Il y a un fait dont ce monde a, semble-t-il, perdu la conscience : celui qui fait de l’esclavage une constante de l’histoire longue de l’État. L’esclavage apparaît depuis les origines être consubstantiel de la naissance et du développement de la logique étatique, au même titre que la guerre, au point que la guerre aura été par excellence la principale source de légitimation de la mise en esclavage des populations vaincues [1]. Précisons tout de suite qu’il semble bien que ce ne soit pas l’État qui ait donné naissance au phénomène esclavagiste ni à la guerre [2], phénomènes qui lui préexistaient sous d’autres formes : il n’empêche que la développement de l’État aura modifié en profondeur leur contenu,leur dimension et leur articulation.
L’idéologie du « travail libre » aura fini par tellement imprégner les temps contemporains, post Première Guerre mondiale, que l’existence même et la permanence du phénomène esclavagiste semblent réduites à des travers malheureux et ponctuels de l’histoire universelle : ce qui est certain c’est qu’aucun récit historique officiel ne donne une place centrale à l’esclavage, à commencer par tous les récits « hagiographiques » sur la démocratie, en particulier grecque. Tout le monde sait bien sûr qu’il y avait des esclaves en Grèce antique, mais le caractère esclavagiste de la société grecque n’est que rarement au centre du récit historique… Faut-il rappeler également qu’une grande partie des « Pères » de la démocratie américaine étaient des propriétaires d’esclaves ?
La première grande Convention internationale contre l’esclavage, celle de la Société des Nation, ne date que de 1926, alors que le dernier grand pays à « interdire » l’esclavage aura été le Brésil en 1888, qui est également la date à laquelle le Vatican se sera lui aussi décidé à le condamner. Mais personne ne peut, aujourd’hui encore, considérer que ce monumental « problème » anthropologique soit véritablement résolu : tout au plus la légitimation juridique de l’esclavage aura-t-elle disparu des tables légales. Jusqu’à ces dernières décennies (à l’échelle de millénaires de servitudes...), l’esclavage aura, il faut le souligner, toujours été adossé à des considérations juridiques précises dans toutes les parties du monde. C’est d’ailleurs pourquoi l’esclavage doit être rattaché à des logiques étatiques.
Ce qu’il faut bien voir, c’est que la modernité ne s’est pas construite contre l’esclavage, mais qu’elle en est l’héritière directe, même si elle a après coup modifié et redéfini les conditions globales de la sujétion et de la domination. Mais il reste une continuité, qui n’est malgré tout pas une équivalence, entre l’esclavage et le salariat populaire, et elle relève de l’extériorisation sociale des personnes qui y sont confrontées, extériorisation sociale qui aujourd’hui prend en plus des formes nouvelles. Ce que je souhaiterais ici mettre en avant, c’est que ces questions relatives à l’esclavage et à la guerre devraient permettre de mettre en avant une conséquence centrale de la logique étatique : la nécessité de construire une cohésion interne, mais construction qui est directement assise sur une articulation conflictuelle avec un environnement historique, géographique, culturel externes. La guerre et l’esclavage permettent de définir un espace complémentaire et indissociable de l’espace étatique interne, espace dont l’apparente externalité n’est pourtant jamais véritablement interrogée : l’État est toujours fallacieusement autoréférentiel dans un contexte interne, conçu comme autosuffisant, installant finalement une césure cosmologique radicale incarnée par la notion de frontière.
Contrairement à la vision, à la perception dominante, une telle frontière n’est cependant pas une barricade, un mur forteresse, mais un espace symbolique d’échange, de circulation entre deux mondes finalement intégrés : c’est la construction symbolique de ce filtre, de ce voilage, qui permet de construire un intérieur et un extérieur, qui n’existent pas « en-soi », qui n’existent que complémentairement l’un à l’autre. Il est tout à fait remarquable que l’esclave est presque par définition le représentant de cette altérité issue de l’« autre » monde, puisqu’il est caractérisé comme sans droit, sans lieu, sans mémoire, sans socialité, sans nom, la parfaite antithèse, si l’on peut dire, de la plénitude magico-religieuse de la royauté étatique. Entre ces deux extrêmes, prennent place toute une hiérarchie, tout un enchevêtrement de dépendances relatives, simultanément matérielles et symboliques. Si les sociétés hiérarchiques reposent sur la possibilité d’exclure une partie du corps social (esclaves, « intouchables », etc.), ce fait devrait peut-être être mis en relation avec un caractère « intouchable », hors sol, etc., à l’autre bout du spectre hiérarchique, d’une divinité, à tout le moins d’une personnalité qui incarne la société/le monde sans en faire partie (roi, etc.)…
Ce n’est que notre modernité tardive qui en est arrivée à considérer une opposition binaire entre « liberté » et « servitude » : rappelons que de nombreuses langues anciennes ne possèdent pas de traduction de notre concept contemporain de « liberté », même si la situation d’esclave semble, elle, parfaitement déterminée en tant qu’extériorité sociale assujettie par la violence. Ce qui caractérise l’ensemble des sociétés étatiques ce n’est pas une opposition entre des « libres » et des « non libres », c’est l’existence d’un continuum de dépendances et d’interdépendances hiérarchisées dont la base était à l’origine constituée par l’institution de l’esclavage.
On peut ainsi se demander si la survie des systèmes hiérarchisés ne reposerait pas sur la création et la gestion de l’exclusion plus ou moins radicale d’une catégorie sociale particulière vis-à-vis de règles sociétales « normales », normales au sens où ces règles concerneraient tout le monde sauf, justement, cette catégorie invisibilisée mais finalement centrale des exclus… Ce qui fait que les systèmes hiérarchiques modernes, en ayant supprimé (au moins formellement) le système de relégation « interne », sont contraints de faire émerger, par compensation, un système de relégation « externe », qui se manifeste en particulier par la stigmatisation de l’étranger… La nouveauté serait ici que, alors que l’institution de l’esclavage permettait en quelque sorte d’importer l’extériorité sociale dans le cœur du fonctionnement de la société, la modernité tenterait d’exclure beaucoup plus radicalement l’« étranger » du cadre de son fonctionnement normal, comme si l’esclave était auparavant invisibilisé pendant que l’étranger est désormais stigmatisé, comme si l’esclave était méprisé pendant que l’étranger est haï.
Le propre de la modernité capitaliste pourrait avoir été de déverrouiller la rigidité des systèmes hiérarchiques traditionnels en permettant des transgressions relatives au nom et/ou au prétexte de la richesse, sans les supprimer évidemment et véritablement pour autant, même s’ils sont cependant significativement fragilisés.
L’ostracisation d’une partie de la population semble donc être le secret de tout pouvoir hiérarchique… C’est pourquoi la question de l’égalité est centrale dans la contestation de tout pouvoir, la question de la liberté n’étant trop souvent que la vaseline qui permet de lubrifier la structure hiérarchique en permettant de se différencier et de se singulariser de la partie ostracisée de la population. La capacité de poser la question de la liberté indépendamment de celle de l’égalité est donc au fondement de toutes les sociétés hiérarchisées !
Ce qu’il convient de noter, c’est que l’ostracisation d’une partie de la population ne peut pas reposer sur des motifs économiques : même s’il y a une dimension « économique » à l’esclavage (il s’agit toujours de profiter du travail d’autrui), il faut par contre toujours une justification non-économique qui le rende possible : sans différenciation « essentialisée », l’esclavage n’est pas possible, et c’est pourquoi la différenciation religieuse entre maîtres et esclaves semble au final incontournable… : on ne peut réduire en esclavage que quelqu’un qui est, apparaît, est défini comme essentiellement autre, différent, irréductiblement non comparable, non égal (hors strate hiérarchique, chaque strate se caractérisant par une sorte de « cercle d’égalité » [3])… De ce fait, la religion peut devenir, éventuellement, une clé d’intégration, et de sortie (relative) du statut de dépendance… De fait, tous les grands systèmes religieux ont toujours, du moins jusqu’à ces dernières décennies, justifié la possibilité de l’esclavage. On pourrait même considérer que puisque la « dureté » du système esclavagiste semble corrélée avec un plus haut degré de hiérarchisation sociale, la complexification religieuse des sociétés, sur le temps long, aura finalement été un facteur d’aggravation des institutions liées à l’esclavage.
Peut-on dire que la condition de l’esclavage est la non-égalité religieuse ? Et que donc la création de cette non-égalité est un préalable de l’asservissement ? Poser la question de l’égalité dans une société hiérarchique revient donc « nécessairement » à exclure/nier une partie de la population pour que la fiction égalitaire puisse fonctionner… Cette question de l’égalité dans les sociétés hiérarchiques n’est pas une incongruité : l’égalité est nécessairement au cœur de toute dynamique sociétale : mais il faut distinguer entre des cercles (plus ou moins) fermés d’égalité, et une égalité réellement universelle (qui à ce jour n’existe nulle part).
On souligne souvent que naissance de l’agriculture et naissance de l’État seraient concomitantes : en effet, pour entretenir une élite il faudrait pouvoir dégager des surplus agricoles… Mais le développement de l’agriculture ne pourrait-il pas plutôt être une conséquence du développement de la métallurgie ? En effet, l’accès aux métaux suppose rapidement, au-delà d’un certain niveau, des processus extractifs socialement lourds, qui ont précisément été rendus possibles par l’institution de l’esclavage, que ce soit pour des problèmes d’organisation des mines, de bois d’œuvre et de chauffe, de transports, etc., ce qui nécessite des forces armées pour capturer et gérer des esclaves, et des ressources agricoles pour assurer leur subsistance. Le point qui me semble important, c’est que le changement d’échelle que suppose la quantité de travail physique pour développer la métallurgie ne me paraît pas compatible avec les anciennes relations sociales fondées sur les logiques de don et contre-don. Comment penser le développement de la métallurgie et tout ce qu’elle implique dans ce système ancestral, d’autant plus que les mines ne sont pas équitablement réparties sur la terre ? Ce changement d’échelle devait presque nécessairement s’appuyer sur le développement parallèle de l’esclavage et d’une organisation sociale qui permette cet esclavage : d’un double point de vue, tant matériel que symbolique (pour justifier, expliquer, permettre et organiser la sortie de la logique du don et contre-don – même si cette sortie ne s’est pas faite d’un seul coup, et qu’elle a très probablement continué à fonctionner pendant un certain temps et sous des formes dégradées à l’intérieur des strates hiérarchiques qui se mettaient en place dans l’invention de la forme étatique).
C’est donc parce que la logique de l’institution de l’esclavage n’était pas compatible avec la logique sociale du don et du contre-don, (et ce n’est certainement pas pour rien que les esclaves sont toujours prélevés à l’extérieur du cadre social institué [4]), qu’il a fallu inventer des logiques et des outils monétaires. La logique sociale du don et du contre-don se déroulant entre égaux (supposant du moins une égalité au moins relative), elle ne peut plus fonctionner dans le contexte structurant d’un recours social à l’esclavage : la forme argent a probablement d’abord permis la gestion des esclaves, cette gestion matérielle et symbolique ayant conduit à la forme État, avant de s’étendre à la gestion du produit du travail des esclaves [5]. L’extériorité de la forme argent s’expliquerait ainsi par l’extériorité sociale des esclaves et de leurs productions (de la production des esclaves eux-même mais aussi du travail de ces esclaves).
L’organisation et la structuration de cette extériorité, insufflé par la changement d’échelle de l’esclavage, se manifeste dans l’invention de l’État, au point même que les esclaves sont intégrés dans tout l’appareillage de l’État naissant, de l’administration à la police ou à l’armée, ou encore dans les temples [6]. Alors que dans les sociétés non-étatiques il y a continuité de principe entre les humains et les non-humains (au sens large en y intégrant les « esprits » …), dans l’ordre étatique il y a rupture de principe entre ces deux ordres (y compris entre les hommes et leurs dieux) : la naissance de l’État ne peut en effet se concevoir sans une telle rupture/dislocation des structures lignagères traditionnelles … C’est pourquoi l’institution de l’État suppose simultanément une redéfinition de la justification religieuse de l’ordre cosmique, avec l’émergence de dieux anthropomorphes qui sont le pendant indispensable de l’ordre royal . Pour justifier en quelque sorte l’extériorité de l’esclave, il faut à l’autre bout instituer l’extériorité d’un pouvoir divin [7] : mais pour faire tenir ensemble les deux bouts de cette chaîne il convient d’organiser une structuration hiérarchique de l’ordre sociétal nouveau qui en résulte, dans un continuum de dépendances qui aura été capable, au moins au départ, de sauvegarder les apparences de l’ordre ancien.
Cette extériorité de l’esclave est un indice sinon une clé de compréhension du fait que l’histoire de l’État et l’histoire des migrations et des transferts de populations sont intimement liés : la logique de l’État est fondamentalement centripète, tournée paradoxalement vers l’extérieur au nom d’une idéologique centrifuge, cette logique étant tout sauf basée sur une revendication de l’autosuffisance et l’autonomie « internes » (comme le proclame pourtant aujourd’hui l’essentiel du champ politique). « Canaliser la circulation des hommes et contrôler leurs mouvements sont les attributs fondamentaux de tout pouvoir [8] ». D’un point de vue historique il faut relever que la notion d’un État replié sur une population strictement autochtone n’a pas de pertinence.
Peut-être pourrait-on considérer que les États, à force de se confronter structurellement à des formes d’extériorité, finissent à un moment donné par intégrer ces marges/marches/hinterlands, les obligeant à reconstruire et refonder de nouvelles extériorités. Ce processus crée de la sorte des paliers de puissances inter-étatiques, qui peuvent reposer pendant un certain temps sur des compromis d’équilibres, mais qui, de par la force expansionniste du système, finissent régulièrement par se rompre. Il s’agit ici, me semble-t-il, de bien autre chose que des seules contraintes de volonté de puissance économique, qui ne représente que l’écume du phénomène. Ainsi, si le Moyen Âge européen a fini par structurer et figer des États de plus en plus étendus, leur capacité d’expansion aura fini par atteindre des limites territoriales évidentes, les poussant à déplacer les frontières de leurs extériorités réciproques hors d’Europe, en en inventant une nouvelle cohérence, articulation qui a été grandement facilité par la « découverte/invention » du Nouveau Monde, qui a obligé l’époque à totalement repenser son monde puisque tous ses repères traditionnels (spatiaux, temporels, cosmiques) auront d’une manière ou d’une autre été bouleversés.
Cette « conquête/invention » du Nouveau Monde ne devrait pas être analysée sur le modèle d’une « simple » annexion territoriale, d’autant plus qu’il faut la mettre en relation temporelle avec le schisme de la chrétienté qui aura vu s’épanouir les premiers bourgeons du protestantisme, qui n’expriment pas seulement une transformation de la relation d’un croyant à son dieu, mais induisent une modification des relations hiérarchiques dans tout l’espace social. Comme je l’ai suggéré plus haut, la structure hiérarchique permet de d’articuler un absolu négatif (l’esclave) à un absolu positif (la divinité), les deux termes marquant la frontière entre un en-dedans et un en-dehors de la socialité : l’État est la construction cosmologique qui permet de gérer l’instabilité structurelle et fluctuante de cette frontière symbolique.
Cela ne peut pas, à mon sens, être complètement un hasard si cette conquête/invention de l’espace américain se soit déroulée sous l’égide de l’articulation du renforcement de l’esclavage et d’un saint patronage divin pour investir un nouvel espace d’extériorité qui se matérialisait miraculeusement. Rappelons que la controverse de Valladolid, en concluant que les amérindiens n’étant pas responsable de leur méconnaissance de la Vraie Foi, ne pouvaient donc être légalement réduits en esclavage, a ouvert en grand les portes de la traite atlantique. Dans cette histoire, l’esclavage en lui-même n’était nullement un problème : au contraire même, puisqu’il devenait le moyen d’accroître aussi la gloire de Dieu, il suffisait juste de trouver les bonnes catégories de population susceptibles de respecter les canons juridiques de la mise en esclavage [9]. Or, ces populations étaient parfaitement connues sur le continent africain : il faut ici souligner que, sauf le cas de l’Angola, la prédation des esclaves africains s’était faite sans réelle conquête territoriale, mais beaucoup plus concrètement en passant par le truchement des pouvoirs locaux.
Il faut rappeler avec force que l’esclavage n’est pas une invention ni une réinvention des Européens pour exploiter les Amériques : l’esclavage aura été une pratique constante de l’histoire qui n’aura globalement été qu’en se développant, même si, et on ne peut le passer sous silence, les Européens auront poussé la pratique et l’exploitation de l’esclavage à un niveau totalement inouï. Je dirais cependant que ce n’est pas le capitalisme naissant qui est responsable du développement de la traite atlantique, puisque l’esclavage lui est manifestement antérieur de plusieurs millénaires, mais que l’esclavage atlantique est la période charnière qui lui aura permis de se développer.
Je serais tenter de définir le capitalisme comme le processus historique, situé principalement dans les sphères de l’extériorité étatique, qui priorise les transferts massifs de marchandises sur les transferts massifs de populations (esclaves) : il y a une sorte d’inversion du mécanisme, au moins en termes de proportions relatives. Il serait peut-être possible de définir ce capitalisme naissant comme le moment où cette sphère d’extériorité de l’État devient un moment positif de son affirmation interne, et non plus seulement le creuset négatif de sa puissance.
Entre la découverte/invention du Nouveau Monde et la période des révolution de la fin du XVIIIe siècle, c’est la cohérence de l’articulation traditionnelle entre l’intériorité et l’extériorité de l’État, de l’État comme structure symbolique globale, qui aura été bouleversée : dans l’ordre du religieux, avec le protestantisme qui aura réduit l’échelle hiérarchique, et dans l’ordre rationnel, avec l’universalisme des Lumières qui aura réduit la fracture entre l’intériorité et l’extériorité de l’État. Notons aussi que l’âge des révolutions se caractérise non pas tant par sa volonté de combattre les inégalités que par sa volonté de construire, de leur donner un fondement « naturel » : cet âge ne critique finalement pas tant les hiérarchies qu’il ne les reconstruit sur des bases « naturelles ».
Contrairement à ce que pouvait penser Adam Smith, la contestation progressive de l’esclavage n’avait pas pour origine son manque de rationalité économique [10], mais sa double remise en cause, et morale par l’approche protestante, et rationnelle par l’universalisme rationaliste, parce que les repères du monde avaient changé, tout au moins dans la sphère nord atlantique. La logique du capitalisme se définirait ainsi par une exploitation particulière de cette fracture constitutive de l’État entre une intériorité et une extériorité : le développement du capitalisme serait ainsi l’expression d’une crise du temps long de l’État, qui s’inscrit dans une rupture paradigmatique qui permettra l’opposition moderne entre l’économique, incarnant l’extériorité de l’État, et le politique, incarnant son intériorité.
C’est cette rupture paradigmatique qui permet de comprendre le processus de sortie de l’esclavage direct dans le monde atlantique : c’est bien parce que le rapport à l’extériorité a été bouleversé que la société occidentale a pu passer de l’exploitation directe de l’extériorité du travail des esclaves à l’exploitation directe des territoires extra-étatiques au nom, paradoxalement, de la condamnation de l’esclavage : l’argument « officiel » de la mise en exploitation coloniale du monde aura en effet été celui de la lutte contre l’esclavage.
Avec la traite et l’esclavage atlantique, on était encore globalement dans une logique impériale pour ainsi dire traditionnelle : avec l’ouverture de l’ère des révolutions, commencée dans les espaces protestants (Angleterre, Hollande, États-Unis), et suivie par l’espace catholique (France, Haïti), cette logique impériale s’est fragilisée, en contre-point d’un développement de la logique coloniale. La période marquée par la Première Guerre mondiale marque le point de retournement de ces deux logiques, qui se caractérise par l’implosion de tous les empires existants, et le début de l’âge d’or du colonialisme. L’esclavage étant encore un attribut de la forme impériale de l’État, il est ainsi caractéristique que ce soit Napoléon qui ait rétabli l’esclavage dans les Antilles. C’est par ailleurs avec l’effondrement de la forme impériale ottomane que l’esclavage aura commencé à refluer dans cette partie du monde.
Le basculement de la forme impériale de l’État à sa forme coloniale repose donc sur une articulation nouvelle de ce que j’ai appelé l’extériorité et l’intériorité de l’État, et donc sur une redéfinition de la notion de frontière, sur la base d’une sorte d’équivalence nouvelle entre l’en-dehors et l’en-dedans de l’État, équivalence permise par le concept d’universalisme, à ceci près qu’il y a maintenant une différenciation temporelle entre les deux, résumée par la notion de progrès : l’en-dehors de l’État doit être éduqué, « civilisé », pour rendre pertinent l’équivalence de principe. A contrario, la forme impériale mettait encore en opposition rigide le monde barbare, sauvage, primitif, et le monde « normal » de l’intériorité étatique. On est ainsi passé de la prédation à l’exploitation : la première se caractérise par des relations maître-esclave, aussi bien dans l’ordre social que dans l’ordre théologique dans le cadre de relations de puissances symboliques, à des relations de domination fonctionnelle dans le cadre de relations rationnelles. Mais ce n’est pas le capitalisme qui a réalisé cette mutation, le capitalisme est au contraire le nom de cette mutation, le nom de la maladie dégénérative de la logique historique de l’État.
L’État, donc, ne devrait pas être défini à partir d’un en-dedans de ses frontières, mais par une articulation entre un en-dedans et un en-dehors : ainsi, l’État colonial doit et peut être considéré comme un tout qui intègre ce qui est artificiellement décrit comme une dualité entre l’État central et ses colonies. Cette césure est le résultat final d’un processus qui marque en fait une impasse : le processus de colonisation est un processus de redéfinition de l’État au nom et sous l’impulsion d’un changement de paradigme sociétal qui caractérise la modernité, et dont le capitalisme n’est pas le moteur mais l’épiphénomène.
Ce processus aura permis aux États occidentaux d’étendre leur emprise, d’étendre leur sphère d’extériorité aux dimensions physiques de la planète : ces limites atteintes, dans une course à la création de sphères exclusives, à l’exception de la Chine où toutes les puissances étatiques se font directement face, la conflagration militaire globale devenait « inévitable » pour figer les limites d’une expansion supplémentaire désormais géographiquement impossible. Ce qui se joue, ce n’est pas la puissance d’un État central qui contrôlerait, ou pas, ou moins, une partie plus ou moins significative de la planète, mais bien la construction d’ensembles étatiques qui désormais s’interpénètrent dans leurs sphères d’extériorités, introduisant un brouillage mental qui explique en partie le développement des nationalismes auto-référentiels, qui revendiquent une autonomisation idéalisée d’un intériorité fictive de l’État.
Le fait marquant qui devrait nous interpeller ici est ce qui s’est passé avec le démantèlement de l’empire allemand après sa défaite en 1918 : cet empire a été réduit artificiellement à la pure intériorité de son État, en particulier par la privation de ses colonies. Si historiquement l’État se constitue sur l’articulation d’une intériorité et d’une extériorité on comprend immédiatement l’énormité de la crise qui a été ouverte : cette extériorité, qui ne trouvait plus à s’exprimer directement et manifestement alors qu’elle continue à exister indirectement et subjectivement dans la structure même de l’État, est revenue par la bande, sous la double forme de l’« espace vital » en direction de l’ouest, et du racisme, en particulier envers une population juive qui se caractérise sous la forme paradoxale d’un État sans intériorité, un État qui n’existerait en somme, à l’inverse de la situation allemande, que dans la pure extériorité…
A partir de ce début de XXe siècle, donc, les principaux États centraux, c’est-à-dire ceux qui avaient réussi à se développer dans la pleine configuration d’une effective articulation significative entre une intériorité et une extériorité, se trouvent confrontés à l’impossibilité de préserver la fiction d’une autonomie existentielle les uns vis-à-vis des autres. Les États centraux étant globalement verrouillés institutionnellement dans leur configuration interne par le compromis westphalien qui aura figé les frontières intra-européennes (à quelques nuances près), la concurrence inter-étatique pour la préservation de leurs espaces extérieurs ne pouvait que s’accroître, les limitations spatiales et géographiques n’allant pas sans entraîner des redéfinitions idéologiques. On peut remarquer que le développement des fascismes est directement fonction d’une incapacité à coordonner les dimensions intérieures et extérieures des États concernés, et tout particulièrement à travers la faiblesse, voire l’inexistence, de leurs espaces extérieurs-coloniaux. Je rappelle que cet espace extérieur est d’abord une représentation dont les colonies sont une manifestation, une matérialisation : ces deux dimensions fonctionnent ensemble, même si manifestement leur cohésion est problématique et conflictuelle. On peut d’ailleurs faire le même type de remarque concernant la dimension intérieur de l’État : cela permet de définir les « frontières » de cet État comme un compromis entre ces deux ensembles complémentaires et antagoniques, en relation, cependant, et nécessairement, avec les problématiques similaires des États voisins.
J’ai souligné plus haut que le Première Guerre mondiale marquait un point de retournement entre la logique impériale et coloniale de l’État. On peut considérer que la Deuxième Guerre mondiale marque l’échec de la logique coloniale qui avait acté le partage du monde issu de la Première Guerre : le problème c’est que la logique de décolonisation qui a été enclenchée après coup repose sur la fiction de la création d’États réduits à de pures intériorités, avec la conséquence pour ainsi dire inévitable que l’absence d’extériorité historiquement construite se matérialise, se compense, par une sur-militarisation, pour construire sur la plan intérieur une fiction de rééquilibrage. La militarisation des sociétés étatiques issus de la décolonisation semble donc plutôt être l’expression d’un déficit d’externalité que la conséquence d’une claire volonté de projection hégémonique, même si les deux aspects finissent probablement par s’articuler.
Il faut bien entendu distinguer ce qui s’est passé dans le processus de décolonisation dans les États périphériques de ce qui s’est produit dans les États centraux, et qui ont eux aussi eu à en subir les conséquences, encore que la sortie de la guerre de 1945 a manifestement redessiné la carte planétaire, comme si deux puissances, l’américaine et la soviétique, avaient réussi à capter, incarner et à cumuler l’essentiel de l’externalité étatique globale, mais comme si cette captation se faisait sous l’égide d’un néocolonialisme transversal. Depuis la fin de la guerre, on assiste à une dissociation de plus en plus marquée entre perception de la société et perception de l’incarnation étatique de cette société : c’est sur ce vide que prospère la mondialisation économique, tout en le renforçant rétroactivement. Je dirais que l’on assiste depuis lors à une sorte de décorrélation entre ce que j’ai appelé l’intériorité et l’extériorité de l’État, mais simultanément aussi à une déstructuration de cette intériorité et, parallèlement, à une déstructuration de cette extériorité, processus que la fiction d’une autonomisation du capitalisme permet de masquer.
Mon avis est que ce processus de transformation de l’État ne peut pas se comprendre comme un processus de renforcement fonctionnel de puissance, entendu comme construction et augmentation d’une distanciation entre un pouvoir et le socle souverain qui l’institue. C’est la fiction d’une société radicalement réductible à son État, qui est devenue, ou au moins devient, vide de sens prospectif. La faillite du politique, dont les dernières élections françaises sont un exemple, prend ici tout son poids : si le problème du politique était « seulement » une question institutionnelle, une question de procédures de contrôle des dirigeants par les dirigés dans un espace clos et autosuffisant, il n’y aurait au fond pas de problème, il suffirait de bouger les curseurs dans un sens ou un autre.
Le vrai problème, si je puis dire, c’est qu’un tel espace clos et autosuffisant était peut-être pertinent pendant des siècles, en particulier si on considère l’État dans sa double dimension d’intériorité et d’extériorité, mais que ce n’est plus le cas. Le problème n’est pas seulement que l’autosuffisance n’est plus pensable dans le monde globalisé dans lequel nous sommes, mais que cette situation est irréversible dans le contexte même de l’affaiblissement des logiques étatiques qui ont abouti à ce résultat. La fiction souverainiste prétend s’appuyer sur une cohérence étatique qui n’existe plus, et c’est pour répondre à ce déphasage historique entre une réalité perçue et une réalité racontée que l’on assiste aujourd’hui à un renforcement tout à fait significatif des capacités policières et militaires de tous les États, et simultanément à leur perte de crédibilité. L’ensemble des guerres de ce début de XXI siècle ne s’inscrivent que superficiellement dans un conflit de souverainetés, mais dans un conflit de cohérences internes et externes interétatiques, concernant le sens même de l’inscription de chaque entité étatique dans dans son environnement global.
Ce n’est pas le capitalisme qui affaiblit les États, c’est l’affaiblissement des États qui a pour nom capitalisme, capitalisme qui n’a pas d’existence séparée de cet perte de substance d’une représentation cosmologique de l’Etat-Monde, à ceci près que ce n’est pas seulement la représentation que nous sommes entrain de perdre, mais simultanément le monde lui-même. Il n’y a pas de capitalismes nationaux : le capitalisme n’existe que parce qu’il existe des États distincts, en tant qu’expression de leur différenciation. Ce qui veut dire aussi que la critique radicale de l’État ne peut pas concerner son fonctionnement « interne », mais doit s’appuyer et partir de la confrontation des États entre eux, des limites effectives de la logique du découpage mondial de la planète entre États concurrents mais complémentaires. Ce qui a des conséquence également sur une considération classique qui voudrait que les travailleurs soumis au capitalisme seraient planétairement dans la même situation : ce qui est manifestement faux car, justement, ils sont en conflit permanent les uns avec les autres, et cette conflictualité est fonctionnellement au fondement du système global. Le fait effectif que les travailleurs peuvent parfois s’unir pour défendre des intérêts qu’ils ont en commun (des intérêts « identiques ») n’implique pas nécessairement des intérêts communs, et c’est pourquoi la construction-reconstruction-définition de communs qui dépassent les limitations étatiques devient un enjeu crucial.
Louis, Colmar le 01 mai 2022
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PS : Pourquoi est-il plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ? J’ai la faiblesse de penser que, quelque part au moins, la question du capitalisme est mal posée, qu’il n’est pas tout à fait impossible qu’une autre manière d’inscrire le capitalisme dans l’histoire permettrait de débloquer, au moins un peu, ce problème. Mes tâtonnements souhaitent s’inscrire dans cette démarche, sans ignorer une seule seconde que le capitalisme ne s’effondrera jamais tout seul, ni mécaniquement de par des lois immanentes, ni sous l’impulsion d’une idée seule, ni sous l’impulsion de déséquilibres strictement comptables. On peut en effet remarquer que ce ne sont pas les difficultés quotidiennes des conditions de survie qui provoque généralement un bouleversement social-sociétal, mais bien plus souvent une rupture dans les conditions d’équilibre difficilement construites pour les gérer d’un côté mais aussi les supporter de l’autre, conditions d’équilibre qui sont toujours associées à des représentations, et que cette rupture vient bousculer, voire éventuellement (mais pas nécessairement) délégitimer.
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[1] Paulin Ismard et alii, Les mondes de l’esclavage, une histoire comparée, Seuil 2021. Mon texte n’est pas une recension du livre, mais s’en inspire largement comme base d’une large digression.
[2] Pour ce qui concerne la guerre pré-étatique : Bruno Boulestin, Ceci n’est pas une guerre (mais ça y ressemble) : entre doctrine et sémantique, comment aborder la question de la guerre préhistorique ? Paleo - Revue d'archéologie préhistorique 2020. Texte repris ici : bruno-boulestin-approches-de-la-guerre-prehistorique-2020.html.
[3] « la relation d’homme à homme se déployait au Moyen Âge verticalement, dans des formes variées de dépendance personnelle incluant les libres et les non-libres, et horizontalement par l’hommage et la vassalité entre pairs.. Celle-ci demeurait une relation strictement contractuelle et viagère, ce qui l’exonérait de toute suspicion de subordination et n’altérait pas l’égalité originelle des protagonistes. » (p834, les mondes de l’esclavage)
[4] les formes d’esclavage pour dettes, judiciaires, etc., et qui concernent des membres de la collectivités, généralement à titre temporaire, me semblent historiquement postérieures.
[5] « On ne connaît guère d’esclavage pour dettes en Asie Mineure, et c’est là que se développa le premier système que nous connaissons associant une économie monétarisée et urbanisée et un usage général de la main-d’œuvre servile. » (p811, les mondes de l’esclavage)
« De fait, alors qu’une relation de travail entre deux individus libres ne pouvait donner lieu à la forme salariale [dans le monde romain], c’est à l’intérieur même de la relation esclavagiste que le travail aurait été pour la première fois isolé et envisagé comme une marchandise [dans le « louage d’esclaves »]. En somme, il faudrait peut-être admettre une permanence morphologique du schème esclavagiste dans le salariat, et le travail-marchandise ne serait jamais qu’un esclavage déguisé. » (p590-591, les mondes de l’esclavage)
[6] « Le cas des esclaves de Kano met ainsi en lumière un paradoxe : si les esclaves publics sont nécessaires à l’émergence d’un appareil d’État, notamment en ce qu’ils incarnent un principe de pouvoir dont la légitimité s’affranchit de l’ordre de la parenté et des structures lignagères, ils deviennent une menace dès lors que la position privilégiée qu’offre le service du souverain se transmet par filiation. Certes, les esclaves sont les parfaits instruments du pouvoir du souverain lorsque ce dernier affirme son autorité contre les membres de son propre lignage ou de l’aristocratie. La raison en est simple : exclus de l’ordre de la parenté, et dès lors incapables de transmettre les privilèges qu’ils détiennent, les esclaves sont dans l’impossibilité d’exercer un pouvoir en leur nom propre qui contesterait le pouvoir royal. » (p507, les mondes de l’esclavage)
[7] « Les trois religions ont développé ce que l’on pourrait appeler une théologie de l’esclavage – une représentation selon laquelle le Dieu unique et transcendant se tient envers sa création, et en particulier l’humanité, comme le ferait un maître envers ses esclaves. » (p818, les mondes de l’esclavage)
[8] (p597-598, les mondes de l’esclavage)
[9] « Le droit [chrétien] autorisait quatre titres de mise en servitude légitime : la naissance (les enfants d’une mère esclave sont esclaves), la guerre juste (guerre défensive pour des raisons justes), la vente de soi (ou de son enfant), le rachat d’un condamné à mort (le prix de la vie). Le commerce de personnes déjà réduites en esclavage selon les règles des autres sociétés était aussi légal. » (p864, les mondes de l’esclavage)
[10] « Le changement est profond avec Adam Smith. […] il se montre profondément hostile à l’esclavage. La raison principale est que la servitude est incompatible avec la liberté de l’agent économique, condition sine qua non de l’efficacité de la main invisible. » (p908, les mondes de l’esclavage). Smith oublie cependant une chose : le rôle de la violence… Smith raisonne à partir du travail libre, mais le travail de l’esclave doit être comparé à celui d’une machine, ou d’un animal, et pas à celui d’un producteur. L’esclave n’est en effet pas maître de son rythme et de son investissement dans les tâches qu’il subit totalement, au moins en principe. Ne pas oublier que Smith fait surtout référence au travail artisanal, et pas au travail « industriel »…