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Ce texte est un texte majeur, à placer dans la continuité de Pierre Clastres (La société contre l’État), Marshall Sahlins (Âge de pierre, Âge d’abondance) ou Philippe Descola (Par delà nature et culture), en ceci qu’il permet de dissocier histoire des villes, histoire de l’agriculture et histoire de l’État, en contradiction complète avec ce qui devient visiblement la fiction historique de l’Occident moderne qui s’évertue à continuer d’en faire des synonymes, parce que sa survie en est intimement liée.

La capacité de changer le présent est totalement tributaire de notre capacité à changer d’histoire, à changer les racines historiques de notre imaginaire global : ce livre y participe magnifiquement.

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Depuis des siècles, nous nous racontons sur les origines des sociétés humaines et des inégalités sociales une histoire très simple. Pendant l’essentiel de leur existence sur terre, les êtres humains auraient vécu au sein de petits clans de chasseurs-cueilleurs. Puis l’agriculture aurait fait son entrée, et avec elle la propriété privée. Enfin seraient nées les villes, marquant l’apparition non seulement de la civilisation, mais aussi des guerres, de la bureaucratie, du patriarcat et de l’esclavage.

Ce récit pose un gros problème : il est faux.

David Graeber et David Wengrow se sont donné pour objectif de « jeter les bases d’une nouvelle histoire du monde ». Le temps d’un voyage fascinant, ils nous invitent à nous débarrasser de notre carcan conceptuel et à tenter de comprendre quelles sociétés nos ancêtres cherchaient à créer.

Foisonnant d’érudition, s’appuyant sur des recherches novatrices, leur ouvrage dévoile un passé humain infiniment plus intéressant que ne le suggèrent les lectures conventionnelles. Il élargit surtout nos horizons dans le présent, en montrant qu’il est toujours possible de réinventer nos libertés et nos modes d’organisation sociale. [4e de couverture, Ed Les liens qui libèrent 2021]

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Dernières pages de la Conclusion (p657-662) :

Le projet dont ce livre est l’aboutissement a démarré il y a plus de dix ans comme un défi presque ludique. Nous étions surtout curieux de voir en quoi les découvertes archéologiques qui s’étaient accumulées depuis trente ans pouvaient nous conduire à réviser notre approche de l’histoire longue de l’humanité, en particulier sur la question des origines des inégalités sociales. Pourtant, nous avons vite compris que nous nous étions engagés dans quelque chose d’important, car aucun travail de synthèse de ce type n’avait encore été réalisé dans nos disciplines. À vrai dire, il nous arrivait souvent de partir à la recherche d’ouvrages « fantômes », des livres dont il nous aurait paru naturel qu’ils aient été écrits, mais qui ne l’avaient pas été : études sur les villes antiques dépourvues de structures de gouvernement verticales, témoignages sur les processus démocratiques de prise de décision en Afrique ou dans les Amériques, comparaisons entre les différentes sociétés héroïques… Nous découvrions que, sur tous ces sujets, la littérature était criblée de trous.

Petit à petit, nous avons compris que cette aversion pour les synthèses n’était pas uniquement due à la réticence de chercheurs ultra-spécialisés, même si ce facteur entrait en ligne de compte. Elle s’expliquait aussi par l’absence de vocabulaire adéquat. De fait, comment diable qualifier une ville « dépourvue de structures de gouvernement verticales » ? À l’heure actuelle, aucun terme ne fait l’unanimité. Oserait-on l’appeler « démocratie » ? « République » ? Ces mots (de même que « civilisation ») charrient un tel poids historique que la majorité des anthropologues et des archéologues préfèrent instinctivement les écarter, tandis que les historiens les réservent en général au contexte européen. Faut-il alors la qualifier d’« égalitaire » ? Probablement pas, car certains saisiraient la perche et exigeraient des preuves du caractère « effectif » de cet égalitarisme. En pratique, cela supposerait de démontrer l’absence de tout facteur structurel d’inégalité au moindre niveau de la vie sociale, y compris celui des familles ou des mouvements religieux. Comme de telles preuves sont difficiles, voire impossibles à apporter, il faudrait en conclure qu’aucune cité n’a jamais été authentiquement égalitaire.

En suivant la même logique, on pourrait fort bien affirmer qu’il n’existe pas de sociétés véritablement « égalitaires », hormis peut-être une poignée de minuscules clans de cueilleurs. C’est d’ailleurs une idée avancée par de nombreux chercheurs en anthropologie évolutionniste. Le problème de ce genre de raisonnement est qu’il conduit à mettre dans le même sac tous les groupes « non égalitaires » – un peu comme si l’on disait : « Il n’y a pas de différence fondamentale entre une communauté hippie et un gang de motards, puisque ni l’une ni l’autre n’est parfaitement non violent. » Nous sommes donc littéralement à court de mots lorsqu’il s’agit d’évoquer certains aspects majeurs de notre histoire. Les indices montrant que les hommes ont parfois fait autre chose que « courir au-devant de leurs fers » nous laissent sans voix. C’est en prenant conscience de cela, et du fait que le passé se présente désormais à nous d’une manière totalement neuve, que nous avons résolu d’aborder le problème dans l’autre sens.

Concrètement, cela impliquait d’inverser un grand nombre de polarités, et d’abord de jeter aux orties tout le vocabulaire de l’« égalité » et de l’« inégalité », sauf quand on pouvait prouver que la société considérée avait développé une idéologie explicite d’égalité sociale. C’était une invitation à se poser des questions comme : que se passe-t-il quand on met l’accent non pas sur les cinq mille années au cours desquelles la domestication des céréales a donné naissance aux aristocraties ultra-protégées, aux armées de métier et à la servitude pour dette, mais plutôt sur les cinq mille années où cela n’a pas été le cas ? Que se passe-t-il quand on accorde autant d’importance au rejet de la vie citadine ou de l’esclavage qui caractérise certaines époques et certaines régions qu’à leur apparition en d’autres temps et d’autres lieux ?

En chemin, nous sommes allés de surprise en surprise. Par exemple, nous étions loin de nous douter que l’esclavage avait apparemment été aboli à maintes reprises et en maints endroits, de même sans doute que la guerre. Bien sûr, ce genre d’abolitions est rarement définitif, mais cela ne rend pas moins dignes d’intérêt les périodes qui ont vu se développer des sociétés libres, ou relativement libres. D’ailleurs, si l’on met entre parenthèses l’Eurasie à l’âge du fer (comme nous l’avons fait ici), ces périodes sont largement majoritaires dans l’expérience sociale humaine.

Les théoriciens en sciences sociales parlent souvent des événements du passé comme s’ils étaient prévisibles. C’est une forme de malhonnêteté intellectuelle, car chacun sait que lorsqu’on tente de prédire l’avenir, on se trompe en général sur toute la ligne – et, en la matière, ces penseurs sont logés à la même enseigne que les autres. Mais c’est plus fort que nous. Alors que nous n’avons pas le début d’un semblant d’idée de ce que sera notre monde en 2075 ou en 2150, nous ne pouvons nous empêcher de poser que l’état dans lequel il se trouve aujourd’hui est la conséquence logique et inévitable des dix mille ans qui viennent de s’écouler.

Imaginons que notre espèce se maintienne à la surface de la Terre et que nos descendants, dans ce futur que nous ne pouvons pas connaître, jettent un regard en arrière. Peut-être que des aspects que nous considérons aujourd’hui comme des anomalies (les administrations à taille humaine, les villes régies par des conseils de quartier, les gouvernements où la majorité des postes à responsabilité sont occupés par des femmes, les formes d’aménagement du territoire qui font la part belle à la préservation plutôt qu’à l’appropriation et à l’extraction…) leur apparaîtront comme des percées majeures qui ont changé le cours de l’histoire, tandis que les pyramides ou les immenses statues en pierre feront figure de curiosités historiques. Qui sait ?

Ce que nous avons voulu faire, c’est adopter cette approche dans le présent – par exemple en envisageant la civilisation minoenne ou la culture Hopewell non pas comme des accidents de parcours sur une route qui menait inexorablement aux États et aux empires, mais comme des possibilités alternatives, des bifurcations que nous n’aurions pas suivies. Après tout, ces choses-là ont réellement existé, même si nous avons l’indécrottable habitude de les reléguer à la marge plutôt que de les placer au cœur de la réflexion.

Dans cet ouvrage, l’une de nos priorités a été de recalibrer toutes ces balances, de rappeler que des gens ont bel et bien vécu ainsi pendant des siècles, parfois des millénaires. D’une certaine manière, cela nous conduit à une conclusion encore plus tragique que celle du récit conventionnel qui voit dans la « civilisation » une chute inévitable de l’état de grâce. Car cela veut dire que nous aurions pu développer des conceptions totalement différentes du vivre ensemble ; que l’asservissement de masse, les génocides, les camps de prisonniers, le patriarcat ou même le salariat auraient pu ne jamais voir le jour. Mais il y a aussi une autre manière de voir les choses : les possibilités qui s’ouvrent à l’action humaine aujourd’hui même sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent.

La citation de Carl Jung avec laquelle nous avons débuté ce livre fait référence à ces moments particuliers de l’histoire d’une société qui bouleversent ses cadres de référence, transforment ses principes et symboles fondamentaux, brouillent les frontières entre mythe et histoire, ou entre science et magie – ces moments où, par conséquent, de vrais changements peuvent advenir. Les Grecs appelaient cela le kairos, l’occasion à saisir. Les philosophes, eux, utilisent parfois la notion d’« événement » – une rupture capitale (révolution politique, invention scientifique, chef-d’œuvre artistique…) révélant des aspects de la réalité qui étaient inimaginables auparavant mais qui, une fois connus, ne peuvent plus être ignorés. En ce sens, le kairos représente le genre d’époque où des événements sont susceptibles de se produire.

Un grand nombre de sociétés à travers le monde semblent actuellement se précipiter vers un tel moment de leur histoire, à commencer par celles qui, depuis la Première Guerre mondiale, se définissent comme « occidentales ». Il est évident que les découvertes fondamentales en science physique, ou même dans le champ de l’expression artistique, ne progressent plus à la cadence fulgurante à laquelle nous nous étions habitués au tournant du XXe siècle. En revanche, les instruments scientifiques dont nous disposons pour comprendre l’histoire de l’homme et de la planète se développent, eux, à un rythme étourdissant. Contrairement à ce qu’espéraient peut-être les férus de science-fiction des années 1950, les chercheurs de l’an 2020 ne rencontrent pas des civilisations extraterrestres venues de systèmes stellaires lointains, mais ils trouvent juste sous leurs pieds des formes de société radicalement différentes de la nôtre – certaines oubliées et redécouvertes depuis peu, d’autres déjà connues, mais désormais appréhendées sous des angles inédits.

L’amélioration des outils scientifiques d’exploration du passé a révélé au grand jour les fondements mythiques de nos « sciences sociales ». Ces axiomes qui nous paraissaient inattaquables, ces repères bien ancrés autour desquels s’organisait la connaissance de notre propre espèce, s’égaillent aujourd’hui comme une nichée de souris. À quoi bon emmagasiner tout ce savoir nouveau s’il ne nous sert pas à revisiter l’idée que nous nous faisons de ce que nous sommes et de ce que nous pourrions encore devenir – s’il ne nous permet pas de redécouvrir la signification de notre troisième liberté élémentaire, la liberté d’inventer des réalités sociales jamais expérimentées à ce jour ?

Le problème ici, ce ne sont pas les mythes. Il ne faut pas les confondre avec des connaissances scientifiques erronées ou infantiles. De même que toutes les sociétés ont leur science, toutes les sociétés ont leurs mythes, qui donnent une structure et un sens à leur expérience. Le problème, c’est la lecture mythique de l’histoire mondiale qui s’est déployée ces derniers siècles et qui n’est tout simplement plus opérante. Non seulement elle est irréconciliable avec les données brutes qui s’étalent sous nos yeux, mais les interprétations et définitions qu’elle conforte sont clinquantes, défraîchies et désastreuses sur le plan politique.

Il ne faut pas s’attendre à des changements fondamentaux dans l’immédiat. Trop de disciplines se sont construites à l’intérieur des anciens cadres et pour répondre aux anciennes questions – sans parler des chaires et des départements universitaires, des revues spécialisées, des prestigieuses bourses de recherche, des bibliothèques, des bases de données, des programmes scolaires et tout ce qui s’ensuit. Comme l’a dit un jour le physicien Max Planck, les nouvelles vérités scientifiques ne s’imposent pas lorsque les chercheurs établis admettent qu’ils ont tort, mais lorsqu’ils cèdent la place aux générations suivantes, à qui elles paraissent familières, voire évidentes. Nous sommes optimistes. Nous voulons croire que cela ne prendra pas si longtemps.

D’ailleurs, nous avons déjà fait un grand pas dans cette direction. Désormais, nous y voyons plus clair quand nous tombons sur des études qui, rigoureuses sous tous les autres aspects, sont bâties sur une série de postulats qu’elles ne questionnent pas – le postulat d’une société humaine « originelle », fondamentalement bonne ou fondamentalement mauvaise ; le postulat d’un temps « d’avant » les inégalités et la conscience politique ; le postulat d’un événement historique majeur qui serait venu tout bouleverser ; le postulat de l’incompatibilité de la « civilisation » et de la « complexité » avec les libertés humaines ; le postulat d’une démocratie participative naturelle dans les petits groupes, mais ingérable à l’échelle d’une ville ou d’un État-nation… Nous y voyons plus clair, parce que nous savons maintenant que nous sommes face à des mythes.

 

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Compte-rendu du livre sur "Bibliothèque Fahrenheit 451"
https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2022/06/au-commencement-etait.html

 

Graeber et Wengrow, Au commencement était... une nouvelle histoire de l'humanité, LLL 2021
Tag(s) : #livres importants, #critique de l'Etat, #histoire
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