[ La modernité révolutionnaire du XVIIIe siècle a institué son opposition fondatrice entre Gemeinschaft-communauté et Gesellschaft-société-individualisme, opposition qui n’a au final pas réussi à faire vivre positivement le monde idéalisé de la Gesellschaft, mais qui s’est concrètement traduit par l’approfondissement continuel de leur antagonisme, antagonisme dont nous vivons aujourd’hui les derniers (au minimum « en date ») avatars : c’est le caractère désormais insoluble de cet antagonisme qui caractérise le présent, et la crise du présent… Ce livre aide à y voir plus clair, entre autre par sa critique du postmodernisme.
Tout le monde sait aujourd’hui plus ou moins confusément (je suis un grand optimiste…) que le schéma contractualiste à l’origine de la modernité est une pure fiction, et portant toute l’organisation effective de ce monde continue bel et bien de reposer sur cette même fiction : et l’on s’étonne qu’il y ait un problème ? ]
*
Comment, au-delà de la vénération du particulier et du pluralisme si caractéristique de nos sociétés individualistes contemporaines, penser l’homme dans ses appartenances symboliques concrètes ? Comment redonner sens à ces vieilles notions totalisantes de « société », « culture », « nation », d’ « identité collective » et, à travers elles, de « communauté », pour penser les formes de notre être-ensemble ? Rien n’est moins simple. Et rien n’est plus nécessaire.
Comme y invite cet ouvrage, il est temps d’en finir avec ce soupçon généralisé typique des théories postmodernes dominantes (poststructuralisme, postcolonial, subaltern et gender studies) selon lequel toute idée de totalité serait totalitaire et constituerait un instrument idéologique de domination et d’uniformisation. Si, à l’inverse, on considère, dans la perspective holiste tracée par Louis Dumont, que les idées, valeurs et actions individuelles ne peuvent être saisies qu’à partir de leur inscription au sein de diverses totalités sociales qui leur donnent forme et signification, alors il est des trésors de savoir inestimables à aller chercher chez les « classiques » de la sociologie et de l’anthropologie.
Avant de condamner leurs « préjugés » (essentialistes, voire colonialistes) du haut de notre bonne conscience postmoderne, un premier pas serait d’apprendre et de comprendre ce qu’ils ont à nous dire sur la capacité des individus modernes que nous sommes à « faire communauté ».
Stéphane Vibert est professeur agrégé à École d’Études sociologiques et anthropologiques, Université d’Ottawa (Canada). Il est notamment l’auteur de Louis Dumont : Holisme et modernité, Michalon, 2004. [4e de couverture]
*
Pour un résumé de cet ouvrage par l’auteur :
Stéphane Vibert, « Grand résumé de l’ouvrage La Communauté des individus. Essais d’anthropologie politique, Lormont, Édition Le bord de l’eau, 2016 », SociologieS [En ligne], Grands résumés, mis en ligne le 19 juin 2018, consulté le 20 mai 2022. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/8235 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sociologies.8235
Stéphane Vibert, La communauté des individus – Essais d’anthropologie politique, Le bord de l’eau 2015
CH0 – Introduction
La compréhension de toute totalité sociale comme sens, domaine et condition du sens suppose ainsi le mise au jour d’une « hiérarchie de valeurs » susceptible d’orienter les perceptions, les jugements et les actions des membres de la société. (p12)
Car si l’« individu » se révèle d’abord et avant tout une valeur sociale – telle est l’intuition fondamentale de Dumont [Louis ….] –, et non pas une réalité substantielle anhistorique, alors il suppose pour s’affirmer certaines conditions de possibilités, qui renvoient justement à la dimension holiste de la vie en société : des institutions, des mœurs et coutumes, que l’homme moderne peut tenter de transformer, d’aménager ou d’orienter mais qu’il ne peut en aucun cas – pas davantage que par le passé – créer volontairement et artificiellement, ex nihilo pour ainsi dire. (p12-13)
[…] la référence à la société comme « totalité » représente bel et bien un marqueur théorique irrécusable qui, s’il ne suffit pas à spécifier entièrement la perspective holiste, en constitue néanmoins une condition première et un passage obligé. (p17)
CH1 – Faire « communauté » en modernité. Problématique du concept à partir d’une comparaison entre la Russie et l’Occident. (p21)
L’étude du concept de « communauté » [Gemeinschaft], traditionnellement opposé en sociologie au terme de « société » [Gesellschaft], depuis Tönnies, afin de définir une conception « traditionnelle » des relations sociales inhérente aux liens « primaires » (familiaux et locaux), nous permettra d’appréhender les phénomènes d’acculturation d’une façon complexifiée, nonobstant la vision surannée d’un remplacement progressif des liens « communautaires » par la généralisation du schème contractualiste qui fonde la la forme « sociétaire » des collectivités humaines. (p21)
Sous ce terme [de communautarisme] se comprend l’antagonisme conflictuel que peuvent entretenir les « identités » ethniques, culturelles, religieuses, d’une part entre elles, et, d’autre part, envers un pouvoir central « républicain », arc-bouté sur la défense de l’égalité individuelle entre citoyens, seule apte à assurer l’intégration au sein d’un État-nation en crise. (p22)
Ensemble de représentation et d’idées-valeurs spécifique de l’histoire occidentale, la « configuration individualiste » valorise l’« individu moral » comme lointain héritier de l’« individu-en-relation-directe-avec-Dieu » de l’univers chrétien. […]. La hiérarchie de valeurs, qui organise et informe le tout sociocommunautaire, est à la fois « sens, domaine et condition du sens [L Dumont] », fondant la supériorité du sens global sur les choix éthiques de l’individu subjectif. L’opposition hiérarchique (en valeurs, à distinguer radicalement de toute relation de pouvoir comme rapport moderne entre individus « naturellement » égaux en droit) permet l’englobement des contraires en différenciant les niveaux à l’intérieur du Tout : ainsi, la configuration individualiste propre à l’idéologie moderne subordonne le tout social à l’individu moral, autonome et essentiellement « non social », ainsi que l’atteste le schème contractualiste comprenant la société comme collection d’individus originellement libres et rationnels, unis selon leurs propres volontés. (p22)
[...] l’individualisme en tant qu’idéologie globale ne s’impose donc au sein des totalités sociales qu’en se combinant de manière plus ou moins explicite aux traits holistes constitutifs de tout ensemble sociocommunautaire ? Le concept d’« acculturation » acquiert ici une profondeur nouvelle, désignant tune combinaison étroite entre l’affirmation d’une identité culturelle holiste et l’individuo-universalisme. (p23)
Le concept de « hiérarchie de valeurs » appréhende tant les modèles normatifs orientant les conduites subjectives que les processus d’institutionnalisation ou de socialisation, et évite tout réductionnisme inféodé à la configuration individualiste, qu’il soit psychologique (relié aux catégories d’ordre mental : conscience collective, volonté), biologique (les pulsions), économique (catégories utilitaires : besoins, motivations), culturaliste (comme idéalisme aboutissant à un relativisme absolu), alors que, comme l’a précisé Louis Dumont, « chaque culture exprime à sa manière l’universel » – celui-ci restant présupposé par la démarche anthropologique au moins en tant qu’instance régulatrice –, et que la hiérarchie de valeurs constitue elle-même un universel a posteriori, issu de la pratique comparative. (note p25)
La volonté de réunir en une synthèse définitive et l’appartenance communautaire et la le plein développement de l’individu dans toutes es facultés parcourt non seulement la doctrine slavophile, mais également dans une certaine mesure les théories populiste et socialiste. Toutes trois pensent la résoudre les antinomies créées par l’imprégnation de l’« esprit du capitalisme », critiqué pour son fondement individualiste, concurrentiel et utilitaire aboutissant nécessairement à une atomisation sans retour du social. Mais les recours pour éradiquer les vices engendrés par la société libérale s’avèrent foncièrement la différents : pour les slavophiles, l’Église et la communauté ; la commune paysanne transformée ne association de travailleurs libres pour les populistes ; l’État régulateur dans le domaine économique pour certains socialistes. Dans le cadre de la pensée slavophile, cette philosophie globale, par l’artificialisme volontariste qu’elle présuppose, engendre a contrario une intensification de l’individualisme, dans le sens où elle tend à faire du peuple comme catégorie sacralisée (synonyme de ce fait d’« Église ») l’acteur décisif qui réalisera dans le temps historique de l’ici-bas l’union mystique avec la Vérité divine éternelle. (p26)
La comparaison proposée par Walicki [1975, p170] à partir de points de contact entre Gemeinschaft et mir vu par les slavophiles, en fait l’illustration [celle de la distinction entre le narod (le « peuple », vue comme communauté vivant et perpétuant les traditions et coutumes nationales) et l’obchtchestvo (la « société », comme strate éduquée sous l’influence des idéaux modernes occidentaux) :
a) la Gemeinschaft s’appuie sur une Wesenwille, ou volonté spontanée : elle se place donc dans la sphère du vécu, des fonctions naturelles vitales, alors que la Gesellschaft est le produit d’une volonté rationnelle, ou Kürwille, qui privilégie le calcul et le raisonnement ;
b) la Gemeinschaft est un organisme vivant alors que la Gesellschaft est le résultat d’un mécanisme artificiel, un agrégat d’éléments atomisés ;
c) la Gemeinschaft se fonde sur la concorde, le consensus, l’unanimité, une communauté de foi et de coutume ; au contraire, la Gesellschaft se trouve être une « communauté » d’intérêts, construite par convention, à partir du schème contractualiste ;
d) la Gemeinschaft incarne une volonté collective de type religieux, tandis que la Gesellschaft favorise le développement d’une « opinion publique », de théories arbitraires et la individualisées, soutenues par une tendance à l’abstraction spéculative prononcée ;
e) la Gemeinschaft ne connaît pas la propriété privée car elle légitime une possession collective des biens à partir d’une prééminence des relations entre hommes sur les relations aux choses ;
f) la Gemeinschaft s’appuie sur un droit coutumier et familial développé sur un mode historiquement organique au sein de la tradition nationale. A contrario, la Gesellschaft se fonde sur une législation rationnelle, encourageant par la reconnaissance de droits subjectifs inaltérables l’émancipation des individus hors de la communauté ;
g) la Gemeinschaft la est une idée-valeur portée par le peuple, au nom de l’entente et de l’union, alors que la Gesellschaft, « société », est le lieu des ambitions, des rivalités personnelles, des égoïsmes et de la concurrence effrénée ;
h) la Gemeinschaft la ne connaît donc pas l’individualisme du fait du lien communautaire « organique » qui fonde son existence, la Gesellschaft trouve son essence dans le conflit, qui se résout seulement selon deux modalités particulières, la contrainte et le contrat ;
i) enfin, le rôle de Rome est souligné dans l’érosion des liens organiques de la Gemeinschaft : l’émergence d’un système légal rationnel et la prise en compte d’un « être humain abstrait » dénué de toute appartenance sociale ont contribué à faire basculer l’Occident dans le rapport collectif moderne représenté par la Gesellschaft. (p28-29)
[…] en renonçant aux hiérarchies traditionnelles, et malgré son conservatisme social et politique indéniable, il [Kireievski] retrouve une certaine forme d’égalitarisme moderne, légitimé par un appel aux traditions ancestrales et au gouvernement patrimonial. Or « le patrimonialisme fait appel aux masses contre les groupes de statut privilégié ; ce n’est pas le ‘‘ héros guerrier ’’ mais le ‘‘ bon Roi ’’, le ’’père de son peuple ’’ qui constitue l’idéal prévalent » [Walicki, 1975, p176]. (p29)
[… l’idéal de Tönnies …] se trouvait dans un « socialisme communautaire* », qu’il opposait nettement au marxisme comme « socialisme sociétaire », parce qu’issu d’une conception artificialiste tant sur la plan conventionnel (social) que technique (scientifique). […]. le « socialisme communautaire » ainsi élaboré fait droit à un « individualisme indépendant », i.e. aux droits de la personne dans le groupe (la dimension « sociétaire » n’étant pas négligée mais subordonnée). (p31-32)
* Affirmant la dichotomie Gemeinschaft/Gesellschaft, Tönnies introduit une distinction supplémentaire à l’intérieur de la première division : ainsi, le « communisme primitif » contient en germe et produit un « individualisme » à la fois rural et urbain, qui seul permet le passage à la « société » moderne fondée sur un « individualisme indépendant ». mais l’histoire ne s’arrête pas là, et, au sein de la société, Tönnies affirme que cet « individualisme indépendant » suppose le « socialisme », dernière phase et pour ainsi dire conséquence de « l’idée de société, même si d’abord ce n’est que sous la forme d’une cohésion réelle de tout le potentiel capitaliste et de l’État » [Tönnies 1977, p283-284]. (note p32)
[…] s’il y a en Russie comme en Occident délégitimation du principe de médiation religieuse portée par l’autorité royale, celui-ci va se retrouver dans l’individu rationnel et moral du côté occidental, et dans une « communauté de saints » idéale du côté russe, véritable « individualisme collectif ». Dans les deux cas, le holisme comme hiérarchie de valeurs communautaires est nié par un principe égalitaire subversif qui, en tant que valeur prééminente, récupère et totalise l’ensemble du social, et justifie sa reconstruction sur un mode spéculatif. (p36)
[pour Durkheim ou Comte] Les groupements professionnels et corporations reconstituées doivent représenter un intermédiaire entre l’individu et l’État, évitant à la fois les deux écueils symétriques potentiels de la société moderne que sont l’atomisation et le despotisme. (p38)
Il est important de signaler que, dès l’origine, la « communauté » est pensée par la sociologie comme le seul lieu effectif, non économique mais moral, permettant de faire le pont entre la « société des individus » – ou « société civile », qui régit les échanges volontaires et contractuels effectués entre les membres de cette collectivité – et l’« État », organe supérieur qui garantit l’égalité des citoyens devant la loi commune et les conditions régulières de l’exercice démocratique. Virtuellement contradictoires, les deux termes (société civile/État) promeuvent des valeurs qui, poussées à leur réalisation ultime, portent les germes de leur destruction : le liberté individuelle, qui peut aboutir à l’anomie, et l’atomisation concurrentielle à « la guerre de tous contre tous » ; l’égalité, qui favorise l’intervention de l’État dans la société, qui risque de dégénérer en oppression légale rationnelle. (p39)
Nous avons voulu souligner […] le mouvement involontaire d’« intensification de l’individualisme » réalisé par les slavophiles, alors qu’eux-mêmes se plaçaient dans une perspective générale de retour vers les lumières sacrées du passé russe. Nous posons ici l’hypothèse d’une acculturation progressive des sociétés holistes en contact avec l’idéologie moderne qui se réaliserait en priorité par l’intermédiaire de la « conscientisation » de la culture sous les traits d’une « identité » et de la réinvention d’une tradition sous couvert de restauration et de continuité. Le basculement qui s’effectue au sein de la totalité sociale opère essentiellement au niveau des valeurs, leur hiérarchie se reconstituant à mesure que la perception de celles-ci se modifie. D’où l’idée, de prime abord paradoxale, consistant à expliquer les plus importants changements sociaux et politiques tournés vers la restauration d’un passé mythique, alors même que les plus zélés révolutionnaires auront le plus souvent été – il n’est possible de l’affirmer que par le recul des années –, finalement et contre toutes les évidences de leur temps, les agents aveugles d’une perpétuation des institutions et structures sociales, inversées à leur profit dans la plupart des cas*. En effet, bien qu’elles se réfère constamment à la tradition et au passé, toute pensée réactionnaire engage bien un mouvement et non une simple inertie, mouvement qui va « objectiver réflexivement la société comprise par lui comme son ordre traditionnel, dont la naturalité normative sera affirmée à l’encontre de l’arbitraire volontariste du libéralisme révolutionnaire » [Freitag, 1995a, p174]. Un objectivation réflexive que nous nommons « conscientisation » et qui, à l’insu des acteurs portés par l’histoire, légitime l’acculturation par l’idéologie moderne en traduisant les idées-valeurs progressistes dans un langage autochtone, sous couvert de restauration des principes traditionnels et de continuité organique de l’histoire nationale. (p39-40)
*L’un des cas les plus caractéristique de cette hypothèse est évidemment le moment de la Révolution française : un nombre impressionnant de commentateurs s’est plu à souligner la continuité de la notion de « souveraineté » qui grève encore aujourd’hui les débats dans la France contemporaine, notamment avec la formation politique d’un courant « souverainiste ». Avec la Révolution, la souveraineté nationale s’est certes bien opposée à l’absolutisme royal, mais non en récusant l’absolutisme : les jacobins ont simplement transféré à la nation les prérogatives absolues du roi. La Terreur elle-même s’inscrit dans une logique de préservation et de garantie des droits souverains de la Nation comme corps mythique transcendant les individus, s’il le faut contre les droits naturels de ces mêmes individus. (note p40)
« La Gesellschaft n’est pas venue, avec l’État, l’industrie, le capital dissoudre une Gemeinschaft antérieure. […] [Elle] a pris la place de quelque chose pour quoi nous n’avons pas de nom ni de concept […]. La société ne s’est pas faite sur la ruine d’une communauté. Elle s’est faite dans la disparition ou dans la conservation de ce qui – tribus ou empires – n’avait peut-être pas plus de rapports avec ce que nous appelons ‘‘communauté’’ qu’avec ce que nous appelons ‘‘société’’ [Jean-Luc Nancy, 1986, p34]. (p41)
Il faut donc bien différencier ce que nous appelons « holisme » à partir d’un ordre social accordant la primauté au tout, certes intégré mais de façon hiérarchisée, de ce qui a pu être nommé « communauté », concept qui met l’accent sur l’unité au plus haut point égalitaire d’individus, dont le lien horizontal n’est que la résultante d’un lien premier vertical : le lien direct de chaque individu avec Dieu. (p41)
La notion d’« association » a d’ailleurs joué un rôle éminent dans la polysémie du terme « communauté » qui lui fut fréquemment attaché. […]. Il est donc possible d’émettre l’hypothèse qu’au cours du XIXe siècle le concept de « communauté », bien plus qu’un appel à la restauration des corps intermédiaires d’ancien régime, hiérarchisé et la naturels, fasse signe vers quelque chose ressemblant à une « société fusionnelle », avec des liens étroits résultant d’une socialité plus intense entre les hommes, guidés par un sentiment commun d’appartenance plus que par leurs intérêts personnels*. (p42)
* Cette « société fusionnelle » visée n’est d’ailleurs pas sans rappeler la structuration de certains ordres religieux monastiques instituant leur rapport égalitaire (avec parfois l’adoption du mode de décision à la majorité des voix) horizontal dans une dépendance verticale à Dieu égale pour tous […]. (note p42)
La distinction idéologique privé/public, construite par l’idéologie moderne à partir de la perception libérale d’un individu maître et possesseur de ses différentes appartenances et capable de les mettre à distance, était censée permettre le maintien des particularismes et différences (religieuses, linguistiques, ethniques), à la condition expresse que ceux-ci soient rejetés dans une sphère personnelle privée. La fondation d’un ordre juridique et politique de citoyenneté exigeait en effet la mise en place d’un processus assimilationniste conduit par les diverses institutions étatiques nationales, parmi lesquelles évidemment figurent en bonne place l’école et l’armée. (p43)
[…] la nation moderne se présente en effet comme « société », fondée sur la valeur individualiste, mais les traits qu’elle prend au niveau de son incarnation historique dans la réalité des relations sociales vécues la fait s’affirmer comme « communauté » primordiale, grâce notamment à la double acception de ce terme […] : totalité partielle subordonnée d’une totalité hiérarchique supérieure au sein de l’univers holiste, certes, mais également et surtout « pseudo-holisme » caractéristique de la modernité en tant qu’unité collective immanente et absolue, impérieuse dans la domination qu’elle exerce sur les membres individuels qui lui sont objectivement affiliés. (p45)
N’ayant voulu concevoir que des individus sans attaches concrètes en considérant l’ensemble des appartenances singulières comme autant d’obstacles à l’apparition d’un citoyen universel, la conception individualiste de l’État-nation voue de fait le citoyen à se muer en individu. Pourtant, si les deux notions correspondent souvent dans la pensée démocratique atrophiée, leur distinction est essentielle quant à la compréhension de la vie collective moderne. (p48)
Il faut poser l’hypothèse que la nation, en tant que totalité partielle à tonalité holiste, structure essentielle d’appartenance moderne comme médiation entre l’individu et l’universel, a constitué un phénomène actualisable parce qu’établi sur des représentations et des appartenances holistes (et non contre elles ou en dépit d’elles, contrairement au discours hégémonique), persistant de façon souterraine et largement impensée au cours du développement de l’idéologie moderne. […]. Dire que la nation s’est instituée, au sein de l’idéologie moderne, comme une « totalité partielle », c’est signifier que tout en se fondant sur le schème contractualiste des individus déliés et asociaux, elle conservait de son héritage holiste – réinterprété, réévalué, repensé pour intégrer les droits imprescriptibles de la personne en tant que valeur culturelle – la notion essentielle de précédence du social. (p48)
L’émergence de la société moderne ne peut masquer la totalité sociale hiérarchisée qui la porte et en informe le sens. […] à moins de trouver sa source ailleurs que dans l’intérêt individuel, la culture citoyenne de participation à la vie publique reste incompréhensible. Officiellement instituée à partir du contrat rationnel interindividuel, la citoyenneté n’a pu être fondée que sur les valeurs précontractuelles des communautés holistes, culturelles ou religieuses, progressivement transférées sur l’État et la nation. (p49)
L’orientation « communautariste » est définie par Philippe de Lara [1996, p96-101] comme formée autour de deux options essentielles :
- une conception de l’identité et des fins individuelles comprises à partir des diverses communautés (d’apprentissages, de pratiques, d’appartenance, d’allégeance) à l’intérieur desquelles elles prennent sens ;
- une affirmation pour toute société de la priorité du bien (l’engagement du tout social pour la poursuite collective d’un bien particulier) sur le juste (les droits individuels, établis et défendables indépendamment de toute référence transcendante englobante), au double sens d’un primat politique (les droits individuels ne sont pas supérieurs au bien commun) et d’une antériorité logique (les principes de justice qui spécifient ces droits doivent être obligatoirement fondés sur une conception particulière du bien). (p50)
La critique communautarienne sonne en effet particulièrement juste lorsqu’elle remet en question les fondements ultimes de l’idéologie moderne, en insistant sur la « supériorité du holisme sur l’individualisme (ou atomisme) et de la rationalité contextualiste sur la rationalité déontologique » [de Lara, p97], cette dernière désignant le principe de juste répartition à partir des droits individuels. (p51)
La conception holiste et relationnelle de l’individu en société selon la pensée communautarienne, extrêmement lucide quant aux apories constitutives de la configuration individualiste, ne doit pas oblitérer le fait que le concept même de « communauté », utilisé par les divers auteurs de façon particulièrement équivoque, recèle les potentialités d’une compréhension litigieuse […]. (p52)
« Les revendications égalitaires expriment une demande de reconnaissance équistatutaire, elles réclament la fin d’une discrimination, l’instauration d’une règle d’indifférenciation. Les revendications identitaires expriment au contraire la demande d’une reconnaissance hiérarchique, puisqu’elles veulent un statut spécial » [Descombes, 1999a, p79]. (p53)
[…] le « droit à la différence », se trouve bien en contradiction avec l’égalité républicaine selon la citoyenneté abstraite et la séparation privé/public [Descombes, 1999a, p80]. En demandant explicitement et publiquement reconnu comme « Autre », une personne considérée rompt l’indifférenciation nécessaire qui seule fonde son égalité au sein de la collectivité. (p53)
[pour les auteurs d’obédience communautarienne, comme Taylor ou Walzer], « communauté » signifie aussi bien, à la lumière de l’expérience américaine, « communauté ethnique » (avec, pour exemple, les Latino-Américains), « communauté raciale » (les noirs américains), « communauté culturelle » (les Québécois au Canada), « communauté religieuse » (les fondamentaliste musulmans habitant les démocraties européennes), « communauté morale » (les femmes), « communauté sexuelle » (les homosexuels), « communauté sociales » (les syndicats ouvriers), etc. La distinction opérée par Tönnies se révèle invalide : il n’existe plus ni société ni communauté au sens sociologique mais un ensemble hétéroclite de groupements, sans considérer la nature des liens entre les membres de ces collectivités. […]. Le point commun entre ces divers groupements ne réside pas dans leur réalité concrète, mais procède d’une démarche épistémologique : il s’agit de considérer toutes ces appartenances sous le seul angle de leur existence dans la conscience individuelle. (p54-55)
Ainsi, malgré la dévalorisation théorique d’une perspective fondée sur l’individu moral et rationnel, l’instrumentalisation du concept de « communauté » ne fait qu’intensifier l’individualisme moderne, notamment par le fait qu’il retraduit dans un vocabulaire pseudo-holiste le discours récurrent des droits subjectifs, et ce au travers d’une revendication collective. (p55-56)
« Je soutiens ceci : si les avocats de la différence réclament pour elle à la fois l’égalité et la reconnaissance, il réclament l’impossible. […] Il faut donc dire, en gros, qu’il y a deux voies pour reconnaître en quelque façon l’Autre : la hiérarchie et le conflit » [Dumont, 1983, p297-298]. (p57)
Dans l’idéologie moderne, l’Autre est pensé le plus souvent sous un mode hiérarchique inavoué : on le dit « égal » si et seulement s’il place au sommet de sa hiérarchie de valeurs l’individu moral et rationnel. Il n’est donc plus véritablement « autre » et devient plutôt un autre soi-même. […]. Par contre, l’Autre a priori incompréhensible, qui résiste à l’assimilation et récuse l’individu comme source de toute norme, va rapidement devenir l’« ennemi » obscurantiste, réactionnaire, oppresseur, etc. (p57)
L’obsession identitaire qui semble de plus en plus caractériser nos démocraties avancées n’est pas toujours d’ordre collectif (d’où la caractère éphémère et non contraignant de nombreuses appartenances) mais se présente avant tout comme propre aux individus dans et par des ensembles collectifs choisis et assumés comme faisant « partie de soi ». L’individu n’est plus une partie la de la communauté, pourrait-on dire, mais celle-ci devient une partie de l’identité individuelle : le phénomène identitaire joue à plein contre l’unité collective comme englobement. (p60)
Sobernost’ russe et Gemeinschaft allemande ont ceci en commun d’illustrer la véritable signification tant historique que sociologique de l’idée-valeur de « communauté » dans son rapport à l’idéologie moderne. Ces deux variantes (dans la prise en compte des spécificités nationales) ne représentent pas essentiellement – ou du moins ce n’est pas leur mode d’effectivité historique principal – une réaction antimoderne, une « nostalgie du paradis perdu » face à la prééminence croissante de la configuration individualiste durant le XIXe siècle et de ses traits socio-économiques (industrialisation, capitalisme, atomisation, urbanisation,prolétarisation), politique (démocratie libérale bourgeoise) ou philosophico-religieux (rationalisme et athéisme). La « communauté » semble bien au contraire un vecteur de l’idéologie moderne, au sens où elle la véhicule implicitement tout en se plaçant sur un terrain apparemment réactionnaire de restauration de principes originels. Il a fallu, pour bon nombre de sociétés à prédominance holiste, « inventer » une tradition qui puisse trouver sa place dans la marche accélérée du Progrès, de la Civilisation, tout en gommant les traits jugés mortifères de cette avancée. (p60-61)
Cette totalité englobante ne peut être relativisée que par un travail long et ardu de comparaison, d’immersion dans une autre culture, et jamais seulement dans une visée intellectuelle directe de l’Universel. C’est à partir du moment où l’on n’estime plus comme allant de soi ses propres valeurs que la relation à l’Autre s’instaure comme comparative par un décentrement difficile qu’il faut constamment renouveler. (p63)
Admettre ce lien fort entre le politique(au sens d’une possibilité d’argumentation et de délibération sur le Bien commun) et la totalité socioculturelle (au sens d’une hiérarchie de valeurs) revient à dire qu’une démocratie « pluraliste » ne sera effectivement « multiculturelle » qu’à un niveau subordonné. Certaines valeurs irrécusables devront de toute façon être reconnues par l’ensemble des « communautés », ou alors cette démocratie n’en sera plus une. Les « communautés » réellement différentialistes, fondées sur une origine ethnique ou religieuse, si elles veulent effectivement voir reconnus leurs droits « identitaires », n’ont de solution que dans une sécession de fait, qu’elle se nomme indépendance, autonomie ou entité fédérée. (p63-64)
CH2 – La démocratie comme lieu d’appartenance. Une approche holiste (p65)
S’il est une notion qui paraît, à travers la multiplicité de ses définitions, incarner exemplairement l’appartenance politique moderne, c’est bien la nation. Arrimée à l’émergence de la démocratie libérale dès le fin du XVIIIe siècle, sa compréhension subit, depuis quelques décennies, moult vicissitudes […]. (p65)
Alors que le principe démocratique est passé historiquement de la cité-État à la souveraineté de l’État-nation, la possibilité de son inscription dans un espace politique postnational, voire déterritorialisé, reste entièrement à penser. La situation contemporaine voit l’affaiblissement idéologique des États-nations républicains sous le coup de deux processus concomitants qui, loin de s’opposer, se nourrissent mutuellement : mondialisation économique et réaction identitaire. D’où les incantations visant à restaurer le modèle jacobin, seule tradition nationale en rapport direct avec l’individuo-universalisme, défini comme arrachement idéal à toutes les appartenances concrètes par la soumission volontaire à la loi égalitaire. (p65-66)
[…] si la critique d’obédience républicaine touche juste quant à la nécessaire dimension civique de l’autodétermination démocratique, elle peine à cerner la spécificité même des conditions sociales qui fondent la pertinence de tout ordre humain particulier, aveuglée qu’elle est par le schème contractualiste (donc individualiste) qui conduit à négliger le soubassement holiste d’un monde de significations communes. (p66)
[on trouve chez Tagueiff, 2000 …] la critique forte d’une vision « postmoderne » élitiste qui allie l’économie de marché et le recours aux droits de l’homme dans une apologie du nomadisme, du métissage, de la nouveauté et des « identités multiples » (ethniques, religieuses, sexuelles, morales, dans un assemblage hétéroclite au nom de l’authenticité de chaque individu sommé constamment d’« oser être soi-même »), déconsidérant tout ce qui invoque une quelconque clôture (souveraineté, frontière, unité linguistique, distinction entre nationaux et étrangers, etc.). (p66)
Le combat historique de l’État-nation souverain s’est joué explicitement sur deux fronts, qui relèvent tous deux de la configuration individualiste : d’une part l’émancipation de l’individu « libre, moral et rationnel » par rapport aux attaches sociales concrètes (locales, familiales, corporatives) grâce à la Loi égalitaire et homogénéisante. D’autre part, la constitution d’un « individu collectif », la nation souveraine, une et indivisible, pourvue de conscience et de volonté, abstraction immanente (par contrat) qui doit permettre d’autodétermination démocratique contre la précédente soumission à un ordre éternel donné. (p67)
Au nom de l’autonomie individuelle, il est désormais requis d’adopter un « idéal concret » (une langue, une culture, une religion, un mode d’alimentation, une préférence sexuelle) qui marque la personnalité individuelle tout en laissant celle-ci libre de passer d’une identité à l’autre, voir d’y renoncer selon son libre arbitre. La multiculturalisme, craint à la fois par les libéraux et les républicains, s’avère au moins en partie un leurre qui masque superficiellement la l’extraordinaire homogénéisation des esprits. Le relativisme des valeurs qui règne dans la modernité tardive n’est que la conséquence d’une affirmation hyperbolique des droits individuels abstraits, sans référence à une tradition singulière donnée. Si tous semblent vivre selon des « préférences » ou « orientations » diverses et variées, pour autant aucun polythéisme des valeurs ne paraît à l’ordre du jour. (p68)
Les partisans de la nation républicains avaient jadis identifié leur ennemi en la figure du nationalisme ethnique, déterministe, culturel voire racial. Ils le trouvent aujourd’hui dans les communautés closes, qu’elles soient ethnies ou religions, sans voir que cet adversaire constitue dans une large mesure non pas une survivance réactionnaire mais un élément inhérent à la perspective qui est parfois la leur, à savoir l’assimilation du libre arbitre autonome à une volonté univoque et autosuffisante, volonté d’un individu empirique (comme subjectivité morale) ou d’un individu collectif (comme souveraineté nationale). (p68)
Dans les débats contemporains sur la forme moderne de l’être-ensemble, le discours républicain paraît s’opposer à deux visions concurrentes des rapports sociaux, qu’il spécifie péjorativement par leurs défauts inhérents : le libéralisme (ou logique de l’individu atomisé mû par ses intérêts égoïstes, débouchant sur une loi de la jungle capitaliste) et le communautarisme (ou enfermement dans une tradition donnée, source de toutes les dominations et obscurantismes oppresseurs de la libre individualité, naturalisée au sein d’une culture). Hors ces appréciations caricaturales, il faut se rendre à l’évidence : les trois orientations se ramènent dans une large mesure à la même conception de l’homme en société, à partir d’un socle libéral nuancé de différentes façons. (p69)
Ce que démontrent les « paradoxes de l’identité démocratique », c’est bien plutôt l’inextricable impasse dans laquelle se fourvoient cet exercice de style qui, en creux, la fait clairement ressortir le fond commun libéral des trois tendances, mais également l’incapacité de la configuration individualiste la à rendre compte de la dimension sociocommunautaire de l’homme. (p70)
Pour saisir le fonctionnement possible de la démocratie, il faut circonscrire un espace de délibération et de décision. Et tant s’en faut que l’application des seules règles de coexistence sur un territoire donné par un État neutre suffise à assurer une quelconque démocratie, quel que soit le sens précis accordé à ce terme : « L’idéologie libérale contemporaine occulte la réalité social-historique du régime établi. Elle occulte aussi une question décisive, celle du fondement et du correspondant anthropologiques de toute politique et de tout régime. […] Le contenu anthropologique de l’individu contemporain n’est, comme toujours, que l’expression ou la réalisation concrète, en chair et en os, de l’imaginaire social central de l’époque, qui façonne le régime, son orientation, les valeurs, la ce pour quoi il vaut la peine de vivre ou de mourir, la poussée de la société, ses affects même – et les individus appelés à faire exister concrètement tout cela » [Castoriadis, 1999, p166]. (p73-74)
L’équivoque du communautarisme tient en partie à sa composition mixte de holisme et d’individualisme, une sorte de pseudo-holisme dans la mesure où ces « communautés » sont fondées sur une caractéristique individuelle identique (c’est-à-dire reconnue par les sujets comme référence homogénéisante au détriment de toute autre : couleur de peau, préférence sexuelle, religion), et non pas sur l’appartenance à un tout qui donne une signification aux différences internes, ce que Louis Dumont ou Vincent Descombes [1996] nomment « holisme ». (p75)
Il convient d’élaborer une critique radicale de cette mythologie de la « différence » dans les sociétés contemporaines. Le pluralisme affectif des opinions individuelles au sein d’une société doit être fortement distingué de la pluralité des « mondes communs » socioanthropologiques présents aujourd’hui et dans l’histoire, chacun d’eux se révélant l’expression d’un ensemble de valeurs ordonné, réglant de manière cohérente une multiplicité de questions, de la naissance à la mort en passant par la procréation, la morale, les sentiments, les jugements, le mode de vie quotidien [Vibert, 2007a], bref tout ce que Marcel Mauss nomme « institutions » sociales [Mauss, 1969, p150]. (p75)
« Les différences culturelles qu’on mentionnera [pour caractériser le multiculturalisme américain] seront toujours comprises comme des ‘‘options’’ offertes à l’individu : elles témoignent donc à leur corps défendant, de la puissance des valeurs individualistes dans la culture commune à la quasi-totalité des citoyens américains » [Descombes, 1999b, p44]. (p76)
Il faut donc en premier lieu rappeler l’évidence du social et ce qu’elle signifie pour les individus empiriques quant aux conditions mêmes de l’activité démocratique, y compris et surtout dans l’idéologie moderne qui place en situation prééminente cet individu moral, libre et rationnel comme principe essentiellement non social. La primauté de l’individu constitue la configuration d’idées-valeurs typiques de la modernité et contredit la prédominance historique des sociétés dites holistes à l’intérieur desquelles le tout est valorisé en tant que fondation ultime du sens. L’« exception moderne » se caractérise par une singularité extrême, celle d’ériger en valeur central le principe même qui, dans les sociétés holistes, se trouvait pour ainsi dire aux marges de la société : l’« individu-hors-du-monde » [Dumont, 1983, p42]. Dans la configuration moderne, l’individualisme désormais intramondain constitue la valeur la plus haute d’une hiérarchie de valeurs dirigée explicitement contre le principe hiérarchique même. (p76-77)
Si nous considérons comme Louis Dumont la hiérarchie de valeurs au fondement même de tout social, en ce qu’elle permet l’« institution de la société comme un tout », « déterminant ce qui est ‘‘réel’’ et ce qui ne l’est pas, ce qui ‘‘a un sens’’ et ce qui en est privé » [Castoriadis, 1986, p279], la modernité s’élève contre les bases mêmes de la vie humaine en société, produisant une contradiction sinon fatale, du moins dangereuse, notamment par l’artificialisme (la croyance que le monde humain est une tabula rasa, de part en part modifiable en raison) qui en est une conséquence logique et conduit sur la pente totalitaire [Dumont 1983 p152]. Mais si l’individualisme en tant que valeur principale peut s’imposer, c’est qu’il est porté par son inverse (à un niveau explicite), à savoir la hiérarchie de valeurs comme institution sociale […]. (p77)
Loin de reconnaître l’institution sociale comme « esprit objectif », c’est-à-dire règle commune permettant des pratiques et discours singuliers, les communautés se pensent comme « individus collectifs », collection d’individus possédant ensemble des attributs semblables, ou « pseudo-holisme » [Descombes 1996a p95+]. (p77)
[…] le seul individu auquel l’idéologie moderne s’adresse, ce n’est évidemment pas l’individu empirique, constitutif de toute société humaine, mais bien l’individu moral comme principe, une valeur entièrement sociale dévolue à l’individualité, mais niée comme telle au profit d’une nature présociale. Ce trait paradigmatique est bien la « valeur cardinale des sociétés modernes » [Dumont 1983 p30], et toute tentative de récuser cet individualisme ne saurait aboutir qu’çà la formation de pseudo-holismes, réintroduction artificielle de collectivisme menant au pire (la race ou la classe comme marques collectives) ou à l’anodin (les communautés associatives modernes). Bien autre chose serait de reconnaître et d’appréhender la hiérarchie de valeurs globale et les institutions sociales qui permettent effectivement aux individus empiriques modernes de se penser en tant qu’« individus » : « La société n’est pas seulement le facteur de caractérisation et d’uniformisation, elle est aussi le facteur d’individualisation » [Elias 1991 p103]. (p78)
Si les idéologies holiste et individualiste doivent rester incompatibles et exclusives en tant que hiérarchies de valeurs globales (n’aboutissant qu’à la formation de pseudo-holismes), il en est tout autrement du holisme et de l’individualisme comme principes [Vibert 2004a]. Ceux-ci sont en effet inévitablement présents dans toute société donnée, articulés selon une perspective hiérarchique et selon des proportions variées. Une société individualiste est une impossibilité anthropologique […]. (p78)
L’« association involontaire », toile de fond constituant l’agencement social des valeurs, « est une caractéristique permanente de toute vie en société » [Walzer 2000 p410] […]. (p79)
L’identité individuelle sans référence [à un tout sociétal] est une question proprement vide de sens : demander à quelqu’un d’« être lui-même » revient à ne rien demander du tout, sauf si est présupposée la vulgate égocentrique consistant à prétendre que la société empêche l’épanouissement personnel. (p79)
Tout acte individuel, y compris le plus solitaire, le plus égoïste ou le plus anomique suppose un entrelacement d’institutions sociales qui lui donnent sens : il prend constamment une forme préétablie, tout comme l’improvisation se trouve permise par la compréhension profonde de la forme qui lui sert de substrat. Les institutions sociales, règles de pensée et d’action, se trouvent dans les esprits. (p79-80)
Les idées-valeurs ne sont donc pas rajoutées à la réalité (pour lui donner une signification de façon externe), elles font partie de cette réalité même et participent de sa constitution, sans possibilité postérieure de séparation de ces deux aspects d’un même processus, tout comme on peut dire que les « individus empiriques » et la « société » constituent deux aspects analytiques d’un même processus relationnel et contextualisé. (p80)
D’où l’impossibilité de réduire l’esprit objectif du sens socialement institué aux représentations individuelles effectives, puisqu’il se trouve être au fondement de leurs apparitions, convergentes ou conflictuelles. La culture commune se comprend comme une complémentarité : ce qui manifeste l’unité n’est pas un même contenu dans les têtes, une même caractéristique sur les corps, une même façon de vivre un fragment de vie (ainsi que se conçoivent les « communautés » morales, ethniques, sexuelles), mais la possibilité que différentes perspectives se correspondent, que s’élabore une concordance par relations. Par le social, holiste en sa définition, des « représentations sont et doivent être nécessairement différentes, et complémentaires […]. Cette complémentarité ne peut être que par la signification instituée » [Castoriadis 1975 p529]. (p80)
Même lorsqu’elles se pensent « société des individus » ouvertes sur l’universel des droits de l’homme, les nations modernes, pour communauté de citoyens qu’elles soient, n’en restent pas moins assises sur des valeurs spécifiques et historiques, dont la conception individuo-universaliste est une résultante et non une origine. (p81)
Une fois qu’est assignée comme tâche fondamentale à l’État la le reconnaissance effective de toutes sortes de de communautés et leur inscription, en tant que singularités, dans l’espace social, non seulement s’obscurcit le dessein collectif et la possibilité politique de gouverner un tel ensemble, mais également disparaît la compréhension globale des conditions sociohistoriques d’une telle élaboration commune, et notamment les formes d’autorité qu’il convient d’entériner afin de transmettre des savoirs et des pratiques. Les droits ne s’enracinent pourtant ni dans les individus, ni dans les « communautés modernes » (qu’elles soient sexuelles, morales, religieuses, ethniques ou autres), mais dans des attributs de l’espace démocratique, des « libertés de rapports » qui ne sont formalisées juridiquement que pour autant qu’elles sont issues de significations partagées. (p82)
[…] le mouvement d’évidement par le haut et par le bas qui se dessine contre l’État-nation démocratique peut disjoindre les deux pôles de la modernité politique [les valeurs et les institutions permettant d’articuler liberté et égalité (?)], mais toute recomposition reposera sur un socle – tout autre que « procédural » – comprenant la mise en ordre d’une perception globale […]. (p84)
CH3- Holisme et changement social. La dynamique des totalités. (p85)
La « connaissance par les gouffres » permet d’entrevoir plus distinctement ce que recouvre le principe de finitude : le caractère essentiellement imparfait, limité, contradictoire de tout savoir. (p85)
Il s’agit à nouveau de savoir si la réalité, physique ou sociale, est en elle-même découpée selon certaines articulations qui lui sont inhérentes, nourrissant par là la vocation scientifique, ou si toutes les structures élaborées ne proviennent que des représentations humaines. Le balancement entre ces deux positions symétriquement opposées (réalisme vs idéalisme) semble aujourd’hui favoriser les conceptions contextualistes remettant en cause la prétention implicite de tout nouvel énoncé scientifique, à savoir parvenir à une description de la totalité ne dépendant en aucune façon du lieu à partir duquel elle est formulée. (p86-87)
La juste appréhension du changement social passe obligatoirement par une compréhension de la révolution intellectuelle de l’« idéologie moderne » [Dumont 1983]. […]. Il faut saisir comment une société « traditionnelle » n’empêche certes pas le changement, mais s’interdit de le comprendre comme tel, en rapport à une hiérarchie de valeurs construite par référence à l’immuabilité et l’éternité. Puisqu’activité sociale il y a, par le régulier renouvellement des générations, s’opère une traduction nécessaire qui exprime ces mouvements dans un langage de continuité et de permanence. L’historicité propre à la compréhension moderne, la production consciente de soi par soi au nom de la créativité sociale, produit un aveuglement symétriquement inversé. La croyance à l’adaptation, au Progrès nécessaire, au changement, à l’évolution ne masque-t-elle pas l’intelligibilité des dimensions et conditions qui seules la permettent le changement, c’est-à-dire une structure qui, elle, ne change pas puisqu’elle est le support même de ce qui change ? Nous pouvons nommer « holisme » cette appréhension d’une totalité organisée, d’une transmission de valeurs comme « sens, domaine et condition du sens » [Dumont 1999 p85] qui, seule, donne à accéder à l’émergence de formes et institutions nouvelles. (p87-88)
Le recours à une méthodologie holiste incite à mobiliser une socioanthropologie comparative qui, sans donner prise aux superstitions modernes de l’histoire, s’évertue à appréhender la catégorie du changement – et les deux présupposés ontologiques qui soutiennent la conceptualisation de cette notion, à savoir la possibilité d’une évolution dans le temps, d’une part, et la capacité pour les agent sociaux de le percevoir, d’autre part – selon la hiérarchie de valeurs qui la porte et lui donne sens. A cet égard, les exemples pris au sein de nombreuses sociétés dites « traditionnelles » montrent que le « changement » est souvent perçu, au mieux, comme une restauration ou un rétablissement des principes premiers qui fondent l’existence collective, ou au pire, comme une déchéance, une déliquescence directement imputable à une perte du sens donné par les dieux ou les ancêtres. La modernité philosophique et politique initie un nouveau régime d’historicité selon lequel le changement vers le mieux, autrement dit le Progrès, s’instaure comme mode obligé d’interprétation de l’évolution humaine, initiant un processus dialectique entre les formes sociales et le savoir réflexif qui en surgit et qui les nourrit par rétroaction. Enfin, le « constructionnisme » à la mode dans les social studies oblige à affronter la question des conditions de son émergence. S’avouant explicitement « savoir à l’usage du changement social », il est surtout le signe d’un changement du savoir social, devenu directement opérationnel dans la légitimation ou la contestation des rapports de force intrasociétaux, mais « savoir qui ne se sait pas » dans la mesure où il est incapable de prendre en compte de façon réflexive ses propres prétentions à la validité normative. (p88)
La société repose sur des valeurs et des idées communes, et constitue par là « une totalité qui est signifiante parce qu’elle procure du sens à la vie et à l’action » [Descombes 1996a p286]. La notion de « totalité » fait excessivement peur de nos jours dans le champ des sciences sociales. L’une des raisons essentielle de cette phobie tient dans le lien implicite qui est effectué avec la catégorie de « totalitarisme » […]. (p89)
[…] la pensée, le jugement, l’action d’un individu ou d’un groupe ne prennent un sens effectif qu’à l’intérieur d’une compréhension commune de ce qui est, de ce qui peut être et de ce qui doit être. L’institution de la société est essentiellement « hiérarchie de valeurs » puisqu’elle met en forme les conditions d’un être-au-monde, dessine l’horizon de sa pensabilité et, par conséquent, fait émerger les contours d’une activité authentique dans l’existence sociale : « L’institution, au sens fondateur, est création originaire du champ social-historique – du collectif anonyme – qui dépasse, comme eidos, toute ‘‘production’’ possible des individus ou de la subjectivité » [Castoriadis 1990 p137]. (p90)
« Hiérarchie d’idées-valeurs », « institution du sens », « précédence ontologique de la totalité sociale » comme « référence symbolique » constituent les maîtres concepts d’une méthodologie pouvant se dire holiste, sans pour autant récuser le point de vue microsocial, interactionniste ou dialogique. […]. Nul déterminisme objectif, nulle contrainte collective, nulle structure inconsciente, nul mécanisme causal, tous ces pouvoirs venant de l’extérieur pour forcer l’infortunée psyché individuelle à l’intégration sociale, comme une maladroite compréhension des thèses durkheimiennes ou les caricaturales explications par l’infrastructure peuvent le donner à penser. Mais une ouverture au sens donné par un système signifiant : « Le holisme anthropologique est donc la thèse qu’il y a des principes d’intelligibilité des pratiques pour autant qu’elles font système du point de vue du sens. La cohésion des pratiques et des institutions n’est pas une interdépendance empirique, causale, c’est une cohésion intellectuelle, comme il se doit pour des règles et des principes normatifs. L’anthropologie sociale étudie l’esprit, mais il s’agit d’un esprit la ‘‘social’’ ou ‘‘objectif’’, qui consiste dans des institutions ou des règles, et non pas dans des représentations au sens du psychologisme ou du cognitivisme [...] » [Descombes 1996b p83]. (p92-93)
L’époque contemporaine semble vouée à la stérile dichotomie entre, d’une part, un objectivisme tout puissant, appuyé sur une rationalité techno-scientifique seule apte à juger du vrai et du faux, et, d’autre part, un subjectivisme défensif, position de repli d’une liberté « existentielle » prétendant s’opposer aux diktats de la raison économique (marché) ou politique (État). Il a été démontré l’intime complicité qui lie les conceptualisations symétriques du sujet et de l’objet dans la modernité philosophique, et notamment le dualisme ontologique qui se construit sur les ruines de la traditionnelle coappartenance de l’homme et du cosmos : « Désormais, la sphère de la réflexivité et de la liberté du sujet (unifiée dans la ‘‘conscience’’ ou dans la ‘‘pensée’’), et celle de l’empiricité positive et déterminée du monde objectif (unifié dans le concept de ‘‘nécessité’’) vont être posées dans une altérité absolue » [Freitag 2002 p111]. (p93-94)
La modernité comme vision du monde se fonde sur cette disjonction entre les faits et les valeurs, entre ce qui est et ce qui doit être, entre les domaines cognitif (objectif) et normatif (subjectif) respectivement gouvernés par la science et les droits de l’homme comme autorités légitimes. Reste que la séparation théorique de ces deux sphères distinctes s’avère poreuse […]. (p94)
La notion de « société sans histoire » a été largement caricaturée au pire, au mieux mal comprise. S’il fallait indiquer que toutes les sociétés humaines sont d’une manière ou d’une autre plongées dans un rapport de signification à ce qui est et n’est pas, à ce qui fut et à ce qui sera, et si leur caractéristique essentielle est de ne pas s’épuiser dans un rapport synchronique à soi (grâce aux dimensions de l’attente, du renouvellement , de la cyclicité), alors effectivement, il n’existe aucune société « sans histoire ». Mais c’est bien d’autre chose qu’il s’agit. Il s’agit de saisir « des modes différents d’historicité, et non pas une présence de l’histoire ici s’opposant à une absence d’histoire là-bas » [Castoriadis 1875 p277]. (p96)
La modernité politique se construit autour de la figure incontournable de la subjectivité humaine, se considérant comme « source de ses représentations et de ses actes, comme leur fondement (subjectum) ou encore comme leur auteur » [Renaut 1995 p33]. Pensée par le schème contractualiste aux origines de la vie en société, la figure d’un individu à la fois libre, moral et rationnel impose la réélaboration d’un ordre social désormais conçu comme artefact, comme création artificielle issue de la volonté d’individus en accord avec leur universelle rationalité. (p97)
Dans cette première phase de la modernité, c’est bien par la participation à la définition même du collectif que l’individu retrouve sa libre condition présociale : la citoyenneté représente en quelque sorte la vérité de l’individualité. Il est possible de lire cette conception moderne de la citoyenneté comme le paradigme de la révolution humaniste, mais il est également permis de l’envisager comme une traduction singulière de l’essence de la socialité humaine : l’inscription de chacun dans un système symbolique déjà là. (p97-98)
L’individualisme ne s’impose dans la société comme valeur – au niveau des idées, des pratiques et institutions collectives – qu’autant qu’il est porté par un holisme implicite, contribuant à son existence de façon implicite. […]. La nation moderne s’institue comme le lieu privilégié de cette ambivalence idéologique, s’édifiant comme appartenance globale en lieu et place des liens traditionnels hiérarchisés, généalogiques, locaux, corporatifs, selon un processus de « nationalisation » tant spirituelle qu’administrative [Noiriel 1998]. Tout se passe comme si l’individuo-universalisme de la modernité philosophique (les droits de l’homme dans leur caractère général et abstrait) se devait, pour exister, de passer par l’incarnation particulière de la nation conçue comme un universel concret et localisé, orientant la production du droit dans un sens formel et égalitaire. La nation devient ainsi un véritable individu collectif, pourvu de conscience de soi, de raison, de volonté et d’autodétermination, le tout étant subsumé sous le concept de souveraineté.(p98)
L’institution de la nation a favorisé un élément à prétention universelle par l’intermédiaire du procès d’individualisation, agissant comme une entreprise d’émancipation en distanciant les sujets de leurs appartenances immédiates concrètes, et ce afin de les incorporer dans une « communauté imaginée ». Les groupes dominés (ouvriers, femmes, minorités religieuses ou sexuelles, etc.) ont lutté contre une domination effective au nom de valeurs universelles, par exemple la valeur de justice par la revendication de droits [Balibar 1997 p439]. (p99)
Ces « communautés modernes », dont la composition hétérogène annule toute velléité de compréhension conceptuelle rigoureuse, souhaite exprimer sur la scène politique divers « vécus immédiats » [Freitag 2002 p123] jadis refoulés dans le domaine de la vie privée afin de faire valoir ces différences et particularismes contre un Universel individuel réputé abstrait et néanmoins discriminant pour certaines catégories de la population. Alors que certains privilégient une lecture de cette postmodernité particulariste en terme de différencialisme, de multiculturalisme, de fragmentation, il s’avère, à l’étude, que cette évolution procède plutôt d’une radicalisation de l’individualisme moderne comme subjectivation absolue de toute appartenance dans la multitude bigarrée des communautés égalitaires et équivalentes. En effet, c’est toujours et plus que jamais à partir de la figure idéologique d’un individu présumé entièrement indépendant, seul décideur quant à la nature et à la durée des attaches sociales, que se conçoit la perspective émancipatrice postmoderne, fidèle en cela à une déconstruction politique de toutes les naturalisations et essentialisations sous-tendues par l’Universel démocratique libéral. (p100)
La croyance en la faculté d’instrumentalisation totale du monde commun, à la fois sujet de l’histoire émancipatrice (la nation moderne contre l’obscurantisme religieux, le prolétariat contre l’État bourgeois) et objet des conflits de pouvoir (il fallait jadis conquérir l’État pour le faire disparaître, il faut aujourd’hui reconstruire les catégories et les mots pour modifier le monde), constitue l’une des plus pernicieuses illusions modernes. (p103)
La « condition postmoderne » qui spécifie la constitution des « communautés » contemporaines semble vouée à une radicalisation de l’effacement de toute « altérité à soi », depuis toujours fondement de l’expérience humaine [Gauchet 2002 p285]. Altérité à soi qui fut d’abord extérieurement instituée par le religieux, avant d’être intériorisée sous forme immanente (inconscient individuel ou aliénation collective à se réapproprier respectivement par le travail psychanalytique ou la révolution politique). L’extraordinaire prétention à la maîtrise totale […] ne peut se comprendre que comme ultime tentative de dissolution du monde social, qui n’est que rapport à un tout : rapport à soi par l’autre que soi (et jamais autopositionnement définitionnel), reconnaissance d’un englobement hiérarchique en valeur qui seul fonde une société, « définie par une précédence et une transcendance de l’ensemble sur les individus qui exigent d’être symboliquement manifestées » [Gauchet 1995 p281]. (p103-104)
Façons de percevoir, de comprendre, de juger, mais aussi capacités de normer, d’engager, d’orienter l’action humaine, les valeurs ne sont jamais surajoutées à l’individu, à la société, au monde naturel. En tant que domaine du sens institué, elles participent de la constitution même de leur existence, ordonnant, hiérarchisant, mettant en forme ce qui est, et bien entendu ce qui doit être, ces deux modes d’être devant être pensés indissociablement. (p104)
L’individu empirique porte cette potentialité de pouvoir juger cohérent tel comportement d’autrui et pourtant l’estimer injuste, voire insupportable. Il existe donc un gouffre entre relativisme théorique et engagement pratique, béance qui indique l’incapacité de faire retour absolu, objectif, sur des valeurs sociales qui forment l’individualité et lui sont constitutives, et ce malgré la vulgate moderne qui offre au sujet la maîtrise totale de ses pensées et activités, du moins idéalement*. Le « savoir » incorporé dans l’action comme pratique significative véhicule avec lui un horizon axiologique. (p105)
* Ce qu’avouent implicitement la psychanalyse ou la critique sociologique lorsqu’elles souhaitent faire advenir en conscience ce qui n’était qu’une aliénation au sens premier, une structuration inconsciente par des déterminations externes, qu’elles soient issues de l’enfance ou de la position économique. (note p105)
Savoir que « son » savoir culturel, social, voire sociologique s’avère situé et contextualisé, spatialement et historiquement, ne doit pas contribuer à la relativisation absolue (ce qui serait au sens propre le « dévaloriser ») car, d’une part, il n’en existe pas d’autre (c’est-à-dire : qui ne serait pas situé, issu d’un lieu et d’un moment), et, d’autre part, il s’exprime dans l’agir pratique, les normes quotidiennes du possible et de l’impossible, du croyable et de l’incroyable, du juste et de l’injuste, du bien et du mal, etc. La vie humaine est déjà en dernière instance normative : elle suppose quelques conditions essentielles et indépassables, sociales, matérielles, physiologiques, et donc sous-entend la possibilité de sa fin, du moins sous cette forme, si ces contraintes n’étaient pas suivies. Le savoir originel de ces conditions se trouve toujours être par ailleurs à la fois social et historique, et doit valoriser de quelque façon, même subordonnée (par rapport à un ailleurs, un invisible, une éternité), ce monde-ci, sous peine de se nier en tant quel tel. (p106)
Si la compréhension du « changement social » en tant qu’objet suppose la prise en compte de ses conditions d’intelligibilité, cela ne semble plus être toujours le cas dans les sciences sociales contemporaines, notamment si l’on s’attarde aux productions du vaste courant dit « postmoderne », particulièrement hégémonique dans le monde universitaire nord-américain. Y font flores les analyses réduisant tout phénomène sociohistorique à une perspective unidimensionnelle, l’« identité métisse », ou « hybride », perçue comme arme de destruction intellectuelle massive contre tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à un « essentialisme » ou à un « naturalisme ». Un socioconstructivisme pour qui toute appartenance collective ne pourrait être que la résultante d’une association par réseaux de subjectivités autonomes, en constante réinstauration d’elles-mêmes. (p106)
CH4 – Individualisme et appartenance. Critique des concepts « postmodernes » d’identité et de métissage. (p107)
Zygmunt Bauman note cette apparente contradiction entre le fait que les sciences sociales n’évoquent plus les identités collectives et culturelles que sous les auspices de la créolisation et de l’hybridité, alors même que les débats politiques sur la justice et l’égalité tendent à être conduits toujours davantage en termes de reconnaissance, de différence, de revendications fondées sur un droit à une identité séparée et authentique. (p107)
Si l’identité n’existe plus autrement que métisse, et si le métissage n’est lui-même qu’un mélange entre identités déjà mixtes (toute remontée à l’origine ne pouvant apparaître que sous les traits de la quête d’une pureté imaginaire et mythique), les deux concepts perdent alors toute signification. […]. Le métissage déconstruit l’identité, puis se déconstruit lui-même, sans rien laisser d’autre devant les yeux du chercheur, effaré ou satisfait de sa découverte, qu’un patchwork, un assemblage bigarré de pièces arbitraires constituées de fils mal assortis. (p108)
[…] le recours à l’identité, d’une part, et son interprétation comme métissée, d’autre part, s’inscrivent dans un profond procès d’individualisation et de dissolution des « totalités partielles » à vocation synthétique symbolique qui caractérise sans doute le passage de la modernité à la postmodernité. (p108)
D’une fluidité et d’une polysémie extrêmes, le concept d’« identité » a connu, à partir des années 1970, un succès considérable porté par l’exaltation des diversité culturelles et aboutissant, plus récemment, à l’apologie de la société multiculturelle et du pluralisme. Il semble évident que cette mode identitaire profite d’une déliquescence de l’idée moderne d’État-nation, plus spécifiquement au niveau des références, représentations, idées et valeurs puisqu’au niveau empirique (gestionnaire, « décisionnel-opérationnel », ainsi que le définit Michel Freitag) l’interventionnisme étatique n’a jamais été si important (ayant abandonné son rôle providentialiste de contrôle économique a priori au profit d’un « replâtrage » a posteriori la des dégats du marché et des dérégulations). (p109)
« Identité » et « métissage » se rejoignent donc dans une dépréciation radicale du politique tel qu’il se définit idéalement dans l’entreprise moderne, à savoir non seulement procédure de coexistence mais également instance médiatrice seconde censée fournir un espace commun de délibération (d’orientation normative des fins collectives selon des valeurs « substantives ») au-delà des appartenances concrètes toujours particulières. (p110)
[…] Louis Dumont, Michel Freitag ou Marcel Gauchet se fondent sur une opposition entre sociétés non modernes et sociétés modernes, qui définit ces dernières comme selon un mode inédit d’autocompréhension à la fois collective et individuelle, redessinant les modes d’être inhérent au vivre-ensemble humain et à l’être pensant, parlant, voulant, qui y naît et s’y inscrit. Disons grossièrement que les sociétés « premières » (historiquement) s’expriment selon une précédence ontologique du social caractérisée par une « dette du sens » [Gauchet 1977] et assurant l’extériorité symbolique du fondement social. Cette « altérité fondatrice » induit une articulation « sociocosmique » [Vibert 2003a] de la dimension collective qui, pour notre sujet, entraîne deux conséquences primordiales. D’une part, la société ne possède aucune « identité » en elle-même, dans le sens où elle se comprend dans une coappartenance essentielle avec la nature, les deux émergeant d’un chaos primitif contre le retour duquel il y a constamment à se prémunir, notamment au moyen d’une stricte conformité avec la « Parole du monde » fournie par les ancêtres et présente dans le mythe. D’autre part, l’identité individuelle n’est à la limite pas concevable, « puisque chacun participe en quelque sorte immédiatement du tout par l’intégration directe de ses actions, rôles et statuts concrets dans le tout » [Freitag 2002 p145]. L’être humain est pensé en premier lieu comme nœud d’une combinaison hiérarchisée de relations, et cette élaboration relationnelle annule toute possibilité d’identité substantialiste. (p111)
L’avènement progressif de la modernité dessinera ainsi le passage d’un univers ordonné et hiérarchisé, où l’accent est mis sur l’interdépendance et la complémentarité, à la conception d’un monde formé d’entités monadiques , closes et autosuffisantes, pourvues de leur principe propre de constitution et de développement. […]. L’idéologie moderne place l’individu en tant qu’être primordialement délié, libre, moral et rationnel au sommet des valeurs reconnues par la société, et donc élève un principe essentiellement non social comme norme collective fondamentale. (p112)
L’irruption progressive d’une Raison universelle à valeur transcendantale, objective (intelligibilité de la nature selon des lois déterministes) et subjective (jugement moral, rationnel libre et éclairé de l’individu) emmène une définition de l’État-nation moderne tout à la fois comme collection d’individus (qui sortent d’un état naturel afin de s’associer pour assurer leur coexistence pacifique) et individu collectif (comme instance souveraine sur un territoire issue de cette volonté générale qui ne se réduit pas à la somme des volontés individuelles) […]. (p112)
La dynamique moderne consiste en la dissolution toujours plus radicale de la consistance symbolique de toute appartenance concrète par l’individu singulier comme porteur éminent de cette faculté rationnelle qui fonde sa liberté morale. Car l’inclusion hiérarchisée dans un monde de sens perd toute légitimité une fois la monade pensée comme préexistante à toute inscription collective nécessaire. La capacité à changer d’appartenance, à s’extraire du lien et du lieu, à remplacer toute tradition par des relations choisies se présente comme la définition même du projet moderne d’émancipation des cadres imposés [Legros 1990]. (p113)
Alors que l’appartenance traditionnelle impliquait un ensemble de valeurs, mémoires, symboles et fidélités réglées par de lourds rites de passage socialisants, l’identité au sens moderne signifie au contraire que la nature humaine n’est plus donnée, qu’elle est essentiellement le lieu d’un inachèvement, d’une perfectibilité […]. En ce sens, la « nature humaine » implique pour les modernes de ne pas avoir de nature, et l’aptitude à s’autotransformer devient la seule « essence » universelle spécifiant l’humain. D’où la caractéristique fondamentale de cette identité moderne, tant individuelle que collective, résidant en cet impératif paradoxal : « La nécessité de devenir ce que l’on est » [Bauman, 2001]. (p114)
Mais la dynamique moderne depuis le XIXe siècle et l’aboutissement de son expression politique par la démocratie libérale représentative laisse apparaître un décalage progressif allant croissant entre, d’une part, un individu théoriquement à la source de tous ses choix de vie, de ses finalités propres et de ses modes d’expression, et, d’autre part, des institutions sociales qui, bien que pensées la sur le mode de l’association secondaire, de l’historicité radicale et de l’empowerment démocratique, ne s’en instauraient pas moins comme des normes collectives obligatoires, même dans le sens d’une libération ultime au nom de la Raison. (p115)
Depuis les années 1970, concomitamment à des mutations politiques, économiques, technologiques incommensurables, ces totalités partielles, lieux de socialisation et d’appartenance, s’effondrent ou s’effacent, idéologiquement (en valeur) bien que subsistant pratiquement au prix d’un étiolement de leurs visées explicites. (p116)
[…] les courant dominants de la période contemporaine prétendent dissoudre les cadres préformés conduisant le phénomène d’incorporation et de reconduction dynamique d’une totalité signifiante, élaborant ainsi la radicalisation et la concrétisation sociale du procès d’individualisation. La finalité ne consiste plus à atteindre et développer une certaine identité, plus ou moins choisie selon le contexte social mais valorisée en comparaison d’autres, donc explicitement hiérarchisée comme se rapportant à une conception de la vie bonne. Au contraire, il s’agit dorénavant d’insister sur la possession d’attributs identitaires non réifiants, toujours récusables, et donc sur la liberté d’un individu toujours en retrait par rapport à ses déterminations partielles. D’où le lien […] entre l’hypertrophie postmoderne du recours aux identités et le mouvement de mondialisation. (p118)
La figure historique du sujet moderne, tant individuel que collectif, semble donc bel et bien remise en cause suivant la logique du passage des revendications d’égalité par la citoyenneté universaliste aux revendications de reconnaissance par la différence particulariste. (p119)
[…] le recours identitaire et l’apologie du métissage constituent, malgré leur apparente opposition, deux aspects d’un même processus historique de mécompréhension de la réalité sociale. (p119)
L’apport le plus essentiel de l’anthropologie comparative de Louis Dumont, portant des conséquences capitales pour la période contemporaine, consiste en la réappropriation critique du concept de « hiérarchie », toujours défini comme « hiérarchie de valeurs ». La totalité sociale, l’ensemble des signification communes, exige d’être appréhendée comme une système ordonné selon certaines valeurs déterminées […]. […] la thèse de Dumont ne réclame pas la réintroduction de la hiérarchie entre des personnes, mais bien « entre les composantes de notre représentation des choses ». […]. Tout ordre social-humain, tout système symbolique particulier consiste en la mise au premier plan de certaines valeurs fondamentales, légitimant et orientant à la fois perceptions, jugements, attitudes et actions […]. (p120)
[…] Dumont présente l’idée forte que les valeurs de différence et d’égalité doivent être considérées comme incompatibles sur le plan logique, du moins si elles sont abordées au même niveau de représentation et d’action. Une différence radicale et absolue spécifie par définition une incomparabilité alors que, seul, le rapport à une norme commune permet une mise en relation ainsi qu’une comparaison. « Égalité » et « différence » peuvent et doivent certes coexister, mais cela n’est possible que si les deux idées s’appliquent à des niveaux distincts au sein d’une même hiérarchie de valeurs. (p120-121)
L’« égalité dans la différence », qui veut incarner la formule de légitimité de l’identité collective moderne, se trouve être, tout comme le relativisme absolu en anthropologie, un axiome fondé sur une autocontradiction performative, affirmant comme vue générale qu’il n’existe pas de vue générale. L’insistance redondante sur la différence ne peut produire aucune égalité mais seulement une dynamique de séparation d’identités désormais distinguées, reconnues, appelées à s’alimenter par rétroaction de traits différentiels afin d’accentuer leur existence originale. (p121)
Afin de contourner les apories et de contrer les conséquences politiques de la « raison identitaire », souvent à juste raison soupçonnée de verser dans l’essentialisme, s’est développée concurremment une apologie du « métissage », de la pensée hybride, de la créolisation, dont l’apparence sympathique ne doit pas éclipser l’indigence théorique. (p122)
Les années 1990 voyaient à peine s’effondrer le rideau de fer dont l’ombre avait abrité tant de charniers qu’on vit sourdre sur les cinq continents la violence au détour des sentiers identitaires et ethniques longtemps camouflés sous le masque trompeur de l’affrontement idéologique : Kosovo, Rwanda, Timor oriental, Cachemire, Pays basque, Haut-Karabach, Kabylie, Érythrée, Tchétchénie, Kurdistan, etc. (p123)
[…] l’idée de la « pensée métisse » [Gruzinski 1999] fait fond sur la plasticité infinie de la culture humaine pour valoriser les hybridations, créolisations, entrelacements non seulement comme le fait constitutif (sans distinction de degrés) de toute société particulière, mais surtout comme « enrichissement » […]. (p124)
[…] le pensée du métissage culturel néglige deux faits essentiels, l’un pouvant être décrit comme historique et l’autre invoquant la constitution même de la cohérence sociale nécessaire à tout établissement collectif humain. (p125)
Non seulement l’histoire fourmille d’exemples mettant en présence des codes culturels, des visions sociocosmiques hétérogènes et irréductibles, mais surtout l’évitement et le conflit (qui radicalise les différenciations en pointant certains traits isolés à cet effet) en constituèrent souvent l’issue privilégiée. Le métissage issu de la conquête européenne en Amérique du Sud ne pourrait bien être qu’un reliquat aujourd’hui excessivement souligné de ce qui fur majoritairement destruction, anéantissement et disparition de sociétés et de cultures, comme le montrent les œuvres de Pierre Clastre [1972] ou de Nathan Wachtel [1992] […]. (p125)
Reste le point essentiel : le fait que les hommes, les idées, les objets, les techniques circulent n’a pas de rapport direct et mécanique à la consistance, la cohérence, l’intelligibilité et l’organisation des systèmes de valeurs culturels des sociétés humaines. (p125)
La figure postmoderne du « branchement sur l’universel » comme interaction dialogique horizontale récusant toute quête des origines manque à cerner le lien social comme rapport vertical des individus à une totalité signifiante, à des principes d’intelligibilité des pratiques pour autant qu’elles font système du point de vue du sens. […]. Toujours relationnelle, la hiérarchie des valeurs propre à une société ne doit pas se confondre avec une représentation en termes de choix et stratégies du cultures comme autant d’acteurs collectifs pianotant sur la gamme des produits disponibles sur le marché universel des identités afin de se composer une mélodie mythiquement authentique et vendable. (p127)
Le fait que les objets, les techniques, les représentations et les hommes circulent, et ont toujours circulé, n’est pas contradictoire avec l’idée que, localement, des sociétés naissent, vivent et meurent comme des tout cohérents et articulés, au sein desquels l’existence humaine prend un sens particulier et universel. (p128)
[… jamais l’anthropologie …] n’a conçu la culture comme un déterminisme homogène qui créerait en son sein des clones individualisés, des sujets rendus totalement identiques par la possession d’une même « substance culturelle » […]. (p128)
Une même substance en des proportions diverses : voilà la portée réelle de la déconstruction anti-essentialiste postmoderne. […]. Superficielle car elle s’attaque à ce qui n’est pas le fondement mais la pathologie de la condition social-historique, à savoir cette identité-idem [Paul Ricoeur 1990] qui se crispe sur l’immuabilité, la permanence inaltérée de traits substantiels afin d’exposer l’évidence d’un critère décisif d’identification. Stérile, d’autre part, car l’identité-ipse, qui suppose l’altérité toujours présente comme composante hiérarchiquement subordonnée dans un horizon de sens partagé et narré, se trouve être constitutive à l’être même de l’homme en société. (p129)
[…] « la société ne peut être que comme auto-altération perpétuelle. Car elle ne peut être instituée que comme institution d’un monde de significations qui excluent l’identité à soi et ne sont que par leur possibilité essentielle d’être-autres » [Castoriadis 1975 p536]. (p130)
« Il n’y a pas d’un côté les sociétés fermées d’autrefois et de l’autre les sociétés ouvertes d’aujourd’hui, car toute société humaine, en tant qu’elle se donne une représentation d’elle-même, doit se donner la possibilité d’un ‘‘nous’’. Il lui faut donc se représenter comme étant tout à la fois fermée et ouverte, comme étant définie dans son être propre par quelque principe d’individuation, et en même temps rapportée au monde extérieur par l’opposition distinctive même dont elle se sert pour se définir et pour s’adresser à d’autres sociétés » [Descombes 2013 p242-243]. (p131)
CH5 – La communauté est-elle l’espace du don ? A propos des différents niveaux de l’appartenance. (p133)
Durant plus d’une centaine d’années, et encore parfois aujourd’hui, la notion de « communauté » a été appréhendée en contradiction avec celle de modernité. Communitas chrétienne en relation mystique avec le divin, métaphore organique de groupes fermés et autoritaires, unité synthétique et vitaliste rêvée par le romantisme, elle s’est donné le visage de toutes les utopies anti-Lumières. […] Indicateur d’une crise de légitimation intrinsèque à la modernité, la communauté s’avère à la fois expérience primitive et non-lieu utopique, convocation d’un possible à faire advenir une fois perdu. la (p134)
C’est seulement avec l’apparition du droit naturel moderne que vont se dégager les prémices d’une distinction opératoire entre « société » et « communauté », c’est-à-dire entre les formes contractualistes et les regroupements de l’ordre du privé, et ce à mesure que la nature comme ordre englobant perd progressivement son rôle de motif d’explication de la socialisation humaine (par le « sociabilité naturelle »*). (p136)
*Louis Dumont, reprenant à son compte les critiques de Michel Villey à propos du nominalisme, identifie le moment occamien comme un affaiblissement de l’universitas (le corps social comme un tout dont les individus concrets ne sont que les parties) au profit de la societas (« association pure et simple » des membres). Cette émergence de l’individualisme comme valeur à l’intérieur du holisme initial se comprend comme remplacement progressif de la « communauté » par la « société » : « Implicitement au moins, nous avons quitté la communauté pour une société » [Dumont 1983 p89]. (note p136-137)
[moment occamien = moment où le franciscain Guillaume d’Occam postule l’impossibilité d’une démonstration de l’existence de dieu ? ]
Selon Nisbet [1984], les théoriciens jusnaturalistes modernes, qui fondent progressivement, de 1500 à 1800, le lien social sur une union rationnelle conclue par des individus libres par nature, reformulent toutes les appartenances groupales à partir d’un conventionnalisme volontaire (corporation, communes, mariage, village), n’épargnant que la famille et l’Église figées dans leur dimension « naturelle ». (p136-137)
A la suite de Jean-Luc Nancy, il semble donc clair que le « désir de communauté » n’a pu naître que comme réponse à l’expérience moderne, comme pressentiment diffus que le divin se retire de l’immanence terrestre. (p137)
[…] les collectivités sociales prémodernes (tribus ou empires) ne peuvent sans abus être assimilées arbitrairement à des types de relation communautaire [Nancy 1986 p34]. Les événements politiques révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle […] vont constituer la toile de fond d’où émerge la « communauté » comme forme sociale originale. (p137)
L’opposition dichotomique entre communauté et société ne commence à se dessiner véritablement qu’au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, inspirée par une réaction de défiance envers la Révolution Française et, plus largement, la philosophie du droit naturel moderne qui l’inspire. (p137-138)
Face à l’État centralisateur, à l’individualisme égalitaire et au développement de l’économie capitaliste, conservateurs (Burke, Bonald) et socialistes (Proudhon, Fourier) se rejoignent dans une critique de l’atomisation sociale, trouvant dans la commune rurale ou dans les corporations médiévales un modèle de relations humaines caractérisé par des liens affectifs profonds et durables, ainsi que par un engagement de nature morale et une adhésion commune à un groupe [Nisbet 1984 p70]. Ces liens dits « communautaires » sont censés contrebalancer le progrès des relations contractualistes modernes, impersonnelles et anonymes, visant essentiellement l’intérêt et l’utilité. (p138)
« Ce n’est que dans la communauté […] que chaque individu possède les moyens de développer ses capacités dans toutes les directions ; c’est donc seulement dans la communauté que la liberté de la personne est possible. Dans les succédanés de communauté qui ont existé jusqu’à présent, dans l’État, etc., la liberté personnelle n’a existé que pour les individus épanouis dans le cadre de la classe dominante », Marx [Idéologie allemande], cité in Müller [1995 p20]. (note p138)
L’idée de « communauté » trouve donc sa concrétisation sociologique au moment même où s’impose l’individualisme, facteur d’émergence d’une « société civile » dépositaire du sens de l’histoire et de l’inscription essentielle des activités humaines par le travail. L’appartenance « communautaire » s’institue comme le seul lieu effectif, non pas primordialement économique ou culturel mais moral, permettant de faire le pont entre, d’une part, la société civile, où règnent la concurrence et le conflit des égoïsmes particuliers à réguler par contrat, et, d’autre part, l’État de droit, égalitaire et homogénéisant par essence, risquant toujours de dégénérer en oppression bureaucratique légale-rationnelle. Le concept de « communauté », loin d’être un archaïsme suranné, suit donc comme son ombre […] le procès d’individualisation qui caractérise le développement de l’« idéologie moderne » [Dumont 1983], ensemble de représentations et d’idées-valeurs centrées sur la primauté d’un individu moral, autonome et primordialement non social. (p143-144)
Persiste à travers ces incarnations hétéroclites la même conception d’une harmonie naturelle, préétablie, des rapports sociaux, définie par les critères d’atemporalité, de clôture, de sécurité, d’autarcie, d’unité et d’intimité. La nostalgie de ces liens préinstitutionnels (spirituels, amoureux, organiques, culturels, linguistiques, etc.) permet d’entrevoir la société rationaliste moderne la (et ses prédicats : atomisée, mécaniste, utilitariste, matérialiste, égoïste, divisée) comme un entre-deux transitoire entre la communauté perdue dans les limbes des origines et la rédemption à venir par l’histoire, sauf à entrevoir la décadence et l’avènement d’un monde proprement asocial. Dès 1924, l’anthropologie philosophique d’Helmut Plessner s’attache à souligner « les limites de la communauté » (titre de son ouvrage) et, notamment, , la façon dont les valeurs communautaires, dépeintes comme la quintessence des relations entre les hommes (à la fois vivante, immédiates et légitimées par l’authenticité, la sincérité et la proximité affective des personnes) nécessitent pour s’installer dans la durée la médiation d’une figure autoritaire susceptible de rassembler : un héro, un prophète, un père [Paetzold 1995]. (p145)
Sans évidemment se confondre avec la modernité, le totalitarisme, au-delà des distinctions importantes qui devraient présider à son étude, en représentent bien une forme pathologique. Parce qu’il incarne la tentative de restaurer l’Un communautaire dans un temps irrémédiablement voué à la sortie de l’Un religieux [Gauchet 2003 p287-323]. Mais également parce que la race ou la classe sociale expriment deux possibilités concurrentes de surmonter la dimension collective de la modernité : l’État-nation. (p146)
[…] la nation se présente à la fois comme une collection d’individus sur le plan interne (une « société » assurant droits civils, politiques et sociaux à ses membres) et comme un individu collectif à l’extérieur face aux autres nations (une « communauté » pouvant exiger jusqu’au sacrifice des ses membres compris dans une continuité intergénérationnelle). Cette ambivalence a été relevée par Dumont […] et reprise […] par Vincent Descombes dans sa dénonciation du « mirage des individus collectifs » (désignant tant la Nation que le Peuple, la Race ou le Parti), mirage lié à l’incapacité de concevoir des totalités autrement qu’en termes individualistes ou substantialistes. (p147)
La déconstruction de l’idée de nation talonne de quelques décennies celle des mythes collectifs totalitaires, race ou classe, dans la tendance postmoderne à ramener les constructions sociales soit à des engagements individuels, volontaires et contractualistes, soit au contraire à des dominations de fait ‘indivisiblement économiques et symboliques) transformées illégitimement en hégémonies de droit. (p147)
Si l’universel présenté comme tel se révèle en fait celui d’une classe d’individus socialement, culturellement, sexuellement ou religieusement marquée, le savoir à visée objective qui l’exprime doit donc être déconstruit comme idéologie illégitime. C’est à travers ce processus contemporain que la notion de « communauté » fait son retour, sur la scène publique, dans diverses problématiques qui s’entrecroisent et se renforcent mutuellement : la visibilité de minorités culturelles diasporiques, immigrées ou historiquement discriminées, l’émergence d’un mouvement communautarien en philosophie politique, les luttes sociales du féminisme et des groupes minoritaires pour leur reconnaissance (homosexuels, personnes handicapées, groupes religieux), le recours au local comme possibilité de renouvellement démocratique, etc. (p148-149)
La description « archéologique » des trois contextes qui donnent un sens à l’invisibilité, à la découverte puis à la radicalisation de l’idée de « communauté » permet de mieux appréhender les particularités de la situation contemporaine. Dans un premier temps indiscernable de toute collectivité humaine « naturelle » car s’inscrivant dans un ordre global cosmique ou religieux, la « communauté » émerge ensuite comme contrepoids à la nouvelle légitimité individualiste des associations contractualistes pour, enfin, s’affirmer en tant qu’introuvable individu collectif substantiel, porteur du sens de l’histoire et réalité plus profonde […] que la superficialité des volontés individuelles. (p149)
La redécouverte des « communautés » par la nouvelle signification qui leur est accordée dans la période contemporaine accompagne des désillusions croissantes à l’égard des idéologies, du politique et de l’État. En quelque sorte, le deuil de « la grande communauté » liée aux différentes représentations de l’être-ensemble moderne s’exprime par la diffraction des communautés identitaires, alors que le rejet des appartenances contraignantes les transforme en choix subjectifs et quasi arbitraires [Vibert 2005]. Pour Hobsbawm ou Bauman, ces nouvelles socialités communautaires ne peuvent apparaître que comme des succédanés des communautés « sociologiques » ayant encombré la modernité (nation, ethnie, classe, religion, lignée), l’identité étant « tenue d’évoquer le fantôme de cette même communauté dont le décès rend la substitution aussi souhaitable que possible. L’identité pousse vers le cimetière des communautés mais fleurit grâce à sa promesse de ressusciter les morts [Bauman 2005 p25] ». (p151)
[…] la mise en évidence d’une dimension symbolique du don irréductible aux échanges considérés d’un point de vue purement économique interpelle le mode de constitution même du social. Un don central pour la vie de toute société, archaïque ou moderne, puisque l’« appât du don » [Godbout et Caillé 1992 p31] – c’est-à-dire donner, recevoir, rendre – se révèle comme le soubassement indispensable d’un monde habitable, et non seulement « un supplément d’âme aux logiques marchandes et étatiques » [ibid p21]. (p152)
Reprenant l’idée de Jacques T. Godbout et d’Alain Caillé selon laquelle le don entre personnes inégales concourt à reproduire la relation inégalitaire, elle [Aline Charles 1994] montre que le don ne peut être appréhendé à partir de lui-même mais uniquement dans sa relation avec la multitude des sphères sociales qui façonnent une culture partagée. La « communauté » définie selon les relations de don, qu’elle soit primaire avec la sphère domestique ou publique avec le bénévolat, ne suffit pas à spécifier un niveau autosuffisant, et encore moins fondateur, puisqu’elle se trouve toujours en interaction avec des hiérarchies sociales qui lui donnent une signification contextuelle et mouvante. C’est d’ailleurs le féminisme qui a constitué l’un des vecteurs les plus actifs dans la déconstruction des notions d’« aide naturelle » dans la « communauté » (des proches notamment), en montrant que les relations de don et d’entraide impliquent un système de relations contextualisées et sexuées : on ne choisit pas souvent de donner et de soigner. En effet, ces échanges ne s’appuient pas, la plupart du temps, sur la liberté et la spontanéité de l’aidant mais sur un lien concret préexistant et porteur de devoir moral. (p166-167)
Pour étayer ce rapport du don avec les idéaux qui le soutiennent, il convient de revenir sur le postulat humaniste concernant de nos jours le tiers-secteur communautaire : « Les associations out tout autre groupement au sein de la société civile seraient des écoles de vertu civique alors qu’elles peuvent tout autant être des écoles de conformisme, d’autoritarisme et d’intolérance, des lieux où l’on se soustrait à la collectivité ou encore des lieux où prévalent des coalitions d’intérêts égoïstes » [Helly 2001 p23]. Autrement dit, le don à l’œuvre dans ces structures communautaires pourrait bien être prioritairement un don d’ethnocentrisme, de violence et de haine. Et même à supposer qu’à l’intérieur du groupe dominent les rapports d’entraide et de solidarité, cela ne signifie aucunement qu’ils ne sont pas assis sur une détestation partagée des personnes ou des valeurs extérieures à la communauté. (p167)
Selon Walzer, les associations qui jouent un rôle fondamental dans la structuration et l’épanouissement des identités singulières, doivent cependant, en fin de compte, rester des « groupes secondaires », la démocratie ne pouvant reposer que sur une double autodétermination, à la fois individuelle (le droit à la dissidence envers tout groupe social) et collective (le droit à la pratique et à la transformation d’une tradition commune). (p168)
[…] la mobilisation collective, qui était antérieurement synonyme de contestation radicale et d’auto-organisation pour des populations marginales ou discriminées entendant peser sur les politiques publiques, change progressivement de nature pour servir de palliatif contre l’exclusion. En effet, l’organisme associatif, du fait de la fragmentation des demandes sociales et du caractère atone du décisionnaire politique contemporain , n’en vient plus à « représenter » une communauté préexistante en quête d’expression publique mais constitue lui-même une communauté pour les personnes les plus vulnérables, un accueil primordial mais périphérique en rapport au centre intégré et actif de la société. (p169)
Ce ne sont plus des mouvements sociaux qui éclosent à partir des organismes associatifs mais en priorité des groupes de support et d’entraide en marge du système global, voués à colmater les brèches que la structure de ce dernier contribue elle-même à agrandir. L’approche communautaire doit de plus en plus avoir recours à la rhétorique interpersonnelle du don, de l’altruisme et de la confiance car elle se réduit à une prise en charge de problèmes individualisés et à une rhétorique de tolérance et d’ouverture envers les plus démunis. (p170)
Cette « réappropriation de la quotidienneté » produite par l’activité d’une multitude de microréseaux diversifiés agissant selon la logique du don démontre bien, selon Larochelle, une « convergence pratique » entre néolibéralisme et bénévolat postmoderne, convergence assise sur un univers symbolique commun au-delà de l’opposition factice et caricaturale entre altruisme communautaire et égoïsme libéral : décentralisation, apolitisme, autonomie du social, anti-étatisme, épanouissement, liberté et créativité individuelle, valorisation des réseaux comme seul rapport intersubjectif et collectif. […]. L’affaiblissement de la vocation interventionniste de l’État légitime le positionnement de ses prérogatives de contrôle et de contrainte plus haut, à un niveau de cadre structurel à la fois discret et décisif. (p171)
[…] l’État moderne, loin d’être une instance « neutre » et instrumentale, objective et rationnelle, porte avec lui les fondements symboliques de l’être-ensemble contemporain, notamment à travers la valeur prééminente de l’individu [Dumont 1983]. Il y a confusion entre, d’une part, l’État, organe politico-administratif partiel de la modernité à travers des lois et des règlements confirmés par une majorité du « peuple souverain », vecteur de rationalisation bureaucratique et d’expertise technocratique, et, d’autre part, l’« État », « esprit objectif » des institutions historiques et culturelles d’une société [Descombes 1996a], incarnation symbolique du tout de cette société, dessinant ses frontières et les formes du pensable et du croyable légitimes. (p177)
CH6 – La société comme « totalité ». Penser le réalisme ontologique de l’être-en-société avec Dumont, Freitag et Castoriadis. (p183)
S’engager dans le labyrinthe des sciences de l’homme au début du XXIe siècle abouti immanquablement à se voir envahi par une perplexité croissante quant à la consistance de leur description du monde vécu, sans que l’on sache vraiment si les sources de l’embarras se trouvent dans l’évolution effective de ce « social », analysé et disséqué sous ses multiples facettes, ou bien dans les condition inhérentes à la recherche scientifique actuelle, favorisant une instrumentalisation subventionnée et déguisée, voire dans l’idéologie globale de ces sciences écartelées entre deux écueils de l’autopoïèse systémique et du singularisme subjectiviste. (p183)
Le culte de la différence s’élève sur les décombres d’une compréhension fondée sur ce qui tient les hommes ensemble, de ce monde commun sur lequel fait fond toute différence véritable, dont la disparition actuelle s’avère proportionnelle à l’unanimité qui célèbre son double factice et frelaté. (p183-184)
[…] les pères fondateurs de la tradition [sociologique] classique (Comte, Durkheim, Tocqueville, Marx, Weber, Simmel, Parson) s’accordent en général, au-delà de leurs profondes divergences interprétatives, autour d’une même intuition de la spécificité du monde social, monde défini selon cinq traits majeurs : son autonomie à l’égard d’autres ordres de réalité […], l’affirmation de son objectivité […], son unification autour d’un mode d’organisation propre […], son caractère évolutif selon des modes d’historicité déterminés […] et enfin sa lecture possible grâce à la découverte de véritables lois scientifiques […]. (p185)
D’une certaine façon, le concept de « société » vient enregistrer les multiples transformations des XVIIIE et XIXe siècles autour du développement des valeurs individualistes, des avancées de la démocratie libérale et des progrès du capitalisme industriel. […]. D’une constitution éminemment moderne donc, l’idée de « société » lie trois paradigmes fondateurs : la cohérence et l’intelligibilité d’un englobant collectif, la détermination d’une dynamique autoconstitutive dans le temps et l’existence d’une « société des individus », qui se distingue à la fois de l’individu autarcique décrit par les théories du droit naturel et de l’agent assujetti des communautés traditionnelles. (p186)
[…] les quatre dimension indissolublement interreliées de la socialité humaine : l’individuation subjective indispensable à la signification sociale, l’intentionnalité symbolique de cette signification qui s’oriente en fonction d’objets de pensée à la fois « sociaux » (relatifs dans leur forme) et « universels » (nécessaire dans leur existence), la « contextualité de toute action ou expression humaine significative » propre à un monde « donné et signifié comme totalité » [Freitag 1995b p270] et, enfin, dernier constat qui découle des trois autres et les subsume : la précédence ontologique de la société comme structure signifiante, unité synthétique à la fois idéale et concrète. (p188)
Dans la quête d’un fondement symbolique à la socialité humaine conçue dans l’horizon d’une totalité à la fois signifiante et concrète, l’œuvre magistrale et clairvoyante de Cornelius Castoriadis s’impose comme relayant assurément les préoccupations les plus fondamentales, en rappelant par exemple que « tout ce qui se présente à nous, dans le monde social-historique, est indissociablement tissé de symbolique » [Castoriadis 1975 p174]. (p191)
« L’intersubjectif est, en quelque sorte, la matière dont est fait le social, mais cette matière n’existe que comme partie et moment de ce social qu’elle compose, mais qu’elle présuppose aussi » [Castoriadis 1975 p160]. (p191)
Tout comme Freitag, Castoriadis met au jour « un niveau d’être inconnu de l’ontologie héritée, le social-historique en tant que collectif anonyme, et son mode d’être en tant qu’imaginaire radical instituant et créateur de significations » [Castoriadis 1990 p66-67]. (p192)
[…] la mise au jour d’une « totalité de sens », à la fois idéale et concrète, se présente indissolublement comme une description valide sur un plan cognitif et un encouragement à en assumer toutes les conséquences à un niveau normatif : les individus ne forment société que parce qu’ils participent de cette totalité qui les fait être à ses normes, valeurs, représentations, projets, traditions, etc. et « parce qu’ils partagent (qu’ils le sachent ou non) la volonté d’être de cette société et de la faire continuellement » [Castoriadis 1996 p20]. L’insistance sur la dimension significative des pratiques individuelles et des communautés social-historiques nécessite une radicale réinterprétation des valeurs modernes, « liberté » et « égalité », mais également une nouvelle anthropologie qui doit reconsidérer la structure propre aux différentes sociétés humaines dans le temps et dans l’espace et, par conséquent, réviser les idéaux culturels inhérents au projet moderne, plus ou moins « emportés » (au double sens, amphibologique [=qui possède un double sens], de « gardés » et « ôtés ») au gré des dérives postmodernes*. (p194)
* […] critique qui correspond [chez Freitag ou Castoriadis] à une exploration de l’épuisement visible de la signification imaginaire centrale qu’est la constitution d’un monde commun démocratique. (note p194)
Holisme et individualisme se présentent donc comme deux façons, contradictoires et irréconciliables, de déterminer la valeur ultime, absolue, dans une société. Mais il n’empêche que toutes deux s’organisent, s’ordonnent la autour d’une hiérarchie de valeurs sociale, une totalité signifiante concrète, fût-elle celle de l’individu à l’état de nature. La différence essentielle se trouve dans le fait que cette hiérarchie est reconnue comme telle dans la société holiste, notamment par l’intermédiaire des référents religieux, et déniée au profit du mode de relation égalitaire dans l’idéologie moderne. (p197)
« Quelle relation y a-t-il entre le contraste holisme/individualisme et le contraste hiérarchie/égalité ? Au plan logique, le holisme implique la hiérarchie et l’individualisme implique l’égalité, mais dans la réalité toutes les sociétés holistes n’accentuent pas la hiérarchie au même degré, ni toutes les sociétés individualistes l’égalité. [..;] C’est que d’un côté l’individualisme n’implique pas seulement l’égalité, mais aussi la liberté ; or égalité et liberté ne convergent pas toujours, et la combinaison des deux varie d’une société de ce type à une autre. De l’autre côté, de façon assez similaire, la hiérarchie apparaît la plupart du temps intimement combinée à d’autres éléments » [Dumont 1977 p12-13]. (p198)
La prise en compte de la totalité sociale comme catégorie ontologique […] irréductible de la condition humaine ne revient pourtant jamais à nier les possibilités de liberté ou d’égalité à l’œuvre dans l’histoire mais à critiquer la définition la à la fois métaphysique et ethnocentriste qui est donnée de ces valeurs par l’idéologie individualiste et qui supprime le « lieu de l’homme » [Fernand Dumont 1969], c’est-à-dire son inscription sociale primordiale dans une culture qui se définit comme « hiérarchie de valeurs » et horizon de significations globales. (p198-199)
Il [Vincent Descombes] réhabilité le holisme méthodologique de Louis Dumont (nommé « holisme structural »), placé dans la filiation intellectuelle de Marcel Mauss, en le distinguant rigoureusement […] tant d’un formalisme à la fois causaliste et structuraliste (développé dans l’œuvre magistrale de Lévi-Strauss) que d’un « holisme collectiviste » (parfois à connotation marxiste) qui présupposerait une strict déterminisme de l’ensemble (la « classe sociale » par exemple) sur les « individus » censés en faire partie, et donc l’identification d’un sujet collectif décidant en lieu et place des sujets empiriques de leurs pensées et de leurs destins. C’est cette figure, issue d’une ontologie erratique, qui se trouve au fondement à la fois d’axiomes épistémologiques et de revendications politiques qu’entend dénoncer Louis Dumont (et Descombes à sa suite) en la désignant comme « pseudo-holisme ». (p201)
[…] le « holisme collectiviste » consist[e] à accorder les attributs des personnes singulières (conscience de soi, mémoire, raison, volonté) à un groupe d’appartenance substantialisé (le Parti, le Peuple, la Race, le Prolétariat), « un super-sujet, qui est censé tirer les ficelles derrière l’individu du coup réduit à un rôle de pantin » [Descombes 1996a p88], super-sujet qui paraît « jouir d’une réalité et d’une autorité supérieure (ubiquité, longévité, mémoire, sagesse » [ibid p127]. (p202)
« Le tout ne s’oppose pas aux éléments ou aux individus, pour la bonne raison qu’on n’a pas besoin de concepts d’élément ou d’individu pour dire de quoi se compose un tout, et que le niveau d’individuation n’y est pas fixé à l’avance – il est donné par le principe de différenciation que l’on introduit dans le tout, et qui spécifie des parties ou des places dans une structure, qui peuvent être occupées par des éléments d’une certaine forme » [Kaufmann et Quéré 2001 p364]. (p203)
Charles Taylor explicite fort bien ce que peut signifier « suivre une règle » sans ramener cette phronêsis (sagesse pratique d’inspiration aristotélicienne) ni à l’interprétation subjective et arbitraire ni à l’application mécanique : « Situer notre compréhension dans les pratiques, c’est la voir comme implicite dans notre activité, donc, comme dépassant de loin ce dont nous parvenons à former des représentations » [Taylor 1995 p560] et « Les règles opèrent dans notre vie comme des ensembles de raisons pour agir, sans se borner à constituer des régularités causales » [ibid p572]. L’esprit objectif du sens socialement institué ne peut absolument pas se réduire aux représentations individuelles effectives puisqu’il se trouve être au fondement même de leurs apparitions, convergentes ou conflictuelles. (note p205)
L’étude de la totalité signifiante ne relève aucunement d’une juxtaposition d’éléments partageant un prédicat commun : elle doit révéler un ordre du sens. (p206)
Cette socioanthropologie […] ne se réfugie derrière aucun objectivisme pseudo-scientifique. Elle ne se réclame jamais du « point de vue de Dieu » qui, s’il n’est guère reconnu comme tel, se trouve légitimer systématiquement les très prisées sociologies du « dévoilement » : défataliser en déconstruisant, dénaturaliser en désymbolisant. (p208)
Tant pour Freitag ou Castoriadis que Dumont, l’appréhension de la société instituante comme essentiellement holiste (par sa nature ontologique de totalité signifiante concrète) trouve son aboutissement dans la condamnation radicale de « la montée de l’insignifiance », produisant atomisation et privatisation du sens au détriment d’une délibération sur les valeurs instituées comme condition effective d’une autonomie concrète des individus modernes. […]. La dissolution tendancielle de toutes les médiations significatives synthétiques expédie, d’un côté, l’objectivité systémique du contrôle opérationnel et, de l’autre, la subjectivité identitaire (individuelle ou collective), expressive et repliée sur sa différence. (p209)
Pour les trois auteurs, l’appréhension de la société comme totalité, dans le plein sens du terme […] , se présente comme normativement antagoniste à la dynamique du totalitarisme. […]. Pour Freitag, l’« essence du totalitarisme » repose, tant pour ses formes pathologiques historiques (nazisme et stalinisme) que pour les virtualités systémiques à l’œuvre dans la globalisation postmoderne, dans « l’abolition même du politique et la dissolution de sa nécessaire légitimation idéologique, au profit du déploiement et de la consolidation organisationnelle de la puissance pure, une forme immédiate de domination qui ne peut plus être assimilée à u ne forme de pouvoir » [Freitag 2003b p255]. Sous l’apparente hétérogénéité des totalitarisme « archaïque » et « systémique » s’expose une même logique autoréférentielle fondée sur le seul principe d’efficience et agissant comme dissolvant de toute possibilité de totalisation symbolique, tel un procès sans valeur ni finalité, hors celles de son opérationnalité fonctionnelle. (p211)
CH8 – La nation démocratique entre culture et politique (p215)
S’il est un phénomène qui laisse tout particulièrement songeur lorsqu’on s’attarde à saisir les tendances élémentaires du débat intellectuel contemporain, c’est bien cette schizophrénie inaperçue consistant, d’une part, à célébrer les vertus de la diversité, du pluralisme et de l’authenticité [Vibert 2004b] et, d’autre part, à rappeler constamment la valeur indépassable des droits de l’homme comme destinée inéluctable car universelle des sociétés humaines. Le martèlement médiatique de cette apparente contradiction revient à laisser entendre que les « cultures » (ainsi que les États qui les relaient ou les englobent) se révèlent comme différentes façons d’exprimer et d’appliquer les mêmes droits fondamentaux universels, assertion fortement douteuse au vu de la totalité de la littérature anthropologique. (p215)
Le combat historique de l’État-nation souverain s’est joué sur deux fronts, qui relèvent tous deux de la « configuration individualiste » [Dumont 1983] ; d’une part, l’émancipation de l’individu « libre, moral et rationnel » par rapport aux attaches sociales concrètes (locales, familiales, corporatives) grâce à la Loi égalitaire et homogénéisante. D’autre part, la constitution d’un « individu collectif », la nation souveraine, une et indivisible, pourvue de conscience et de volonté, abstraction immanente (par contrat) qui doit permettre l’autodétermination démocratique contre la précédente soumission à un ordre éternel donné. (p217)
En fait, toute nation, même la plus ouverte (aux non-membres initiaux) et la plus tolérante (à la division interne), repose inévitablement sur un soubassement culturel dans le sens large d’une histoire, d’une tradition, de symboles, d’une (voire deux ou trois mais rarement au-delà) langue officielle. […]. C’est seulement dans le cadre de cette tradition (constamment réinventée, voire « imaginée » pour parler comme Benedict Anderson) qu’émergent la perception de l’autonomie d’une « société civile » (inaugurant le respect d’une sphère privée sacralisant l’activité individuelle, tant dans ses aspects économiques que familiaux) et la nécessité d’un engagement politique qui contribuent à modeler la culture pour faire évoluer les normes sociales et traduire certains idéaux (liberté, justice, égalité) sur le plan de l’organisation collective. (p218)
Au nom de l’autonomie subjective, les individus concrets se voient enjoints à se réclamer d’une langue, d’une culture, d’une religion, d’un mode d’alimentation, d’une préférence sexuelle, autant de caractéristiques culturalisées mais ne définissant aucune appartenance contraignante ou exclusive puisque contingentes et personnalisées. […]. Toutes ces appartenances si diversifiées, notamment en ce qui concerne les liens entre les membres de ces communautés, n’ont en fait qu’un seul lien commun qui définit l’essence du phénomène : leur existence dans la conscience individuelle comme choix subjectif, ou du moins comme héritage revendiqué. (p219)
[…] le recours initial à une logique contractualiste ne peut que conduire à adopter une conception instrumentale du politique (et de l’État qui en garantit l’espace d’expression) censé garantir et favoriser la préservation des droits « naturels », que ceux-ci soient situés dans un individu ‘libéralisme) ou dans un groupe (multiculturalisme). Pour ainsi dire, dans cette perspective, la « diversité » (des intérêts, des opinions, des finalités) est première, antécédente, prépolitique et la régulation par « gouvernance démocratique » n’existe qu’afin de la laisser s’épanouir dans un cadre de coexistence chargé dans la mesure du possible de prévenir la domination des uns sur les autres. Se trouve alors complètement éludée la dialectique qui lie « culture » et « politique » dans une société démocratique et qui élève le domaine politique au statut de représentation en acte et en idée de la totalité sociale, milieu d’appartenance prioritaire et source d’attachement et de loyauté […] : un « universel concret ». (p223-224)
[…] le multiculturalisme participe d’une certaine façon encore plus radicalement que le libéralisme de l’abstraction formaliste et individualiste puisqu’il vient à penser le lien social et la pratique démocratique comme compatibles avec une absence de culture commune. (p225)
La transformation du rôle de l’autorité politique se constate par ce retrait vers la définition des règles et l’abandon de la visée de l’intérêt général puisque ce dernier ne peut plus être que la résultante a posteriori des intérêts particuliers, l’instrument de gouvernance d’une « société de marché » : « La déliaison des éléments induit aux différents niveaux une recomposition de leur mode de coexistence sous le signe idéal de l’autorégulation. C’est typiquement dans cette ligne, par exemple, qu’il faut situer l’élargissement continu du domaine de la régulation juridique aux dépens du domaine de la volonté politique. Il correspond à une réorientation du système de droit privilégiant la fonction arbitrale du juge par rapport à l’intervention transformatrice du législateur. Il est porté par l’utopie antipolitique d’un mode de règlement direct des litiges entre les personnes qui se substituerait avantageusement à la réforme d’ensemble du collectif qui les englobe » [Gauchet 1998a p119]. (p226)
« Il n’y a de politique que si nous acceptons la possibilité de réunir des gens différents dans une entité qui les englobe, donc une entité dans laquelle leur diversité soit, certes, tenue pour légitime et préservée, mais aussi relativisée ou subordonnée à d’autres fins et d’autres valeurs, ce qui suppose que ces gens puissent reconnaître le force morale du lien qui les unit » [Descombes 2007 p271]. (p229)
- -
Pour un résumé de cet ouvrage par l’auteur :
Stéphane Vibert, « Grand résumé de l’ouvrage La Communauté des individus. Essais d’anthropologie politique, Lormont, Édition Le bord de l’eau, 2016 », SociologieS [En ligne], Grands résumés, mis en ligne le 19 juin 2018, consulté le 20 mai 2022. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/8235 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sociologies.8235
Les séminaires du CASPER
Le statut de l’action sociale dans le holisme – Critique des sociologies potestatives et interactionnistes - par Stéphane Vibert https://casper-usaintlouis.be/activites/les-seminaires-du-casper/le-statut-de-laction-sociale-dans-le-holisme-critique-des-sociologies-potestatives-et-interactionnistes-par-stephane-vibert