis DE TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la Révolution, op. cit., p. 47.
[75]. Ibid., p. 225.
[76]. Miguel ABENSOUR, L’Utopie, op. cit., p. 36.
[77]. Ibid., p. 57.
[78]. Voir à ce propos la préface de Michael LÖWY et Eleni VARIKAS à Zalkind HOURWITZ, Apologie des juifs (1789). Liberté, égalité, pluralité, Syllepse, Paris, 2001.
[79]. Yves CITTON, « Entretien avec Marcus Rediker », loc. cit.
[80]. Miguel ABENSOUR, L’Utopie, op. cit., p. 29. Utopia a été publié en 1516, sous le règne autoritaire d’Henry VIII ; s’intéressant à l’art d’écrire « oblique » de Thomas More, Abensour se réfère à Léo Strauss afin de comprendre comment il a pu « conserver une pensée libre sans encourir de persécution ».
[81]. Ibid., p. 86. Miguel Abensour évoque là le travail analytique de Walter Benjamin sur le XIXe siècle qui a contribué « à désintriquer les éléments de rêve de la terreur mythique qu’ils portaient en eux ».
[82]. Expression empruntée à Yannick LLORED, qui oppose « modernité créatrice » à « image dévastatrice » dans sa biographie de l’écrivain espagnol Juan Goytisolo : Juan Goytisolo. Le soi, le monde et la création littéraire, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2009, p. 34.
[83]. Hartmut ROSA, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, 2010, p. 187.
[84]. Ibid., p. 8.
[85]. Pierre DARDOT et Chritian LAVAL, Commun. Essai sur la révolution du XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014, p. 15.
[86]. James SCOTT, « La domination du point de vue de ceux qui la déjouent », Critique, no 810, novembre 2014, p. 905-920.
[87]. À titre d’exemple, citons COLLECTIF MAUVAISE TROUPE, Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune XXIe siècle, L’Éclat, Paris, 2014, <ur1.ca/nko7x>.
[88]. Pierre DARDOT et Christian LAVAL, Commun, op. cit., p. 570.
[89]. Kristin ROSS, L’Imaginaire de la Commune, La Fabrique, Paris, 2015, p. 17.
[90]. Michael HARDT et Antonio NEGRI, Commonwealth, Stock, Paris, 2012, p. 162.
[91]. Constantin PECQUEUR, Le Salut du peuple, 1849, op. cit., p. 14.
[92]. Rosa LUXEMBURG, La Révolution russe (1918), Œuvres, tome 2, p. 84 (cité par Martine LEIBOVICI, « Révolution et démocratie », Revue française de science politique, vol. 41, no 1, 1991, p. 64). (Je remercie Éric Aunoble d’avoir attiré mon attention sur ce texte.)
[93]. James SCOTT, « La domination du point de vue de ceux qui la déjouent », loc. cit., p. 914.
[94]. Pierre MACHEREY, présentation de l’ouvrage de Michael HARDT et Antonio NEGRI, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’empire (La Découverte, Paris, 2004), Citéphilo, Palais des Beaux-Arts, Lille, 19 novembre 2004, <ur1.ca/nkom0>.
[95]. Walter BENJAMIN, « Thèses sur le concept d’histoire », loc. cit., thèse 2, p. 339.