Approche tout à fait remarquable par sa description du fonctionnement historique des empires et des logiques impériales, qui s’inspire largement de la philosophie politique et historique d’Ibn Khaldûn (1332-1406). Ce qui caractérise selon lui l’État-Empire, c’est la dissociation radicale entre les fonctions militaires et sédentaires de l’État-Empire (qui suppose le désarmement des populations concernées), au sens où l’exploitation fiscale de la dimension sédentaire est entièrement tributaire de sa dimension militaire nécessairement d’origine exogène (la ‘asabiya). Cette articulation est d’ailleurs signalée par David Graeber et David Wengrow, dans Au commencement était, comme moteur initial du développement de la logique étatique.
Cette « Brève histoire des Empires » a le mérite d’articuler historiquement tous les grands empires qui se sont succédé dans la vaste zone eurasiatique (de la Méditerranée à la Chine, des steppes septentrionales à l’Inde) à partir du centre mésopotamien initial, jusqu’à l’apogée des empires islamique et chinois. Cette histoire laisse cependant de côté la dynamique particulière de l’Occident, tout particulièrement l’émergence de la Modernité, et échoue complètement à faire le lien avec cette histoire longue de l’État-Empire (mais ce n’est pas non plus l’objectif du livre, tout au plus une incidente). On regrettera le parti-pris de considérer la dynamique étatique comme stade suprême de la civilisation : ce livre mérite pourtant une attention très sérieuse, en particulier parce qu’il permet de comprendre qu’une vision nationaliste et auto-centrée de l’État ne relève finalement que d’une vision et d’une logique très récente et nullement généralisable, comme le prétend l’approche historique de la modernité occidentale.
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Ce livre tout à fait original est un petit essai d’histoire universelle. On pourrait dire aussi qu’il est une philosophie de l’histoire. Dans un style limpide et accessible, l’auteur traverse les siècles et les continents pour livrer une lecture surprenante, stimulante, de l’ascension et du déclin des empires depuis Rome jusqu’aux empires de Chine en passant par l’Islam, les Mongols et l’Inde des Moghols. Cette lecture audacieuse, qui place en son cœur les questions de la violence et de la paix et oppose le centre pacifique de l’empire et ses marges violentes, est inspirée de la pensée d’un grand théoricien de l’État et de l’Islam médiéval qui vécut au XIVe siècle, Ibn Khaldûn. Cette pensée universelle, d’une portée équivalente à celle de Marx ou de Tocqueville, l’une des seules sans doute qui ne soit pas née en Occident, est, plus qu’un fil rouge, l’armature de ce texte qui nous fait voyager à travers l’histoire des âges impériaux et entend aussi pointer tout ce que notre monde démocratique, né de la Révolution industrielle, a d’exceptionnel – peut-être d’éphémère.
[4e de couverture]
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compte-rendu web :
https://www.actu-philosophia.com/gabriel-martinez-gros-breve-histoire-des-empires/
Gabriel Martinez-Gros – Brève histoire des Empires, Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent – Seuil 2014
CH0 – Introduction (p7)
Ibn Kaldûn est né à Tunis en 1332 dans une très grande famille andalouse, d’origine arabe yéménite, chassée d’Espagne par la Reconquête chrétienne. Comme l’avaient fait ses ancêtres depuis plusieurs générations, il sert les princes du Maghreb comme secrétaire, ambassadeur, ministre, jusqu’à l’âge de 45 ans. Il rompt alors brutalement avec l’activité politique pour se consacrer à l’écriture d’une histoire universelle, Le Livre des Exemples (Kitâb al-‘Ibar), dont la très célèbre Introduction (Muqaddima) énonce les principes de la genèse et de la mort des États et des sociétés. (p8-9)
Ibn Kaldûn nomme « État » l’entité qui se donne le droit, et la force, de lever l’impôt. Le produit de cet impôt est concentré en un lieu géographique – la capitale ; et en un lieu social – l’élite politique qui dispose de la force nécessaire à la levée de l’impôt [cf conquête et exigence de tribut]. Cette élite redistribue le produit de l’impôt pour son confort, son plaisir, son prestige ou sa curiosité intellectuelle à des hommes de métiers, artisans, marchands, médecins, professeurs. Plus le produit de l’impôt est abondant, plus la diversification et la spécialisation des métiers sont grandes dans la capitale, et plus,important les gains de productivité et la capacité d’invention de techniques nouvelles. Dans les villages, chacun fabrique ses propres outils de bois. On trouve des menuisiers dans les petites villes. Bagdad au IXe siècle, Paris au XVe siècle abritent des ébénistes. (p16)
C’est un véritable cercle vertueux qui s’engage [avec l’instauration de l’impôt], dont tous, ville et campagnes, tirent bénéfice. Il ne réclame qu’une seule condition, impérative : que les populations imposées soient désarmées. L’ensemble du processus repose en effet sur une inégalité fondatrice, entre élites et sujets, entre la ville et le reste, entre ceux qui lèvent l’impôt et ceux qui le paient. L’impôt est une humiliation, que des hommes libres et armés, ne toléreraient pas, dit Ibn Kaldûn. […]. Ibn Kaldûn n’hésite pas à écrire qu’il est dans la logique de l’État de répandre la lâcheté et de combattre toute forme de solidarité parmi ses sujets. (p17)
Mais l’État entre ainsi dans une contradiction apparemment insurmontable. Il a besoin d’une force militaire pour intimider ses peuples, lever l’impôt, et garantir son troupeau contre les prédateurs extérieurs. Comment trouver cette force militaire parmi des sujets auxquels on interdit le courage et la solidarité ? L’État doit donc la chercher ailleurs. Ailleurs, c’est-à-dire à ses confins, dans le monde des tribus – entendons cette part de l’humanité qui ne vit pas sous le contrôle d’un État, qui ne paie pas l’impôt et qui n’est donc pas désarmée. (p17-18)
Or c’est cette force solidaire des tribus – Ibn Kaldûn la nomme ‘asabiya –, que l’État achète pour assurer toutes les fonctions de violence (armée et police) dont il a besoin. […]. On peut dire que, pour Ibn Kaldûn, il n’y a pas d’État si cette spécialisation des fonctions productives et non violentes d’une part, violentes de l’autre n’est pas acquise. C’est le sens véritable chez lui des termes « bédouin » (investi des fonctions violentes de l’État) et « sédentaire » (assigné aux fonctions productives). La cité grecque n’est pas un État sous cet aspect décisif parce que les mêmes hommes produisent et combattent. (p18-19)
Que les forces tribales soient acquises par le mercenariat ou violemment importées par l’invasion, elles renouvellent les réserves de violence solidaire dont l’État a besoin. Dans tous les cas, les chefs de ces tribus conquérantes, ou de ces unités mercenaires, prennent le contrôle du pouvoir. Par définition donc, les populations sédentaires ne sont pas admises à désigner ceux qui les dirigent ; les membres du cercle dirigeant qui exercent la fonction de violence au sommet de l’État sont issus du monde des tribus, et sont donc étrangers aux populations sédentaires qu’ils dominent, qu’ils protègent et qu’ils exploitent comme leur troupeau. (p20-21)
Mais cette situation repose de nouveau sur un déséquilibre. Devenu roi, le chef de tribu se conforme à l’usage de l’État, dont il est désormais le garant, en désarmant ses sujets, en commençant par sa propre tribu, principal obstacle à la levée de l’impôt et à l’affirmation de sa monarchie. Les solidarités de la tribu sont en outre rongées par le mode de vie sédentaire. L’État en effet prend en charge la défense militaire, la police et la justice, l’assistance, tout ce à quoi servaient les solidarités tribales dans la situation bédouine, ce qui rend ces solidarités inutiles. […]. En général, deux à trois générations [soit de 100 à 120 ans …] suffisent pour qu’il ne reste rien de l’esprit du corps initial [l ‘asabiya]. Mais au moment où elle triomphe, la monarchie, au sens propre, c’est-à-dire le gouvernement sans partage du roi, est désarmé, tributaire pour sa défense de mercenaires coûteux […] et finalement inefficaces face aux assauts d’une nouvelle ‘asabiya venue du monde bédouin. (p21)
Pourtant, même à l’intérieur des deux mille ans d’histoire où il est pertinent, de nombreuses régions du monde, de nombreuses formations historiques échappent au raisonnement d’Ibn Khaldûn. Les empires lui donnent dans l’ensemble raison : Rome, à l’époque impériale, Byzance, la Chine, l’Empire islamique se plient au schéma, nous allons le voir en détail. Même lorsque l’Islam cessera d’être un empire, après le XIe siècle, chaque État islamique, si réduit soit-il, retrouvera la structure impériale : une capitale, un terroir nourricier (ou un commerce nourricier) et une ceinture de tribus ou de territoires incontrôlés. En revanche, l’Europe résiste à la théorie pour l’essentiel. La raison en est simple. Après l’effondrement de Rome, entre le VIe et le XIVe siècle, l’impôt d’État y disparaît pratiquement. On n’y trouve donc ni concentration ni accumulation urbaines ; ou du moins on ne devrait pas en trouver. […]. Il se produit l’impensable : une population nombreuse, une civilisation urbaine émergent entre le XIe et le XIIIe siècle hors de la contrainte exercée par un État central despotique, hors de l’impôt. (p23)
La séparation des producteurs et des guerriers reste superficielle en Occident. Il arrive, même sous l’Ancien Régime, que la plèbe soit sollicitée de porter les armes, que les villes disposent de milices. L’Europe, même la plus « absolutiste », n’a pas achevé le désarmement de ses peuples, l’interdiction et l’éradication de la violence dans les masses productives qui délimitent la pertinence du système d’Ibn Khaldûn. (p25)
C’est […] dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec le début de la Révolution industrielle en Angleterre, que s’arrête la pertinence du raisonnement d’Ibn Khaldûn : pour la première fois depuis deux mille ans, l’État et l’impôt n’ont plus le privilège et la tâche exclusive d’accumuler la richesse. […]. Des dizaines de métropoles émergent, qui ne sont pas des capitales et dont l’essor ne repose pas directement sur l’impôt d’État : Manchester, Liverpool, Essen, Milan, Barcelone, New-York, Chicago, Shangai, etc. Pour la première fois surtout, l’intangible distinction entre producteurs et guerriers est abolie. (p26)
Tous les États européens, même les plus « réactionnaires » (la Russie, l’Autriche, l’Empire ottoman), instituent le service militaire au cours du XIXe siècle, c’est-à-dire l’armement universel des peuples, qui donne par ailleurs à l’Europe un avantage militaire écrasant sur le reste du monde. (p26-27)
L’émergence des empires telle que la décrit Ibn Khaldûn requiert, on l’a dit, trois conditions : une forte densité humaine, et souvent un rythme assez soutenu de croissance démographique ; un contact établi entre une ambition bédouine et un bassin de population sédentarisé ; enfin la conquête totale de l’ensemble des terres sédentaires connues, de sorte que l’empire ainsi fondé n’ai pour voisins que des barbares, et que s’engage l’échange de la violence tribale contre les richesses matérielles et symboliques que produisent la ville et le palais. (p27)
Dans presque tous les cas […] c’est la non-violence, c’est-à-dire les progrès de la civilisation sédentaire, qui crée par contraste la violence et permet de l’identifier comme phénomène collectif et historique. Le plus souvent, faute d’écriture et d’archives dans les sociétés tribales, le temps de la constitution de la ‘asabiya conquérante nous reste dérobé jusqu’au moment où elle déferle sur les sédentaires conquis, qui en écrivent l’histoire a posteriori. (p32)
Contre toute apparente évidence, les progrès de la démographie et de l’agriculture en Europe, de ses productions urbaines et de ses échanges n’ont pas favorisé l’entreprise des Croisades, mais ont joué contre elle. Il y a contradiction intime entre l’investissement guerrier (que porte indiscutablement le premier siècle de la Croisade) et les calculs sédentaires, territoriaux et financiers de la civilisation. En revanche, il est vrai que les progrès démographiques et économiques de l’Occident médiéval l’ont aidé à repeupler et à mieux exploiter les territoires conquis au détriment de l’Islam ou de Byzance. (p33)
Un des traits majeurs de l’empire se dessine lorsqu’il délimite clairement son territoire – sur lequel s’étend son autorité politique et fiscale, et donc par définition territoire sédentaire – et le distingue du monde barbare. Ou plutôt lorsqu’il définit le reste du monde comme « barbare ». En vérité, ce moment vient si tôt qu’on pourrait en faire l’un des attributs de l’essence impériale. (p34)
Par nature, l’empire rassemble toutes les terres civilisées et toute l’humanité pleinement digne de porter ce nom. Il ne laisse hors de son autorité que les terres sauvages. (p35)
Il faut insister sur ces tracés solennels de frontières entre l’empire et ses barbares – celui d’Auguste et de Tibère, qui renvoie les Germains à la forêt primitive, ou celui d’Hadrien qui renonce aux solitudes de la steppe syrienne. Car bien loin d’exclure comme il le fait en apparence, le choix d’une ligne de frontière unit et engage. (p36)
D’une manière générale, l’identification d’un peuple barbare par le nom qu’on lui donne, par l’histoire des combats qu’on rapporte avoir livrés contre lui, a fortiori par la description de ses mœurs, est un signe de la place qu’on lui reconnaît et de l’alliance implicite qu’on noue avec son existence. (p37)
La fracture religieuse de l’Islam et de la Chrétienté est venue souligner ce glissement [démographique]. Il faut ajouter deux autres conséquences à cette émergence de l’Islam : d’abord, comme l’avait bien vu Henri Pirenne, l’Islam brise le monde méditerranéen au VIIe et au VIIIe siècle. Il interdit à Byzance de reconquérir l’héritage romain, et il échoue lui-même’ à la faire – ce que les Tang accomplissent au même moment en Chine après quatre siècles de suspension de l’empire. Nul ne rassemblera plus jamais les membres épars du Mare Nostrum. Mais surtout, l’Islam monopolise pour des siècles, dans l’aire méditerranéenne et moyen-orientale, la fonction impériale, et il en exclut donc l’Occident. Établis sur les terres les plus populeuses et les plus riches – c’est encore le cas du Moyen-Orient entre le VIIe et le XIe siècle –, les empires islamique et byzantin organisent autour d’eux leur « barbarie » – leurs réserves clairsemées de guerriers, d’esclaves ou de matières premières. Pendant les longs siècles du haut Moyen Âge, l’Europe est donc la périphérie de l’empire oriental, dont l’Islam représente l’essentiel, et Byzance la part manquante. (p38-39)
CH1 – Émergence et assise des empires (400 avant J.-C. - 200 après J.-C.) (p43)
Les empires, comme les épidémies, exigent pour se former que soit dépassé un certain seuil de densité humaine, synonyme de matière fiscale potentiellement abondante. (p43)
L’empire naît certes d’une conquête, mais ne s’accomplit qu’en fermant les portes de la guerre, comme Auguste le fit à Rome. […]. Or, le centre sédentaire et pacifié des empires, quand ils ont réussi à le constituer, et en particulier leur capitale, est précisément le butin que se promet l’envahisseur. Il n’aurait garde de le détruire et de se priver ainsi des concentrations de richesse et de populations que l’empire y a accumulées. (p45)
Pour ces formations historiques [que l’on peut qualifier de « royaumes conquérants »] - où on peut ranger les Royaumes combattants de la Chine des IVe et IIIe siècles avant notre ère (à la veille de l’empire, constitué à la fin du IIIe siècle), mais aussi les cités grecques face à l’Empire perse, la Rome républicaine à l’aube de la conquête du monde méditerranéen, les Arabes au premier siècle de leur expansion, ou plusieurs des royaumes barbares de l’Europe des Vie-VIIIe siècles, dont celui des Francs, la guerre est un profit, et non une charge financière comme elle l’est pour les empires, dépendants d’armées professionnelles. (p46)
[…] c’est le désarmement et la richesse d’une population impériale qui créent les rassemblements violents tournés vers sa conquête. Il n’existe pas de violence collective sans que la paix l’ait préparée. (p47)
Les cas d’une telle adoption de la culture des vaincus par les vainqueurs sont innombrables. C’est un truisme de puis l’Antiquité:la Grèce vaincue a conquis son vainqueur romain. La Mésopotamie en montre les exemples les plus anciens. […]. On a peu remarqué cependant qu’il s »agit de l’un des aspects du mécanisme constitutif de l’empire selon Ibn Khaldûn : la séparation des fonctions productives d’une part, violentes et guerrières de l’autre. Une langue, une écriture parlent à la terre fertile, à la ville, à ses dieux ou à ses philosophes ; une autre aux guerriers de la steppe, au camp militaire ou au palais*. (p48)
[* Parmi les productions et les bénéfices du monde sédentaire, il faut en effet faire une place éminente aux dieux. Leurs temples jouent un rôle essentiel dans la concentration, et donc la mobilisation des richesses, qui est le but et le problème majeur de l’empire, e, particulier dans des économies encore pauvres et surtout peu ou pas monétisées. […]. Mais en outre, la protection des dieux, avant le triomphe des grandes religions universelles, christianisme et bouddhisme, est circonscrite à un territoire. Gagner un territoire, c’est gagner un dieu, sa maison (son temple) et ses faveurs. (note p48-49) ]
La Grèce est le limes de l’Empire perse. (p51)
D’autres exemples le montrent – la faillite de la conquête de la Chine par le Japon à la fin du XVIe siècle : la faillite d’une ‘asabiya conquérante se retourne souvent en institution monarchique. Athènes, après la paix de Callias [avec l’empire perse], met autant d’énergie à désarmer ses anciens alliés [de la ligue de Délos], devenus de fait ses sujets, à leur interdire la guerre, à les contraindre d’accepter sa monnaie, ses colons et ses exigences de tribut qu’elle en mettait trente ans auparavant à les exhorter au combat contre les Perses et à la liberté. La cristallisation d’un embryon d’État impérial athénien, qui désarme les Grecs, sauve l’Empire perse de la violence conquérante de la ligue de Délos. (p52)
Cette unification macédonienne brutale de la Grèce [par Philippe de Macédoine] aurait pu sauver l’Empire perse, en engageant le désarmement des Grecs […]. Cette politique est écartée par la mort de Philippe et l’avènement de son fils Alexandre […]. Deux voies s’ouvrent en effet au vainqueur macédonien : réduire les Grecs à la condition de sujets, ou au contraire, profiter de l’intense militarisation de la Grèce qu’ont entraînée les luttes politiques du IVe siècle pour lancer cette incomparable ‘asabiya guerrière à la conquête du monde. Mille ans plus tard, Muhammad et ses premiers califes arabes seront confrontés au même choix et prendront le même parti de la conquête. L’Empire perse est anéanti en trois batailles […]. (p54-55)
Maîtresse du versant occidental de la Méditerranée, en comparaison beaucoup plus pauvre et moins peuplé que son versant oriental hellénistique, Rome est en mesure d’organiser sur l’ensemble du monde méditerranéen la combinaison proprement impériale du tribal (occidental) et du sédentaire (oriental), du violent et du productif. […]. Mais l’entrée en jeu de la part occidentale de la Méditerranée offre à l’Empire romain des ressources de ‘asabiya presque inépuisable, qui expliquent sans doute une large part de sa longévité. L’armée romaine s’ouvre en effet à toutes les ethnies ralliées. […]. On devient au contraire [des mercenaires des empires grecs et perses] romain en rejoignant les légions du nouvel empire. La ‘asabiya de Rome, c’est toute la Méditerranée occidentale, jusqu’au Rhin et au Rif marocain. Il faudra des siècles pour l’éteindre. Son assise fiscale et sédentaire, c’est au contraire la Méditerranée orientale, l’Égypte, la Syrie du Centre et du Nord, l’ouest de l’Asie Mineure, la Grèce des cités, comme le montrera la survie de l’Empire byzantin après la chute de l’Occident romain. (p58)
La révérence pour la culture grecque, que Rome institue en modèle insurpassable, l’usage privé que les élites et les empereurs eux-mêmes font de la langue grecque, soigneusement exclue au contraire de la sphère du commandement militaire et du discours impérial, dessinent les espaces distincts des fonctions d’autorité et de violence d’une part, de production et de culture de l’autre, dont Ibn Khaldûn fait la base de l’existence de l’État. (p59)
Les défenseurs de la plèbe [romaine] découvrent la règle, vérifiée par tous les empires au moment de leur essor, que le souverain, – ici le Sénat – est plus puissant dans les territoires récemment conquis (et généralement mieux sédentarisés que ceux dont il vient, et d’où il tire sa ‘asabiya) que dans sa capitale. Dans cet esprit, la logique impériale voudrait que la capitale s’établisse au cœur des terres sédentarisées de plus fort revenu fiscal, c’est-à-dire dans l’ancien Empire hellénistique, dès que l’hégémonie romaine n’y est plus contestée, c’est-à-dire dès le 1er siècle avant notre ère. Cyrus et Darius avaient consacré Babylone, Alexandre y était mort, les Parthes et les Sassanides […] choisirent eux aussi la Mésopotamie dont ils n’étaient pas originaire. Le pouvoir romain ne fait rien de tel, du moins jusqu’à Constantin, qui fonde Constantinople au cœur de la partie orientale au IVe siècle. […]. On ne s’étonnera pas […] de ces deux victoires de l’Occident de l’empire sur son Orient [César contre Pompée, Octave, futur Auguste, contre Marc-Antoine]. Ce sont peut-être ces circonstances qui ont maintenu à Rome le centre de l’État. Mais s’est sans aucun doute ce chois de sa part occidentale qui a permis à Rome de mobiliser aussi totalement qu’elle l’a fait les ressources matérielles et humaines de l’ouest de la Méditerranée, et qui a prolongé de plusieurs siècles son empire. (p60-61)
La spécialisation ethnique des fonctions militaires multipliera dans tous les empires ces populations métissées, qui participent à la fois de l’empire et de la barbarie, retenant de l’empire la loyauté qu’ils lui doivent, et de la barbarie les solidarités claniques et l’habitude du combat. L’appareil productif – qui inclut la palais – se distingue ainsi du pays productif. (p66)
Comme il arrive souvent dans l’histoire impériale, les « guerres civiles » sont des guerres ethniques à l’intérieur de l’appareil militaire, où de sages gouvernants ont encouragé des recrutements d’origines diverses, pour renforcer l’armée ou pour ne pas en dépendre. (p68-69)
CH2 – L’expulsion idéologique de la violence (200-750) (p71)
De 200 à 600 en Chine, ou de 450 à 750 en Méditerranée, l’éclipse impériale dure trois à quatre siècles, au cours desquels des évolutions comparables se manifestent aux deux extrémités du monde : recul de la population, des villes, de l’autorité centrale, de l’impôt, de la monétarisation et même de l’écriture – et donc de l’information dont nous disposons. La Chine, comme le monde méditerranéen, traverse des temps obscurs qui touchent au cœur même de l’existence impériale, fondée sur l’impôt, la ville, la bureaucratie et la production écrite. En même temps, dans les deux cas triomphe une religion universelle qui répudie la violence, christianisme d’une part, bouddhisme de l’autre. Cette simultanéité interroge. (p72-73)
[On assiste à une diminution de la population mondiale] Il semble qu’il faille en chercher la raison principale dans l’expansion et l’enracinement des grandes maladies infectieuses, rougeole, variole et peste ne particulier. (p73)
Les IIe et Ier millénaires avant notre ère montrent au contraire une mince mais indiscutable amélioration. L’espérance de vie à 13 ans, à la sortie de l’enfance, serait de 32 ans au Néolithique, 36 à 37 ans dans la Grèce et la Méditerranée orientale de l’époque classique, hellénistique et romaine. La durée de vie beaucoup plus courte des femmes (qui meurent en moyenne à 30 ans au Néolithique, à moins de 35 ans dans la Grèce classique et romaine) limite leur période de fécondité à une douzaine d’années et le nombre de leurs grossesses à cinq ou six. Malgré les étroites limites de ces progrès, l’expansion de la population après -500 lui fait franchir un seuil de densité épidémique. La continuité du peuplement humain favorise la généralisation de quelques-unes des grandes bactéries tueuses de l’histoire. (p74)
[…] les empires étendent et généralisent souvent les bénéfices de la prospérité, les approfondissent et les pérennisent à long terme par les innovations et les gains de productivité que produisent les masses urbaines qu’ils rassemblent. Les Han, les Song, les Moghols ont contribué à inventer la soie, le papier, la poudre, la porcelaine, le thé, l’acier et la fonte, le cachemire et les cotonnades. Mais les empires sont rarement à l’origine des progrès infimes et lents qui font naître pendant plusieurs génération un enfant de plus – ou en font mourir un de moins – dans les familles paysannes, et d’où viennent les premières avancées démographiques et économiques, souvent plongées dans l’obscurité des sources. La lourdeur de la fiscalité, la concentration forcée, l’accumulation hâtive, la confiscation même de la richesse sont au contraire destinées à des gains rapides – et c’est peut-être la pire violence de l’empire. (p77)
Les invasions barbares ne tuent pas l’empire. Elles substituent une dynastie à une autre et, le plus souvent, elles raniment les forces de l’organisation impériale en lui apportant le tranchant militaire d’une ‘asabiya neuve. En revanche, l’empire meurt de la diminution de son potentiel productif et fiscal, d’une lente consomption [amaigrissement et dépérissement, dans une maladie grave et prolongée] qui le ronge pendant plusieurs générations et qui, comme la lèpre, le démembre vivant. (p77-78)
L’événement conjoncturel – la défense contre les invasions barbares – achève cependant de révéler la réalité structurelle de l’empire, de tout empire : s’il faut augmenter les effectifs de l’armée et le montant de l’impôt, s’il faut en partie dessaisir les notables et confier le traitement des contribuables à d’inflexibles fonctionnaires, c’est que toutes les populations impériales – même celles de la part occidentale de la Méditerranée – sont maintenant désarmées, soumises et sédentarisées, et qu’on réclame d’elles l’impôt et la corvée plutôt que le service des armes dont on les a privées au fil des générations […]. (p78-79)
Comme l’explique Ibn Khaldûn dans sa description de la fin des dynasties, l’État devient l’ennemi et toutes les formes de la concentration et de la centralisation, propres au mécanisme impérial, sont rejetées. L’horizon se restreint à l’unité de vie, le domaine agricole, le bourg, en fort contraste avec l’universalisme de l’empire. (p79)
Cette « localisation », qui traduit le refus du corps social d’alimenter un État et une armée démesurée, est tout aussi sensible en Chine. (p81)
La coïncidence de la souveraineté nouvelle des guerriers barbares et de religions radicalement hostiles à la guerre est encore plus frappante en Chine qu’à Rome. Car l’Empire romain adopte le premier le christianisme, et les barbares se plient à la religion de l’empire. En Chine, ce sont les barbares – les Tabgatch en particulier – qui imposent le bouddhisme, ce qui ne manquera pas de peser sur son destin dans le monde chinois [En Chine, reines et impératrices jouent un rôle décisif dans l’installation de la foi et des moines bouddhistes au sommet de l’État, tout comme en Occident les femmes favorisent le succès du christianisme et de ses moines. (note p83)]. Un tel paradoxe – l’expulsion idéologique de la violence au moment même où elle s’empare du trône, et par ceux qui s’en emparent – n’est évidemment pas fortuit. Comme nous allons le voir, ce déni de réalité est l’aboutissement logique du mécanisme impérial de dissociation des fonctions de violence et des fonctions de civilisation. (p83)
L’Empire romain de Constantinople tente de reconquérir la partie occidentale perdue de son territoire entre 530 et 560, paraît un moment sur le point d’y réussir, puis échoue radicalement, sous le double fardeau de la peste (présente entre 540 et 780) et des invasion arabes (630-715). Rome devenu Byzance ne cessera de perdre du poids au bénéfice des dynasties barbares de la partie occidentale de la Méditerranée. (p83)
Dans cette expulsion idéologique de la violence, bouddhisme et christianisme ont évidemment leur part. Ces religions de la non-violence sont adoptées par les sédentaires comme des rites apotropaïques [=qui conjurent le mauvais sort], destinés à détourner la brutalité d’un appareil militaire désormais barbare à laquelle les livre leur désarmement, et par les hommes d’armes et de guerre comme un rite d’accès à la civilisation et aux premiers rangs dans l’empire. (p91)
[…] si on peut soutenir que le triomphe des religions universelles et pacifiantes est la conséquence du désarmement des empires, il n’en est ni la cause ni le signe distinctif. Le pacifisme des empires s’est historiquement étendu au-delà des aires géographiques du bouddhisme et du christianisme. (p92)
L’empereur Nicéphore Phocas (962-971) demandait déjà – en vain – à l’Église orthodoxe que les soldats de l’empire du Christ bénéficient dans leur guerre contre les Sarrasins infidèles de la même promesse du Salut dont jouissaient les combattants musulmans du jihâd. A la différence en effet du bouddhisme et du christianisme, la religion musulmane ne bannit pas la guerre quand elle est menée au nom de Dieu et de l’État islamique. Voilà donc une différence essentielle, qui expliquerait l’agressivité militante et les conquêtes sans cesse élargies des formations politiques islamiques au cours de l’histoire, au détriment des chrétiens et des bouddhistes. (p93)
A la fin du VIIe siècle, sous l’effet des défaites militaires subies des mains des Arabes, Byzance cesse de répondre à la définition de l’empire que nous avons donnée. Avec la perte de la Syrie (638), de l’Égypte (642) et de l’Afrique/Tunisie (après 670), les revenus de l’État sont réduits de plus de moitié en une génération et la population de la capitale de près de 90 % en un siècle. Constantinople cesse d’être nourrie, comme l’était le centre de l’empire depuis les débuts de l’hégémonie romaine par l’annone, c’est-à-dire l’impôt en nature des provinces les plus riches, qui sont passées aux Arabes. Comme celle de la partie occidentale de l’Empire romain deux ou trois siècles plus tôt, la société byzantine se ruralise, et se replie dans une économie largement autarcique. La monnaie se raréfie […]. Enfin et surtout, l’État n’a plus les moyens de rémunérer une armée de métier. (p93-94)
Pendant ce temps, de l’autre côté de la ligne de front, l’Islam a repris le sceptre impérial après 750, avec la victoire des Abbassides et l’arrêt des conquêtes, et il met en place les mécanismes de l’empire, dont le principal, c’est-à-dire le désarmement des populations. Celles de l’ Égypte, de la Syrie ou de l’Irak l’étaient depuis des siècles. Mais, à partir du début du IXe siècle, les califes désarment les arabes, peuple fondateur, qu’ils reversent dans le troupeau des contribuables. Les obligations militaires des clans arabes sont abolies, et en retour, les pensions dont ils bénéficiaient dans les territoires où ils étaient établis depuis la conquête sont supprimées. La totalité du produit fiscal est concentré dans la capitale – Bagdad, qui prend vite les dimensions de l’ancienne Rome ou de la Constantinople impériale. A la place des Arabes, les souverains engagent des soldats professionnels turcs, réputés meilleurs combattant et serviteurs plus sûrs [ou plutôt des « Mamelouks », des esclaves-soldats (note)]. (p95)
Mais très vite, dès 860-880, les charges financières considérables de ce nouveau système fiscal et militaire suscitent troubles et sécessions. [… ce qui permet à Byzance de se rétablir en partie] (p95)
[…] l’effondrement de l’Empire abbasside entre 950 et 1050 a ouvert la voie à de nouvelles poussées tribales, berbères et surtout turques, qui renouvellent les appareils militaires (les ‘asabiyat) de l’Islam. La bataille de Mantzikert [(1071)] scelle la victoire de tribus turques jeunes et tranchantes sur une formation impériale byzantine depuis un siècle en voie de pacification – plus qu’elle ne tranche entre la dévotion religieuse musulmane, d’ailleurs réelle, des uns ou la ferveur chrétienne des autres, non moins indiscutable. Dans l’histoire de ces quatre siècles de conflit, il est donc toujours nécessaire de mesurer exactement l’équilibre des données du désarmement impérial et des ressources militaires des protagonistes. Le poids du religieux, en revanche, n’apparaît pas déterminant. (p96)
C’est la Chine qui nous offre le deuxième exemple de la puissance des mécanismes impériaux, au détriment des discours religieux. A partir de l’an mille, dans le Chine des Song, le bouddhisme perd la position hégémonique qu’il avait occupée depuis six siècles. […]. Le bouddhisme, toujours très populaire, est ainsi écarté de la sphère des élites qui font peser sur lui le soupçon de la superstition, et surtout de ses origines « étrangères ». Privée de sa ‘asabiya turque par la défaite de Talas, la Chine doit en effet faire appel après 750 à des forces tribales ouïgoures, tibétaines ou tatares qui imposent dans la capitale des Tang des religions exotiques – le manichéisme, autorisé dès 694, les nestorianisme, attesté en 781, voire l’islam. Dès 760, le lien établi entre appareil militaire et étrangers oppresseurs aux rites singuliers conduit à des massacres d’Arabes et de Persans entrés au service des armées Tang. Dans les dernières années, troublées de la dynastie, ces massacres se généralisent, surtout lors de la prise de Canton par des rebelles en 879. Le bouddhisme est inclus dans cette condamnation générale des religions étrangères, qui conduit le pouvoir impérial à interdire aux Chinois tout rapport avec les « gens de couleur » (836), puis à fermer plusieurs milliers de monastère bouddhistes dont les biens, notamment les cloches, sont confisqués (845). (p96-97)
Les massacres perpétrés par les rebelles de 879 sont explicitement dirigés contre les soldats et les métis – ce sont des synonymes à la fin du IXe siècle. L’expulsion du bouddhisme n’est donc qu’un avatar du principe général d’expulsion idéologique de la violence qu’incarnent par essence les soldats dévots de Bouddha. Par un immense paradoxe, la religion par excellence de la non-violence est écartée du cœur de l’État impérial pour la souillure militaire qu’elle porte et pour la violence qui en sourd. […]. Dans la division impériale rigide du sédentaire et du violent, le bouddhisme tombe du côté des violents, donc de ce qui n’est pas la Chine. Ce n’est pas son dogme, ni son enseignement, mais sa position dans l’État qui aura déterminé son destin en Chine. Il n’y était pas possible d’être à la fois la religion des lettrés et celle des guerriers, parce que rien n’unit lettrés et guerriers, pourtant également nécessaires au bien de l’État. (p97-98)
CH3 – L’Islam confisque la force turque (750-1200) (p99)
L’Islam ressuscite la géographie d’Alexandre le Grand et l’étend même au Maghreb. Il occupe en moins d’un siècle l’essentiel du quadrilatère de l’Orient ancien, entre Égypte, Indus, Asie centrale et Grèce, où sont attestées les premières avancées du Néolithique, les premières écritures et les premiers royaumes et cités de l’histoire. Seules lui échappent l’Asie mineure et la Grèce, où se limite après 700 le territoire de l’Empire byzantin. L’Islam hérite ainsi des plus vieux bassins sédentaires du monde, c’est-à-dire des premières paysanneries soumises au lourd tribut d’un conquérant, en Mésopotamie et en Égypte. Les conquérants arabes n’auront pas besoin d’exercer de grandes violences pour obtenir à leur tour une rente fiscale que les populations des empires perse et romain étaient accoutumées à payer depuis plus d’un millénaire. (p99)
D’emblée, parce qu’il trace une nouvelle géographie, l’Islam unit les systèmes tribaux de l’Empire romain et de l’Empire perse, les Arabes au sud et les tribus sodgiennes* ou turques de l’Asie centrale au nord. (p100)
[*La Sogdiane ou Sogdie est une région historique recouvrant en partie l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et l'Afghanistan, englobant les villes historiques de Samarcande et Boukhara et la vallée irriguée de Zeravchan. Wikipédia ]
L’usure de la ‘asabiya des Arabes est en effet rapide, précipitée par le désarmement massif des tribus arabes pendant les guerres civiles (656-695) et par la victoire abbasside, venue du Nord-Est persan, où les Arabes ne jouent déjà plus le premier rôle (745-750). Là encore, on peut rapprocher l’évolution abbasside de celle de l’Empire romain et de la logique globale des empires. De même qu’à Rome, la généralisation de la citoyenneté en 212 est le signe de la sédentarisation irrémédiable des peuples de l’empire, qui oblige à recourir à une ressource guerrière venue du monde « barbare »* ou des kystes de sauvagerie logés dans le cœur de l’empire ; de même, l’expansion de la religion musulmane, marque identitaire de l’Empire islamique comme la citoyenneté l’était de Rome, signale la sédentarisation rapide des Arabes, mais aussi des peuples de l’Iran, et elle contraint à faire appel à une violence venue d’au-delà des limes du Nord-Est, celle des Turcs. (p102-103)
[*… ces mêmes barbares qui menacent l’empire sont ceux dont [l’empire arabe] sollicite le concours dans ses armées professionnelles (note perso p102)]
Les Turcs s’imposent donc dès 820-840 comme la ‘asabiya principale de l’empire. Ils n’en seront jamais la seule. Leur expulsion des bénéfices de l’État rend certaines tribus arabes à la vie bédouine, et nourrit le bourgeonnement de dynasties locales arabes dans tout le Croissant fertile – Syrie et Irak – entre la fin du IXe et XIIe siècle. (p103)
A l’extrême occident de l’Islam, le pouvoir andalou des Omeyyades de Cordoue recrute des esclaves soldats européens sur le modèle des Turcs de Bagdad. Dans le centre et l’est du Maghreb, à partir du début du Xe siècle, les tribus berbères les plus actives se rangent derrière le soulèvement chiite des Fatimides, qui enlève l’Ifriqiya/Tunisie en 909, puis l’ Égypte et la Syrie en 969-975. A partir de cette date, l’Euphrate fait frontière politique entre Abbassides de Bagdad et Fatimides établis au Caire, comme il avait séparé mille ans plus tôt le monde perse du monde hellénistique et romain. Après trois siècles et demi d’exception, la géographie de l’Islam revient à la norme précédente sous l’effet de l’écartèlement de ‘asabiya trop nombreuses, que ne parviennent pas à stabiliser des ressources fiscales trop limitées. (p1014)
Après l’an 1000, les ‘asabiyat jusque-là convoquées par les grandes familles arabes prétendantes au pouvoir impérial envahissent la scène politique en leur propre nom. Les Francs, anciens mercenaires des Byzantins et des Arabes andalous ; les Berbères, anciens serviteurs des Fatimides ; et les Turcs, soutien principal des Abbassides à Bagdad, se disputent le bassin sédentarisé des populations méditerranéennes désarmées par un millénaire d’empire, romain puis islamique et byzantin. Nous nommons Reconquista l’affrontement des Berbères et des Francs en Espagne (XIe-XIIIe siècle), qui tourna à l’avantage des Francs ; nous nommons Croisades (XIe-XIIIe siècle) le conflit des Francs et des Turcs en Syrie-Palestine, qui finit par donner l’avantage aux Turcs, mais qui n’en laissa pas moins la Sicile et une large part de l’Empire byzantin aux Francs. En Égypte enfin, les Turcs affrontèrent les Berbères et y abolirent la dynastie des Fatimides que les Berbères avaient fondée (XIe-XIIe siècle). (p104-105)
Il importe peu, dans cette histoire, qu’en l’an mil les Andalous soient (peut-être) majoritairement musulmans, les Siciliens probablement partagés entre christianisme orthodoxe grec et islam, et les Égyptiens divisés entre coptes et musulmans. Ce qu’il importe de comprendre, c’est qu’ils sont tous sédentaires, donc nombreux, accoutumés à l’impôt et incapables de résistance armée. Musulmans ou chrétiens, ils sont le troupeau fiscal espéré du vainqueur, qui peut être turc, franc ou berbère, musulman ou chrétien lui aussi, mais qui est d’abord un groupe restreint rompu à la pratique des armes et prêt à l’exercice du pouvoir aux détriment du troupeau qu’il ménage cependant parce qu’il est sa richesse convoitée. De ces trois ‘asabiyat, celle des Turcs est indiscutablement la plus puissante. La première monarchie turque dans l’histoire de l’Islam naît sur le territoire actuel de l’Afghanistan, à Ghazna en 977, sous l’impulsion de Mamelouks des Persans samanides, qui remplacent dans les décennies suivantes leurs anciens maîtres à la tête de la Transoxiane et au nord-est de l’Iran, le Khurasan. Le souverain le plus célèbre de cette dynastie turque des Ghaznévides (d’après Ghazna), Mahmûd (999-1030), mène les premiers raids musulmans au-delà de l’Indus et ouvre ainsi à l’Islam les immenses perspectives du plus vaste bassin sédentaire du monde après la Chine. […]. Le début de la conquête de l’Inde ne peut se comparer, dans l’histoire de l’Islam, qu’à celle de l’Amérique dans l’histoire de l’Europe. (p105-106)
[…] les Ghaznévides, dont les flèches pointent, comme d’ordinaire celle des ‘asabiyat neuves, vers le centre désarmé de l’empire, c’est-à-dire Bagdad, siège du califat, en sont écartés après 1040 par une autre dynastie turque, les Seldjoukides, qui s’emparent en moins d’un demi-siècle (1040-1080) de l’Iran, de l’Irak et de la Syrie. (p106)
L’échec du projet seldjoukide est en effet rapide. Le pouvoir central de la dynastie, qui a obtenu du califat abbasside le titre de sultan, désormais identifié dans l’Islam à la réalité du pouvoir suprême, s’effondre dans d’incessantes guerres de succession entre 1095et 1160. Les parties les plus vigoureuses de la ‘asabiya seldjoukide se déclarent autonomes en Syrie et en Anatolie, et donneront notamment naissance à la dynastie des Ayyoubides, fondée par Saladin qui l’emporta en 1187 sur les Francs de Jérusalem. (p107)
Cependant, la raison majeure de l’échec seldjoukide tient à une évolution qui passe le plus souvent inaperçue : pour la première fois depuis Talas (751), qui a confisqué la ‘asabiya des Turcs au profit de l’Islam, des ethnies étrangères à l’Islam prennent le dessus dans le monde des barbares du Nord-Est. Le versant chinois de la steppe se réveille, au détriment de tribus turques à demi sédentarisées par leur conversion à la religion musulmane et leur participation, pleine ou limitée, à la construction et au maintien de l’Empire islamique. La civilisation sédentarise, c’est-à-dire qu’elle épuise et qu’elle tue les groupes ethniques tribaux qui la soutiennent, explique Ibn Khaldûn. Tout comme les Turcs Xiongnu, entrés au service de la Chine, avaient disparus au IIIe-IVe siècles de notre ère, les Turcs Ghuzz entrés en Islam après 800 atteignent la fin de leur cycle de vie au profit d’ethnies jusque-là inconnues, sans contact antérieur avec les civilisations de la Chine ou de l’Islam, et pour cette raison universellement tenues pour les plus sauvages du monde : ceux que nous nommons les Mongols. (p108)
[Chine:] Entre 874 et 883, une énorme révolte animée par des soldats déserteurs et des contrebandiers du sel s’empare de la capitale, avant d’être vaincue par l’ordinaire recours aux guerriers turcs. Ce soulèvement, dont on trouvera plus loin la réplique avec l’insurrection des Ming de 1355-1368, donne une des clés de l’émergence de ‘asabiyat dans les marges des sociétés sédentaires, quand la violence tribale des frontières fait défaut. Elle exige un milieu solidaire, généralement marginal ou criminel, cristallisé par l’enjeu d’une rente monopolistique, que l’État confisque une production ou qu’il l’interdise. Le sel remplit cet office au IXe siècle en Chine, l’opium entre les mains de la Compagnie des Indes au XIXe siècle, la drogue dans l’Amérique latine, l’Afghanistan ou l’Afrique saharienne et subsaharienne aujourd’hui. (p112-113)
La paix de l’empire [chinois des Song] triomphe, sans véritable protection militaire. A l’autre extrémité du monde chinois, au nord du limes des Jurchen, se forme la plus redoutable ‘asabiya de l’histoire, la plus tranchante parce que la plus neuve et la plus sauvage. L’épuisement de la ‘asabiya des Turcs musulmans au milieu du XIIe siècle rend le premier rôle à la steppe chinoise, pour la première fois depuis quatre siècles, et rassemble des ethnies qui ne sont jamais entrées dans l’histoire des empires. L’extrême éloignement de la formation de la ‘asabiya mongole dans le Grand Nord et de l’empire Song dans les provinces du sud de la Chine traduit géographiquement la dichotomie des fonctions de guerre (au nord) et de production (au sud). La plus grande sauvagerie est appelée, attirée, par le plus grand raffinement de la civilisation. Peut-être n’y aurait-il jamais eu d’invasion mongole sans ce miracle Song [comparable à la Renaissance européenne] dont l’invasion vise à s’emparer, et qu’elle va détruire. (p117)
CH4 – Les Mongols, la peste et le déclin du Moyen-Orient (1200-1500) (p119)
De nouveau, comme au Ier millénaire de notre ère, la courbe de la population et de l’activité humaine fléchit, moins durablement il est vrai, mais peut-être plus brutalement. Deux grands fléaux accablent le monde des empires, le plus convoité et le plus densément peuplé : les invasions des Mongols et de leurs épigones – jusqu’à Tamerlan (1200-1400 environ) – et la peste, de retour à partir de 1340 après avoir disparu pendant près de sept siècles au Moyen-Orient et dans le monde méditerranéen. Chacun de ces fléaux fait disparaître plusieurs dizaines de millions d’être humains, même si la peste et ses répliques, nombreuses et violentes jusqu’au XVe siècle, ont sans doute tué beaucoup plus que les Mongols. (p119)
La Chine, affectée par les deux fléaux, perd son absolue prééminence démographique pour quatre à cinq siècles. Elle est rejointe voire dépassée par le sous-continent indien, dont l’empire, quand il cristallisera au XVIe siècle, fera un temps jeu égal avec celui des Ming et des Mandchous. Le Moyen-Orient sombre et perd le dernier lustre que lui donnait l’antiquité de son histoire. L’Empire islamique, effondré en son centre (Iran, Irak, voire Syrie et Égypte) trouve un nouvel équilibre dans des territoires récemment conquis et moins dévastés, les Balkans ottomans, d’une part, l’Inde moghole d’autre part. Après 1500, et à l’encontre de ce que nous enseignent le sens commun et les manuels d’histoire, l’Inde est le cœur sédentaire de l’Islam. (p120)
La Chine est d’emblée, et jusqu’au bout, la cible privilégiée des Mongols, qui anéantissent les États barbares protecteurs de la Chine du Nord et du Nord-Ouest entre 1209 (les Tangut Xia) et 1234 (les Jurchen). Pékin est pris en 1215 par Gengis Khan. Proche de la steppe, la ville restera la capitale de la Chine mongole, puis de l’Empire mongol tout entier quand Kubilaï aura réuni, après 1260, les charges de Khan suprême et d’empereur de Chine. Mais la première génération mongole est si éloignée des logiques de la sédentarité qu’elle refuse la combinaison impériale de la violence tribale et de l’activité productive sédentaire. Maître de millions de paysans chinois dès 1215, Gengis Khan, seul parmi les grands conquérants, rejette le marché implicite qui mettrait, en échange de sa protection, ces producteurs à son service. Loin d’exiger d’eux l’ordinaire tribut, il les extermine. (p120-121)
La pratique de l’extermination systématique ne dure pas. Elle est déjà abandonnée en Chine du Nord avant la mort de Gengis Khan (1227). Mais elle a durablement marqué les esprits. (p121)
Après 1260, la deuxième génération mongole – en particulier Kubilaï, petit-fils du conquérant, et son frère Hulagu – construit l’empire que ses pères ont conquis. La Chine, cœur sédentaire de l’humanité malgré l’immensité des destructions, en est le centre. L’empire des Song est annexé avec moins de violence que la Chine du Nord (1251-1276). Hulagu achève la conquête de l’Iran et de l’Irak et liquide, avec le califat islamique des Abbassides à Bagdad (1258), l’unique autre pouvoir, avec celui du pape peut-être, qui prétende à une hégémonie universelle rivale de celle du Khan suprême. Pour l’occasion l’extermination mongole réapparaît. Bagdad est anéanti, sa population exterminée pendant dix-sept jours. Deux ans plus tard, en 1260, au lieu-dit « La source de Goliath » en Palestine, les Mamelouks d’ Égypte, nouveau David, réussissent à vaincre un corps d’armée mongol qui menace la vallée du Nil. (p121-122)
La Chine apprivoise son vainqueur mongol dont le tranchant guerrier s’émousse. Toutes les entreprises de conquête mongoles menées après 1276 et la fin de la résistance Song échouent. (p122)
La Chine des Yuan – c’est le nom chinois qu’empruntent les Mongols – traverse une longue et profonde dépression. (p122-123)
La Chine partage avec les terres mongoles du Moyen-Orient son immense avance technique : boussole, xylographie, papier, gouvernail, sidérurgie. En retour, les Mongols dirigent la Chine avec les ressources militaires et administratives qu’ils tirent de la part islamique de l’empire. Les Chinois sont encore plus systématiquement désarmés que de coutume, et surtout écartés de l’administration. La langue chinoise des examens est exclue du cœur du pouvoir. Le bouddhisme est de nouveau protégé, l’islam progresse au Gansou. (p123)
Dès 1260, […] Kubilaï et Hulagu ont entrepris de sédentariser l’empire en en fixant le centre en Chine et dans sa vice-royauté iranienne dépendante, et en expulsant la part tribale de l’héritage de Gengis Khan, la Horde d’Or, dans les steppes de l’Ukraine et du Kazakhstan d’aujourd’hui, et le Djagataï, en Asie centrale. Quand l’empire s’effondre, d’abord en Iran (1336), puis en Chine (1368), ces périphéries belliqueuses lui survivent, tout comme l’Anatolie et la Syrie seldjoukide avaient survécu à la disparition du centre de l’Empire seldjoukide en Iran et en Irak. Or ces deux parts de l’héritage de Gengis Khan, Horde d’Or et Djagataï, avaient très tôt chois la conversion à l’islam que pratiquaient la majorité de leurs guerriers turcs. Avec elles, les restes de la ‘asabiya mongole, que Gengis Khan avait dirigée vers la Chine, repassent à l’Islam. L’obscure émergence, vers 1300, puis l’expansion de l’émirat ottoman, mais aussi la reprise de la conquête islamique de l’Inde en sont les conséquences. (p124-125)
Mais l’aventure politique la plus spectaculaire des lendemains mongols naît en Transoxiane/Djagataï, sous l’impulsion d’un chef turc qui se substitue à la lignée de Gengis Khan, Tamerlan (1336-1405), et de ses descendants timourides (1405-1507). En trente cinq ans de combats ininterrompus (1370-1405), dont les plus difficiles l’opposeront à ses rivaux turcs immédiats de la Horde d’Or, Tamerlan conquiert un immense empire qui s’étend théoriquement de l’Anatolie et des steppes de l’Ukraine à Dehli. […]. Mais deux points attirent l’attention : la brièveté de la domination des Timourides, et l’extravagante violence des opérations de conquête – et de reconquête de villes révoltées – de Tamerlan. Or les deux faits sont liés, et s’expliquent d’un l’autre par le déclin du peuplement sédentaire, persan en particulier, du Moyen-Orient. L’assaut des Mongols et des Turcs, mais aussi de la peste, a accentué dans le vieux centre de l’Islam – Irak, Iran, Syrie, Égypte, Anatolie – la perte de la substance productive, dont on a vu qu’elle nourrissait les empires, qu’elle en était l’indispensable matière où les conquérants imprimaient la forme de leur sceau. (p125)
Du XIIIe au XVe siècle […] émergent dans l’espace iranien les grandes confédérations tribales turques ou turcisées, Bakhtiyar, Khamseh ou Qashqaï, qui survivront jusqu’au XXe siècle. Plus généralement, l’heure est aux peuples « tribaux » - au sens cette fois que donne à ce mot Ibn Khaldûn –, c’est-à-dire aux peuples rétifs au contrôle d’un État, longtemps demeurés à l’écart des entités politiques constituées, et qui entrent alors massivement dans l’histoire de l’Islam : Kurdes, Baloutches, Patchouns ou Afghans, que la dynastie des Lodi, maîtres de Delhi au XVe siècle, installe dans le paysage politique de l’Inde. (p126)
Cependant, l’accumulation de ressources belliqueuses dans l’arc étendu entre Afghanistan et Anatolie est aussi défavorable à l’émergence d’un empire vaste et stable qu’elle est propice aux entreprises tribales de conquête dirigées vers l’extérieur. Elles s’amorcent en fait dès le troisième tiers du XIVe siècle, avec la percée des guerriers turcs du jihâd ottoman dans les Balkans (après 1360) ou l’expédition de Tamerlan en Inde (1398). Ces initiatives guerrières sont régulièrement victorieuses quand elles se tournent vers les confins de l’Islam et la domination des terres infidèles, et infructueuses quand elles choisissent au contraire le chemin des vielles terres centrales. (p127)
[…] les deux destins impériaux les plus éclatants se construisent sur des conquêtes nouvelles et renouvelées, au bénéfice des Ottomans et des Moghols qui saisissent dans les Balkans et en Inde les populations sédentaires indispensables à l’assiette de l’État, populations dont l’Islam central est désormais dépourvu. (p127)
Le dépeuplement de l’espace autrefois central de l’Islam et l’impossibilité, en conséquence d’y bâtir un empire durable vont peu à peu faire glisser le premier rôle à l’Inde, immense gisement sédentaire, dont la population, au début du XIVe siècle, équilibre sans doute pour la première fois celle de la Chine. (p129)
[Japon:] La désintégration de l’État, qui n’est pas sans rappeler le triomphe de la seigneurie en Europe entre le XIe et le XIIIe siècle, se traduit comme en Europe par une intense militarisation de l’archipel, à l’exact inverse du schéma directeur des empires. La guerre civile de 1467-1477 a rassemblé des forces de 100 000 à 150 000 hommes dans chaque camp. […]. En 1543, la guerre japonaise adopte, bien avant la Chine, l’arquebuse portugaise. Le pays est enfin brutalement réunifié par Oda Nobunaga (1534-1582), au prix notamment de l’écrasement de la secte [bouddhiste] Ikkô. Après sa mort, son lieutenant Hideyoshi (1583-1598) établit son château à Osaka, au cœur du pays que la secte a tenu pendant cinquante ans,, et accueille massivement les vaincus dans les rangs de ses troupes. (p138)
Vers 1590, Hideyoshi, maître du pays et recueillant l’allégeance de toutes les milices, peut compter sur une armée théorique de 250 000 hommes, soit une ‘asabiya sans doute assez puissante pour conquérir 140 millions de Chinois sédentaires. Mais il engage une double politique contradictoire : d’une part l’attaque de la Corée – et, au-delà, de la Chine – sur la voie qu’a tracée la piraterie renouvelée des seigneurs de la guerre japonais après 1520 ; mais aussi, d’autre part, le désarmement de la paysannerie et des samouraïs de village, dont il craint le penchant pour les sectes bouddhistes révolutionnaires. En un mot, Hideyoshi prétend construire deux États avec une seule force : ôter l’empire de la Chine aux Ming en armant une ‘asabiya des Japonais ; et, dans le même temps construire l’Etat du Japon en désarmant les Japonais. Il échoue dans sa première tâche, non du fait de la résistance chinoise, bien sûr, mais de celle des Coréens et des Mandchous, de fait élevés au rand de ‘asabiya centrale de l’Empire chinois dès la fin du XVIe siècle. Au Japon au contraire, après le mort de Hideyoshi (1598), son successeur Tokugawa Ieyasu (après 1600) réussira le désarmement d’un pays qu’il saura arracher à l’attraction de la galaxie chinoise et constituer en étoile indépendante. (p139)
CH5 – L’Inde, la Chine et l’Angleterre impériales (1500-1800) (p141)
L’échec de Tamerlan et des Timourides sanctionne un glissement probablement majeur de l’histoire de l’Islam:la ruine du cœur historique, moyen-oriental, de l’Empire islamique, étendu de l’Asie centrale à l’Irak. […]. Quand la population et la richesse régressent […], les besoins incompressibles de l’appareil politique, en particulier la rémunération des soldats et de son administration fiscale, écrasent une économie agraire toujours fragile. La désintégration de l’État impérial est alors la condition de la survie des communautés productives. C’est précisément ce qui se passe dans le seconde moitié du XVe siècle en Iran et en Asie centrale. (p141)
Les Ottomans se hissent au rang de grande puissance islamique en s’emparant de Constantinople en 1453 ; mais c’est leur conquête du Caire en 1517 qui consacre leurs prétentions impériales. L’Empire ottoman à son apogée, entre 1550 et 1700, rassemble les deux tiers du territoire de l’Empire romain, presque l’équivalent de la Byzance de Justinien (527-565) – Italie en moins, Irak en plus. […]. Au XVIe siècle, le centre de gravité démographique et économique de la Méditerranée est passé en Europe. L’Empire ottoman n’échappe pas aux conséquences du déclin du Moyen-Orient. (p142)
C’est à l’est, en Inde, que se construit en revanche l’aventure politique la plus proche de la tradition impériale de l’Islam. Périphérie des projets impériaux jusqu’au milieu du XVe siècle, l’Inde en devient le centre à mesure que le Moyen-Orient s’efface. (p143)
C’est avec la dynastie des Lodi (1451-1526), solidement appuyée par une ‘asabiya afghane (ou pashtoune) qu’elle saura rassembler et étendre, que renaît à Delhi l’ambition de l’empire. […]. L’ascension des Lodi est brutalement interrompue au début du XVIe siècle par la victoire moghole. (p143)
Presque aussitôt après la mort de l’empereur (1707), entre 1710 et 1725, l’empire éclate, comme à l’ordinaire, selon les lignes de fracture des composantes de sa ‘asabiya : Marathes, Rajpoutes, Turcs, Afghans ou Persans du Bengale ou de Deccan se libèrent de la tutelle de Delhi et s’opposent à l’hégémonie que chacune des autres fractions prétend instaurer. Aucune ‘asabiya, pas même celle des Marathes, handicapée par leur hindouisme dans un monde du pouvoir largement musulman, n’est en mesure de s’imposer. (p147-148)
[Inde contemporaine:] Tout le débat tourne autour de l’acculturation des conquérants musulmans, de la fusion ou de l’harmonieux mélange des musulmans et des hindous. L’avantage est à celui qui adopte l’Inde, le blâme étant jeté sur celui qui n’y entre pas – ou plutôt qui n’y entre qu’en vainqueur, pour imposer son tribut et ses valeurs. Or, quel que soit l’indiscutable intérêt de plusieurs princes moghols pour l’antique littérature de l’Inde, le verdict de l’histoire laisse peu de place au doute : dans l’Inde moghole, comme sous le sultanat de Delhi, le pouvoir appartient par principe à ceux qui sont nés étrangers. (p149)
[…] cette règle [la supériorité des musulmans nés ailleurs sur les musulmans indigènes, et a fortiori sur les hindous] qui aura prévalu pendant cinq siècles en Inde, déborde de beaucoup son histoire. Le lecteur aura en effet reconnu la règle générale des empires, qui sépare fonctions productives (indiennes) et fonction guerrières et souveraines (turques, persanes, afghanes), et qui aliène les fonctions de guerre et de souveraineté. Nous l’avons vu, depuis la fin de l’Antiquité chinoise ou romaine, le pouvoir est étranger à la population majoritaire de l’empire. (p150)
Les sociétés démocratiques d’aujourd’hui pensent l’identité et l’étrangeté dans des termes territoriaux […] : l’État incarne la pays et le peuple. A l’inverse, l’appareil d’État de l’empire, par définition, est étranger au peuple. Ce n’est pas l’Islam qui crée l’étrangeté des Moghols, c’est l’empire. Ce n’est pas l’islam qui ouvre la voie du pouvoir souverain, c’est la guerre. Des hindous accèdent, par le service armé, aux bénéfices de l’appareil d’État. A l’inverse, la grande majorité des musulmans, notamment des musulmans convertis d’origine indienne, restent assignés à la masse sédentaire des sujets. (p150-151)
Assez logiquement, ces musulmans d’origine indienne, qui partagent l’essentiel de la condition des sujets – par opposition à l’appareil d’État –, défendent l’unique privilège qui les distingue des sujets hindous, à savoir les marques de la religion musulmane, qu’Akbar peut au contraire effacer sans dommage pour l’empire, parce que l’empire repose sur d’autres bases, à savoir la distinction des guerriers et des soumis, voire des peaux blanches contre les peaux brunes. (note p151)
[…] on se trompe en parlant d’indianisation, d’acculturation du régime ou de rapprochement avec les autochtones. Rajpoutes et Marathes sont précisément sollicités pour donner une couleur différente ou neuve à une ‘asabiya dont on se défie (les Afghans ou les Ouzbecks pour Akbar) ou qui fait défaut (les mêmes pour Awrangzeb). Ces ethnies belliqueuses hindoues sont appelées au pouvoir non parce qu’elles sont autochtones mais parce qu’elles sont étrangères au monde étranger dominant – turc, afghan ou persan. Leur double éloignement , ethnique et religieux, des cercles naturels du pouvoir, leur donne cette distance d’avec la norme, cette aliénation au sens propre, qui les dispose par excellence au service du prince et de l’empire. (p152)
On ne peut sans doute pas imputer à l’Islam le recul de la population indienne. Il ne serait pas plus convaincant de lui accorder le mérite de l’élan initial de sa croissance. En revanche, on peut penser que l’Islam en général et l’Empire moghol en particulier ont apporté en Inde, pour le meilleur – et parfois le pire –, les réalités de l’empire : la mobilisation des ressources par l’impôt, l’urbanisation, la spécialisation des métiers et le luxe des productions destinées aux élites, l’armée de métier et le renforcement de la monétarisation de l’économie qu’elle implique. (p154)
[…] cette pression fiscale va croissant avec l’affaiblissement des ressources militaires et le recours au mercenariat*. La pompe fiscale moghole est sans doute la plus puissante que l’Inde ait connue jusque-là. Elle offre à la domination britannique du XIXe siècle un modèle propice. (p155)
[*Rappelons que l’impôt est multiplié par 2,5 au cours du XVIIe siècle, tandis que la population augmente d’environ 30 à 35 %. L’Europe connaît au XVIIe siècle la même poussée fiscale, mais le niveau de départ est sans doute beaucoup plus bas. (note p155)]
Au nord comme au sud, en Inde comme en Chine, le cheval est l’un des investissement les plus coûteux de la guerre. Les armées mogholes acquièrent les leurs en Asie centrale, en échange d’esclaves africains ou indiens. En revanche, l’Inde vérifie après la Chine mongole et l’ Égypte mamelouke que les effectifs des armées sont modestes : l’armée impériale moghole vers 1600 compte sans doute 200 000 hommes pour une population de 80 millions d’habitants. […]. Mieux connus et remarquablement convergents sont les chiffres de l’armée de la Compagnie britannique des Indes : 25 000 hommes en 1768, au moment où elle annexe le Bengale et le Bihar, 155 000 en 1805, après sa victoire sur le Mysore et les Marathes, quand son autorité s’étend déjà à tout le sous-continent ; et 240 000 hommes au moment de la révolte des Cipayes (1857). (p157)
La désintégration moghole, acquise dès 1725, laisse en présence les deux ‘asabiyat dominantes de l’ancien empire : les Marathes à l’ouest, qui pillent régulièrement les terres du Gange et du Bengale, et imposent le plus souvent leur autorité à Delhi après 1750 ; les Afghans, qui pillent Delhi avec Nadir Shah, roi de Perse, en 1739, et infligent aux Marathes une défaite écrasante à Panipat en 1761. […]. A toutes ces ‘asabiyat en puissance d’empire, s’ajoutent la France et surtout l’Angleterre. (p157-158)
L’Empire britannique des Indes commence en effet comme un sultanat dissident de l’Empire moghol. En 1757 et 1764, les victoires anglaise de Plassey et Buxar en organisent le noyau solide : le Bengale et le Bihar sont annexés, au détriment d’une vielle aristocratie afghane sans doute dominante depuis le XVe siècle. […]. Le domaine de la Compagnie allie donc, selon la meilleure tradition impériale, un territoire sédentarisé et fiscalisé directement dépendant (Bihar et Bengale) et des confins militaires (le Oudh [à peu près l’actuel Uttar Pradesh], qui met pour près d’un siècle, entre 1775 et 1857, sa ‘asabiya au service de la puissance britannique. (p158)
La conquête entreprise par la Compagnie naît d’une défaillance : celle de l’autorité moghole, qui assurait au commerce étranger une protection physique en échange de l’afflux de richesses et de ressources fiscales que générait l’activité européenne. La Compagnie engage la guerre de Plassey contre le gouvernement du Bengale parce qu’il a pillé son comptoir de Calcutta. Mais dès qu’il a choisi de se doter d’un appareil militaire, la Compagnie ne peut plus échapper aux logiques de la politique impériale. (p159)
La démarche apparemment étrange d’une institution commerciale devenue État tient simplement à ce que, à la fin du XVIIIe siècle encore, les ressources majeures sont assurées par l’impôt. La véritable richesse est le privilège de l’État et de ceux qui peuvent prétendre s’en emparer. (p159)
Le Permanent Settlement [1793, qui accorde aux fermiers de l’impôt – les Zamindars – la propriété permanente de ce privilège, et donc de fait la propriété de la terre qu’ils taxent] est la première mesure d’ampleur qui distingue la pratique britannique de celle des empires, dont elle annonce la fin. Car la toute-puissance (fiscale en particulier) de l’État est une règle d’or de l’empire. La confiscation, souvent arbitraire, des biens des puissants en fait partie. En lui substituant les droits et les garanties de la propriété privée, venue de leur propre histoire, les Anglais font entrer l’Inde dans le monde moderne – leur monde moderne. (p160-161)
Ne l’oublions pas : si l’appareil militaire de l’empire est par définition étranger, c’est au départ parce que sa violence le marginalise, parce que cette violence « naturelle », jaillie des tribus, met en danger les tâches pacificatrices de l’État, dont la raison d’être est de prospérer par l’impôt et de tirer profit du travail productif des sujets sédentarisés. […]. Elle [la violence étrangère des tribus] est sublimée quand l’État met à son service, fait entrer dans sa ‘asabiya cette même violence, affaiblie par sa domestication […]. Mais même alors, l’État ne manque pas de saper sourdement la force qui le garde et de précipiter paradoxalement son déclin – et l’appareil idéologique chevaleresque dont il l’investit n’est pas le moindre des corsets qu’il emploie pour l’étouffer. L’état ne peut prendre à son service que des barbares qui renoncent à l’être. (p162)
C’est précisément ce que dément la Chine des Qing, ou, pour mieux le dire, des Mandchous. Les barbares qui s’emparent de l’État et le gouvernent avec un succès inouï au XVIIIe siècle ne renoncent pas à se dire barbares […]. A la fin du XVIe siècle, l’empire déclinant des Ming est menacé par deux ‘asabiyat dominantes : celle de la mer, des pirates et des Japonais, dont la tentative de conquête de Hideyoshi, régent du Japon, entre 1592 et 1598, marque le point culminant de la virulence ; et celle des steppes de l’Ouest et du Nord qu’organise, précisément contre la poussée japonaise à la fin du XVIe siècle, la puissance neuve de l’ethnie mandchoue, cousine des Jurchen qui avaient régné sur la Chine du Nord aux XIIe et XIIIe siècles. (p163)
La crise culmine entre 1674 et 1681 avec la révolte et l’écrasement du parti Ming, que suit la prise de Taiwan en 1683 [où il s’était réfugié]. Près de quarante ans après la chute de l’ancienne dynastie, les Mandchous sont enfin maîtres de la Chine. (p164)
D’évidence en effet, c’est l’ouverture au monde, si peu associée à l’image de la Chine d’autrefois, qui explique en grande partie cette croissance sans précédent dans l’histoire humaine avant l’âge industriel. On a calculé que la moitié de l’argent extrait des mines d’Amériques entre 1571 […] et 1821 avait abouti en Chine. La solidité de la ‘asabiya mandchoue de la dynastie et l’importance des ressources apportées par les taxes sur la commerce extérieur et intérieur – le second de loin supérieur au premier – permettent de modérer l’impôt foncier et d’encourager l’investissement et la mobilisation du travail de la paysannerie. L’Empire mandchou n’est pas loin de la perfection de la fonction impériale. (p167)
Les cotonnades de Manchester évincent celles de la Chine à partir du milieu du XIXe siècle. Entre 1850 et 1870, leur prix est divisé par cinq. Les nouvelles industries privent la Chine de ses emplois et l’empire de ses ressources fiscales. Mais l’Angleterre est aussi maîtresse de l’Inde orientale depuis le dernier quart du XVIIIe siècle, et c’est déjà dans ce rôle qu’elle a pris sur la Chine un avantage que la Révolution industrielle vient accentuer. (p167-168)
L’Angleterre l’a emporté en Inde par les moyens les plus traditionnels de l’empire – la conquête militaire et la confiscation de la rente fiscale. Elle l’emporte sur la Chine par les voies d’une économie plus productive. Pour la première fois, c’est la supériorité des compétences sédentaires, et non la suprématie guerrière, qui assure la victoire de l’empire. Un monde nouveau est né. (p168)
CH6 – Conclusion (p169)