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Cet ouvrage [...] montre comment, dans l'idéologie moderne, la catégorie de l'« économie » se dégage progressivement de l'idéologie globale, comment la pensée économique innove et raffine la conception même de la richesse, comment elle accentue un clivage fondamental de valeurs entre deux types de relations, relations des hommes entre eux et relations des hommes aux choses. Cette genèse de l'économique, Louis Dumont la suit jusqu'à la Richesse des nations, d'Adam Smith, en passant par Quesnay et les physiocrates d'un côté, les Deux traités de Locke et la Fable des abeilles de Mandeville de l'autre. La seconde partie de son étude, consacrée à Marx, chez qui l'économique établit sa suprématie dans l'ensemble idéologique, l'amène à une analyse [...] du rapport, chez Marx, entre pensée économique et idéologie globale. [4e de couverture]

Louis Dumont, Homo aequalis, T1, Génèse et épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard 1985 [1977]

Introduction

CH1 – Une étude comparative de l’idéologie moderne et de la place en elle de la pensée économique (p11)

[… ce qui se dégage d’Homo hierarchicus :] d’abord que les véritables variétés d’hommes que l’on peut distinguer à l’intérieur de l’espèce sont des variétés sociales, ensuite que la variété correspondant à la société des castes est caractérisée essentiellement par sa soumission à la hiérarchie comme valeur suprême, exactement à l’opposé de l’égalitarisme qui règne, comme une de leurs valeurs cardinales, dans nos sociétés de type moderne. Mais ce contraste hiérarchie/égalité, s’il est très apparent, n’est encore qu’une partie de l’affaire. Il existe un autre contraste, sous-jacent au premier et d’application plus générale : la plupart des sociétés valorisent en premier lieu l’ordre, donc la conformité de chaque élément à son rôle dans l’ensemble, en un mot la société comme un tout ; j’appelle cette orientation générale des valeurs « holisme », d’un mot peu répandu en français, mais très courant en anglais. D’autres sociétés, en tout cas la nôtre, valorisent en premier lieu l’être humain individuel : à nos yeux chaque homme est une incarnation de l’humanité tout entière, et comme tel il est égal à tout autre homme, et libre. C’est ce que j’appelle « individualisme ». Dans la conception holiste, les besoins de l’homme comme tel sont ignorés ou subordonnés, alors que la conception individualiste ignore ou subordonne au contraire les besoins de la société. Or il se trouve que, parmi les grandes civilisations que le monde a connues, le type holiste de société a prédominé. Tout se passe même comme s’il avait été la règle, à la seule exception de notre civilisation moderne et de son type individualiste de société. Quelle relation y a-t-il entre le contraste holisme/individualisme et le contraste hiérarchie/égalité ? Au plan logique, le holisme implique la hiérarchie et l’individualisme implique l’égalité, mais dans la réalité toutes les sociétés holistes n’accentuent pas la hiérarchie au même degré, ni toutes les sociétés individualistes l’égalité. On peut apercevoir pourquoi. C’est que d’un côté l’individualisme n’implique pas seulement l’égalité, mais aussi la liberté ; or égalité et liberté ne convergent pas toujours, et la combinaison des deux varie d’une société de ce type à l’autre. De l’autre côté, de façon assez similaire, la hiérarchie apparaît la plupart du temps intimement combinée à d’autres éléments. Selon mon analyse, la culture de l’Inde est caractérisée par le phénomène probablement unique d’une disjonction radicale entre hiérarchie et pouvoir, grâce à quoi le hiérarchie y apparaît sous une forme pure, exclusive et sans mélange. En somme, l’Inde fait figure, par son affirmation de la hiérarchie, de pointe extrême des sociétés holistes. De la même façon la France de la Révolution se situait selon Tocqueville, par rapport à l’Angleterre et aux Etats-Unis, à l’extrémité des sociétés individualistes par l’accent mis sur l’égalité au détriment de la liberté. (p12-13)

En un sens très large, égalité et hiérarchie sont nécessairement combinées en quelque façon dans tout système social. Par exemple toute gradation de statuts implique l’égalité [… à l’intérieur de chacun d’eux …]. L’égalité peut ainsi se trouver valorisée dans certaines limites sans qu’elle implique l’individualisme. (p13)

Dans […] les sociétés traditionnelles, les relations entre hommes sont plus importantes, plus hautement valorisées que les relations entre hommes et choses. Cette primauté est renversée dans le type moderne de société, où les relations entre hommes sont au contraire subordonnées aux relations entre hommes et choses. (p13)

Dans les sociétés traditionnelles en général, la richesse immobilière est nettement distinguée de la richesse mobilière ; les biens fonciers sont une chose, les bines meubles, l’argent en sont une autre. En effet, les droits sur la terre sont imbriqués dans l’organisation sociale : les droits supérieurs sur la terre accompagnent le pouvoir sur les hommes. […]. Avec les modernes une révolution s’est produite sur ce point : le lien entre la richesse immobilière et le pouvoir sur les hommes a été rompu, et la richesse mobilière est devenu pleinement autonome, non seulement en elle-même, mais comme la forme supérieure de la richesse en général, tandis que la richesse immobilière en devenait une forme inférieure, moins parfaite […]. Or, c’est seulement à partir de là qu’une claire distinction peut être faite entre ce que nous appelons « politique » et ce que nous appelons « économique ». C’est une distinction que les sociétés traditionnelles ne connaissaient pas. (p14)

Nous sommes séparés des sociétés traditionnelles par ce que j’appelle la révolution moderne, une réolution dans les valeurs […]. Le plus souvent, ce qui a été tenté jusqu’à présent en matière de comparaison est centré sur la cas moderne : pourquoi telle ou telle des autres grandes civilisations n’a-t-elle pas développé la science de la nature, ou la technologie, ou le capitalisme, que connaît la nôtre ? Il faut retourner la question : comment et pourquoi ce développement unique que nous appelons moderne s’est-il produit ? (p15-16)

J’appelle « idéologie » l’ensemble des idées et des valeurs communes dans une société. (p16)

Nous désignons couramment par l’expression l’« homme individuel » (ou l’individu ») deux choses fort différentes qu’il faut de toute nécessité distinguer : 1) le sujet empirique de la parole, de la pensée, de la volonté, échantillon indivisible de l’espèce humaine, tel qu’on le rencontre dans toutes les sociétés ; 2) l’être moral, indépendant, autonome et ainsi (essentiellement) non social, tel qu »on le rencontre avant tout dans notre idéologie moderne de l’homme et de la société. (p16-17)

En somme, la révolution dans les valeurs d’où est sortie l’idéologie moderne représente le problème central de la comparaison des sociétés […]. (p18)

[…] si crise il y a, elle ne date pas d’hier ; dans un sens plus large, cette crise est même plus ou moins consubstantielle au système, au point que certains d’entre nous y trouveraient une raison de fierté. Il semble bien pourtant que la crise du paradigme du XXe siècle a connu récemment une intensification, peut-être surtout une généralisation. (p19)

Plus généralement, la théorie politique persiste à s’identifier avec une théorie du « pouvoir », c’est-à-dire à prendre un problème mineur pour le problème fondamental, lequel se trouve dans la relation entre le « pouvoir » et les valeurs ou l’idéologie. En effet, à partir du moment où la hiérarchie est évacuée, la subordination doit être expliquée comme le résultat mécanique de l’interaction entre individus, et l’autorité se dégrade en « pouvoir », le « pouvoir » en « influence », etc. On oublie que ceci se produit seulement sur une base idéologique définie, l’individualisme : la spéculation politique s’est enfermée sans le savoir entre les murs de l’idéologie moderne. (p19)

Dans l’ensemble la réflexion approfondie sur le monde moderne, si intense dans la première moitié du XIXe siècle, semble s’être endormie dans les bras des conformismes partisans ou dégradée en protestations inarticulées. Même la plus terrible maladie dont l’Europe ait directement souffert, l’apocalypse hitlérienne, attend encore après trente ans d’être véritablement domptée dans la pensée. (p20)

Si, ayant trouvé dans l’Inde holimse et hiérarchie, nous cherchons ce qu’ils deviennent dans une « civilisation », un ensemble de sociétés, qui valorise à l’opposé l’individu et l’égalité, que trouvons-nous ? Nous trouvons par exemple un résidu de hiérarchie sous le forme d’inégalités sociales, et la hiérarchie comme telle étant impensable ou taboue chez nous, nous trouvons qu’on a généralement recours pour désigner ce résidu, à une expression qui évoque la nature inanimée et qui par là traduit l’incompréhensibilité du phénomène : on parle de « stratification sociale ». (p20-21)

Une difficulté majeure dans la saisie du totalitarisme vient de la tendance spontanée à le considérer comme une forme de holisme : le mot même renvoie à la totalité sociale, et l’opposition à la démocratie tend à être immédiatement conçue comme « réaction », comme un retour au passé. Ce sont là notions vulgaires, et les études sérieuses s’en affranchissent et reconnaissent que le totalitarisme n’est pas un holisme, qu’il représente tout autre chose que la conception traditionnelle, naïve, de la société comme un tout. Il reste que, par la contrainte radicale qu’il exerce sur les sujets, le totalitarisme apparaît comme dirigé contre l’individualisme au sens courant du terme. De sorte que l’analyse bute sur une contradiction. Pour la lever, il faut se souvenir que le totalitarisme est intérieur au monde moderne, à l’idéologie moderne. L’hypothèse sera que le totalitarisme résulte de la tentative, dans une société où l’individualisme est profondément enraciné, et prédominant, de la subordonner à la primauté de la société comme totalité. Il combine, sans le savoir, des valorisations opposées ; la contradiction que nous avons rencontrée lui est intérieure. D’où l’accent démesuré, féroce, sur la totalité sociale. D’où la violence et son culte, moins encore parce qu’il faut obtenir la soumission là où la subordination – qui demande l’accord général des citoyens sur les valeurs fondamentales – est hors d’atteinte, que parce que la violence habite les promoteurs du mouvement eux-mêmes, déchirés qu’ils sont entre deux tendances contradictoires et condamnés par là à tenter désespérément de poser la violence à la place des valeurs. (p21-22)

[La violence contemporaine tient par bien des attaches à l’idéologie moderne]. Il est vraisemblable, quelle que soit la réprobation que rencontre dans l’opinion tel acte particulier de violence, que le développement contemporain n’est pas indépendant d’un affaiblissement de la condamnation de la violence privée en général dans la conscience commune. Cet affaiblissement est entretenu par […] la confusion entre des domaines d’où la violence avait été bannie comme exercice illégitime de la force et d’autres où le droit n’était pas parvenu à la mettre hors la loi, soient les relations internationales. Or précisément le totalitarisme a brouillé la frontière entre la guerre et la paix en étendant à la paix, et aux relations internes à l’État, les conduites et procédés de la guerre étrangère. (p22)

[…] l’idéologie contemporaine est ici complice du banditisme, et [...] la confusion répandue entre droit et fait, entre moralité et droit institutionnalisé, entre justice et tyrannie, entre public et privé équivaut à un retour à la barbarie. (p23)

[…] l’individualisme chrétien est présent dès l’origine ; l’évolution consiste dans un mouvement à partir de l’individualisme-hors-du-monde vers un individualisme-dans-le monde (et de plus en plus tel), processus dans lequel la communauté holiste elle-même finit par disparaître, ou presque. (p24)

[…] la complexité du processus de scissiparité par lequel le domaine de la religion, qui d’abord est unique et englobe toute chose, donne naissance (avec l’aide du droit) à la catégorie nouvelle, spéciale, du politique, tandis qu’au plan des institutions l’État hérite ses traits essentiels de l’Église qu’il supplante en tant que société globale. (p24)

[…] de même que la religion avait donné naissance au politique, le politique à son tour va donner naissance à l’économique. (p25)

Aucune idéologie dans sa totalité ne peut être dite « vraie » ou « fausse », car aucune forme de conscience n’est jamais complète, définitive ou absolue. (p27)

Tout ce qu’on peut affirmer sur la relation entre ce qui est représenté et ce qui « arrive en fait », c’est qu’une telle relation est nécessaire et qu’elle n’est pas une identité. La chose est essentielle, car elle conduit à reconnaître entre l’idéologique et le non-idéologique une dualité qui permet d’éviter à la fois l’idéalisme (l’idée est tout) et le matérialisme (l’idée est un épiphénomène) – au prix il est vrai d’un travail sans fin […]. Cette dualité nous aide aussi à nous prémunir du relativisme, qui conclurait de la diversité à l’irréalité. J’ai fait mention de la « relativité sociale » de l’idéologie telle qu’elle est donnée. Cette relativité n’est pas finale, car la comparaison la transcende : notre tâche est de rendre possible la transition intellectuelle d’une idéologie à une autre, et nous pouvons le faire grâce à l’inclusion dans notre comparaison du « résidu » non idéologique, lui-même révélé par l’analyse comparative et par elle seule. (p27)

Et voici un paradoxe classique : les éléments de base de l’idéologie restent le plus souvent implicites. Les idées fondamentales sont si évidente ou omniprésentes qu’elles n’ont pas besoin d’être exprimées : l’essentiel va sans dire, c’est ce qu’on appelle la « tradition ». […]. « Les vues qui nous sont le plus familières sont susceptibles, pour cette raison même, de nous échapper » [David Hume, 1875]. (p28)

C’est au niveau de ces conceptions inexprimées que les morceaux apparemment disjoints de notre idéologie tiennent ensemble, et elles apparaissent d’autant plus clairement que notre examen est plus large. Elles constituent les catégories de base, les principes opératoires de la « grille » de conscience, bref les coordonnées implicites de la pensée commune. (p29)

Ainsi la définition du politique et celle de l’économique ne sont pas le moins du monde acquises, ne sont pas l’objet d’un accord général. Il est naturel qu’il en soit ainsi, car ce sont là des points de vue partiels, et la partie ne peut se définir elle-même, mais seulement par sa place dans l’ensemble. (p30)

Par exemple, le politique et l’État sont définis de façons diverses : par la subordination, par le monopole de la force légitime sur un territoire déterminé, par le couple ami-ennemi, etc. Sauf peut-être la première, ce sont là définitions de la partie par elle-même, qui sont loin d’être équivalentes. L’illusion commune consiste à supposer que l’objet reste le même alors que la définition fluctue. Prenons un exemple, assurément fort éloigné de la science politique contemporaine, celui de la Philosophie du droit de Hegel. Nous nous apercevons que son Etat est bien davantage que ce que nous appelons ainsi : la distinction contemporaine du politique à l’intérieur du social laisse échapper une part essentielle de l’État hégélien. En effet, chez Hegel, c’est au niveau de l’État que l’Individu moderne se fond dans le holisme de la société. […]. L’essentiel est que, pour Hegel, une fois donnés les Individus de la « société civile », c’est-à-dire de la vie économique, leur fusion n’est possible qu’au plan de la conscience, par la volonté explicite, le consensus, en d’autres termes au niveau politique : c’est seulement en tant qu’Etat que la société comme un tout est accessible à la conscience de l’Individu. (p30)

La définition de l’idéologie que j’adopte repose ainsi sur une distinction non de contenu mais de point de vue. Je ne prends pas comme idéologie ce qui resterait après que tout ce qui est censé vrai, rationnel, scientifique eut été retranché, mais au contraire tout ce qui est socialement pensé, cru, agi, à partir de l’hypothèse qu’il y a une unité vivante de tout cela, cachée sous nos distinctions habituelles. L’idéologie n’est pas ici un résidu, c’est l’unité de la représentation, une unité qui n’exclut pas d’ailleurs la contradiction ou le conflit. (p31)

Il y a un autre sens du mot « idéologie » que je regrette de négliger car il est intéressant pour l’historien. Il porte sur le cas moderne : l’idéologie dans ce sens supplante la religion quand le monde est entzaubert, désenchanté ou démystifié, quand on se met à croire que toute chose est connaissable – ou qu’il peut y avoir une connaissance « sans détour ». Cette croyance comporte assurément des conséquences importantes. […]. Mais j’ai avant tout besoin d’une étiquette générale sous laquelle comparer le cas moderne, exceptionnel, où la conception générale des valeurs ne coïncide pas avec ce qu’on appelle prima facie [à première vue, c'est à dire au sens juridique, avant d'avoir eu recours à la recherche de preuves ] religion, et le cas traditionnel où il y a coïncidence, et je n’ai pas trouvé de meilleur mot dans ce but. (p32)

Il devrait être évident qu’il n’y a rien qui ressemble à une économie dans la réalité extérieure, jusqu’au moment où nous construisons un tel objet. Une fois ceci fait, nous pouvons apercevoir partout en quelque mesure des aspects plus ou moins correspondants que nous devrions en toute rigueur appeler « quasi économiques » ou « virtuellement économiques ». (p33)

Maintenant, si l’objet, l »économie », est une construction, et si la discipline particulière qui le construit ne peut pas nous dire comment elle le fait, si elle ne peut pas nous donner l’essence de l’économique, les présuppositions de base sur lesquelles il est construit, alors il nous faut les trouver dans la relation entre la pensée économique et l’idéologie globale, c’est-à-dire dans la place de l’économique dans la configuration idéologique générale. (p34)

[…] l’économie repose sur un jugement de valeur, une hiérarchie implicite ; la catégorie suppose l’exclusion ou la subordination de quelque chose d’autre. (p36)

P1 – La Genèse (p41)

CH2 – Les conditions d’émergence de la catégorie économique (p43)

L’ère moderne a été témoin de l’émergence d’un nouveau mode de considération des phénomènes humains et de la délimitation d’un domaine séparé qui sont couramment évoqués pour nous par les mots économie, économique. […]. Il est commode, et non trop arbitraire, de prendre la publication par Adam Smith en 1776 du livre intitulé Une enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations comme acte de naissance de la nouvelle catégorie que j’appelle ici l’« économique » (par opposition au politique, etc.). (p43)

J’ai noté ailleurs que la civilisation indienne, qui avait détaché hiérarchiquement le politique du religieux, n’a jamais détaché au niveau conceptuel l’économique du politique. L’« intérêt » y est resté le fait du roi […]. De plus, on voit clairement que le fait est lié au maintien de la configuration signalée plus haut, où la richesse immobilière est liée au pouvoir sur les hommes et est seule véritablement reconnue comme telle. (p44)

[… avec le mercantilisme] la relation étroite à l’Etat a cette conséquence que les transactions internationales sont considérées d’une façon, et les transactions à l’intérieur de l’État ou du pays d’une autre façon. (p45)

[…] on peut faire état d’un changement idéologique fondamental qui se produisit dans la période. L’idée primitive était que dans le commerce l’avantage d’un partenaire est la perte de l’autre. Cette idée était populaire et elle venait spontanément même à un esprit aïgu comme Montaigne. Je suis tenté de l’appeler un élément idéologique de base, un « idéologème » à rapprocher du mépris général du commerce et de l’argent qui est caractéristique des sociétés traditionnelles en général. Considérer l’échange comme avantageux aux deux parties représente un changement fondamental, et signale l’accession de la catégorie économique. Or précisément ce changement se produisit dans la période mercantiliste […]. (p45)

Ainsi la littérature mercantiliste montre que, si un domaine séparé devait un jour être reconnu comme économique, il aurait à être détaché du domaine politique ; le point de vue économique demandait à être émancipé du point de vue politique. Ce n’est pas tout. L’histoire subséquente nous dit qu’il y avait un autre aspect à cette émancipation : l’économique avait aussi à s’émanciper de la moralité. (La formule est inexacte mais elle suffira pour le moment). (p46)

[…] le caractère distinct du domaine économique repose sur le postulat d’une cohérence interne orientée au bien de l’homme. Ceci est aisé à comprendre dans les circonstance : l’émancipation vis-à-vis du politique demandait la supposition d’une cohérence interne, car autrement l’ordre aurait dû être introduit du dehors. (p47)

Pour ce qui est de la cohérence interne du domaine, il est généralement reconnu que le pas décisif a été fait par le docteur Quesnay et les Physiocrates, et il y a de bonnes raisons de penser que sans eux la Richesse des nations n’aurait pas vu le jour ou aurait été un livre très différent. Il faut ajouter aussitôt qu’Adam Smith diverge de Quesnay tout autant qu’il dépend de lui. […] avec Quesnay l’économique n’est pas rendu radicalement indépendant du politique, il n’est pas non plus séparé de la moralité : il est caractéristique que chez lui on ne peut pas dire que tous les intérêts économiques s’harmonisent par eux-mêmes, tandis qu’ils le font en principe, sinon toujours en fait chez Adam Smith. (p48-49)

CH3 – Quesnay, ou l’économie comme un tout (p50)

Marx porte aux nues le fameux schéma de Quesnay appelé Tableau économique : « … cette tentative : représenter tout le processus de production du capital comme procès de reproduction, et la circulation comme la simple forme de ce procès de reproduction, la circulation de l’argent comme un élément (Moment) de la circulation du capital ; englober dans ce procès de reproduction l’origine du revenu, l’échange entre capital et revenu, la relation entre la consommation reproductive et la consommation définitive ; englober dans la circulation du capital la circulation entre consommateurs et producteurs (en fait entre capital et revenu) ; enfin représenter la circulation entre les deux grandes divisions du travail productif, la production de matière première et l’industrie comme des moments dans le procès de reproduction ; grouper tout cela dans le second tiers [Marx : « premier tiers »] du XVIIIe siècle, dans l’enfance de l’économie politique, dans un tableau de cinq lignes avec six points de départ et d’arrivée, c’était une idée extrêmement géniale, sans doute l’idée la plus géniale que l’économie ait mise à son actif jusqu’à maintenant (traduit de Werke, [Théories de la plus-value] 26,1, p319) ». (p51)

Je soutiens qu’une telle idée holiste ne pouvait être atteinte au début de l’intérieur du point de vue économique lui-même […] mais devait être dérivée de l’extérieur, devait résulter pour ainsi dire de la projection sur le plan économique de la conception générale de l’univers comme un tout ordonné. (p51)

Ce que Quesnay présente explicitement est un développement particulier de la théorie du « droit naturel », une théorie générale sociale et politique centrée sur les aspects économiques, qui sont construits en un système logique. On pourrait presque dire que Quesnay décrit la vielle société d’un nouveau point de vue : sa vue sociale et politique est tout à fait traditionnelle à bien des égards, et à l’intérieur de cette vue il installe un système proprement économique qui est presque tout à fait moderne. (p52)

Le monarque est quelque chose comme le premier parmi les propriétaires, il a un droit éminent de copropriété sur la terre ; l’impôt qu’il lève est un revenu attaché à ce droit. Il est proprement un souverain, prêtre en même temps que gouvernant, et les Physiocrates n’ont pas craint d’appeler le régime politique qu’ils approuvent un « despotisme légal ». Ce n’est pas un despotisme en réalité, car le souverain suprême est la Loi de la Nature, qui commande toutes ces institutions. L’État ne doit pas intervenir contre elle, et il doit faire de la Loi de la Nature l’objet d’une éducation publique obligatoire. (p52)

[…] l’économie atteint le statut d’un système cohérent précisément en un lieu où elle est associée à et étayée par une théorie sociale strictement traditionnelle, où elle participe d’une idéologie holiste. (p53)

« Les lois naturelles sont ou physiques ou morales. Nous entendons ici par loi physique le cours réglé de tout événement physique de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain. Nous entendons ici par loi morale la règle de toute action humaine de l’ordre moral conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain. Ces lois ensemble forment ce qui est appelé la Loi Naturelle (« Droit naturel », ch V, Quesnay, 1958, p740). (p53)

Comme l’observe Schumpeter, nous sommes ici en continuité avec les scolastiques : à l’intérieur de l’ordre téléologique, l’homme comme agent libre n’est pas séparé de la nature, et son assentiment est nécessaire pour que l’ordre s’étende à ses affaires. C’est seulement si les hommes agissent en accord avec la Loi Naturelle que l’ordre sera réalisé. (p54)

Tout ensemble, chez Quesnay l’ordre commande la propriété, et la propriété commande la liberté. Donc, l’ordre commande la propriété et la liberté. Cette configuration apparaît très remarquable si on pense à la fois l’influence indubitable de Locke sur Quesnay à d’autres égards et à l’intervalle de temps écoulé entre les deux auteurs, car chez Locke la propriété vient en premier lieu […]. (p56)

Quesnay n’a donc pas à proprement parler de théorie de la valeur d’échange en elle-même. Or les classiques vont au contraire tout miser sur la valeur d’échange, la valeur d’usage n’en étant qu’une condition nécessaire. […]. Du point de vue de la théorie classique de la valeur, Quesnay est archaïque : comme Marx nous le disait […] il n’a « pas encore réduit la valeur à sa simple substance ». (p57-58)

Si le mot d’ordre de « despotisme légal » était mal fait pour concilier aux Physiocrates les faveurs de l’opinion libérale et progressiste, il est curieux à première vue de les voir accusés de crime de lèse-majesté […]. C’est que leur « desposte » est en réalité un roi fainéant, tenu en lisière par les commandements de la loi naturelle. Le déterminisme du meilleur, s’étendant de l’économique au social et au politique, dicte la non-intervention du monarque dans l’ordre naturel des choses. Et en définitive, Quesnay s’attire l’hostilité des royalistes conservateurs comme des libéraux parce qu’il porte atteinte à l’autonomie du politique. (p62)

[…] le centre du message de Rousseau est bien plus dans la conscience morale et religieuse que dans la sensibilité à la nature comme on le croit parfois. (p63)

[…] le problème de Rousseau est politique, il n’admet pas l’autonomie de l’économique. Rappelons que dans le Contrat social Rousseau avait donné une solution à son problème dans une petite république. Elle consiste en somme dans une mutation qui des volontés particulières fait sortir la « volonté générale ». L’individualisme se transmue en holisme […]. C’est un holisme bien différent de celui de Quesnay, puisqu’ici c’est l’institution politique qui renouvelle de fond en comble la société. En face de la prééminence de l’économie, nous trouvons ici celle de l’exigence morale, qui impose la liberté politique. (p64)

[Chez Rousseau] Comme pour les Physiocrates la propriété privée est sacrée, et les subsistances sont les seules vraies richesses, c’est-à-dire que l’agriculture est seule essentielle. Mais chez Rousseau l’idéal est autarcique : il faut réduire les échanges et surtout la quantité et le rôle de l’argent. L’impôt est dans toute la mesure du possible en nature, et Rousseau ne craint pas de s’opposer à ses contemporains en préconisant la corvée. La Suisse lui sert en partie d’esemple. Prospérité n’est pas richesse, et l’abondance vaut mieux que l’opulence. Les distinctions sociales, les honneurs, sont indispensables, mais l’inégalité entre riches et pauvres est mauvaise. Le progrès technique est à proscrire […]. (p64-65)

C’est au fond à la dichotomie absolue entre les deux, à la prétention de construire la valeur d’échange entièrement à part, que la tradition française est rebelle. Même là où les Français réuniront, à l’encontre de Quesnay et Rousseau, les biens d’« agrément » aux biens de subsistance, ils conserveront la notion que la richesse doit se définir en relation avec les besoins humains. (p66)

Necker ne croit pas à un ordre naturel, il croit à des conditions nécessaires mais injustes de la vie sociale, que l’intervention de l’homme politique peut aménager jusqu’à un certain point. Seul sans doute un banquier protestant, calviniste, pouvait conjuguer de la sorte, à contre-courant de l’opinion ambiante, clairvoyance et souci de bienfaisance. La terre est une vallée de larmes, faisons du moins que les larmes ne coulent qu’autant qu’il faut. La plupart des Français éclairés ne pensent pas ainsi. […]. On croit qu’il y a un ordre naturel dont la société s’est écartée, mais on ne le met pas là où le met Quesnay. On le place, avec Rousseau en somme, au plan politique. C’est d’une réforme de la constitution politique que l’on attend la fin des désordres et des abus dont on se plaint. Loin d’être donné dans la nature, le véritable ordre social est donné dans la raison humaine, et sa réalisation dépend de l’action des hommes agissant selon leurs lumières. Les hommes en connaissent les conditions et les caractères sinon toujours les principes. C’est un ordre individualiste. Les Français éclairés ne nient donc pas toute inégalité naturelle, mais ils pensent que les hommes peuvent être améliorés par l’éducation, ils pensent que les individus réunis, agissant donc politiquement, s’entendront spontanément pour créer un ordre conforme à leurs exigences légitimes. Ils sont en somme artificialistes. On aperçoit ainsi un sens faible de l’expression « volonté générale » opposé au sens fort de Rousseau. Elle désignerait, non plus une transmutation de l’homme, solution de la quadrature du cercle politique, mais seulement la croyance que la raison individualiste doit l’emporter en politique, une fois écartés les obstacles que les siècles ont placés sur la route. En somme, individualisme et artificialisme d’une part, de l’autre subordination maintenue de l’économique au politique forment ensemble une combinaison de traits modernes et traditionnels qui s’oppose globalement à la combinaison quesnayenne de holisme et d’autonomie de l’économique. (p67)

CH4 – Les « Deux traités » de Locke : l’économique s’émancipe du politique (p68)

D’une école de pensée où l’individualisme demeure encore contenu et comme entravé à l’intérieur du holisme, nous passons maintenant à une école de pensée où le holisme est remplacé et où l’individualisme fait loi. Paradoxalement, nous remontons dans le temps de Quesnay à Locke, ce qui ne signifie naturellement pas que Quesnay n’ait pas été influencé par Locke à d’autres égards et à d’autres niveaux. [Cette seconde école de pensée …] qui sera représentée ici seulement par Locke et Mandeville, entre comme une composante fondamentale dans le Richesse des nations. Si, […] à partir du Mercantilisme, la pleine affirmation de la dimension économique demandait son émancipation du politique, il sera difficile de trouver un texte plus important pour notre propos que les Deux traité de gouvernement de Locke. Et cependant l’économique comme tel n’y est pas présent, il s’agit seulement de la dimension économique in statu nascendi, que nous voyons s’affirmer puissamment contre la dimension politique. (p68)

La religion chrétienne a directement contribué aux présuppositions initiales et quelquefois durables de maintes disciplines ou écoles de pensée. Cette sorte d’osmose générale a reçu quelque attention en ce qui concerne la « philosophie naturelle ». Pour ce qui concerne les sciences humaines, elle paraît quelquefois évidente, comme pour la philosophie de l’histoire, mais demeure souvent inconnue ou inaperçue, comme dans le cas de l’économique. Quant à la relation entre le politique et l’économique, il semble que l’in ou l’autre prédomine dans une école de pensée déterminée : ainsi le politique dans le Mercantilisme, l’économique dans la philosophie marxiste de l’histoire. Pour noter un détail, la prédominance est de nature différente ici et là : dans le Mercantilisme c’est encore une relation hiérarchique, l’économie y est un moyen pour la prospérité et la force de l’État ; dans le marxisme c’est une primauté donnée pour ainsi dire dans la nature, l’« infrastructure » étant douée – quoi qu’on en dise parfois – d’une efficience causale prééminente ; la transition d’une prééminence relative aux normes à une primauté relative aux faits est en accord avec le développement moderne. (p69)

En contraste avec le traditionalisme de Filmer [le règne, prescrit par Dieu, d’Adam, premier monarque patriarcal, sur les créatures est interprété comme s’étendant aux hommes et aux non-hommes également], l’innovation de Locke nous apparaît clairement : la subordination est jetée par-dessus bord, et avec elle le lien qu’elle maintenait entre les relations entre hommes et les relations entre hommes et créatures inférieures : une coupure entre les deux catégories [hommes et créatures inférieures] est établie, est institutionnalisée. Entre hommes et non-hommes c’est une affaire de propriété : Dieu a donné la terre à l’espèce humaine pour se l’approprier – et de façon homologue l’homme est, dans le second Traité, l’ouvrage et la propriété de Dieu. Quant aux hommes il n’y a pas parmi eux de différence inhérente, pas de hiérarchie : ils sont tous libres et égaux aux yeux de Dieu, et cela d’autant plus que toute différence de statut entre eux tendrait à coïncider avec une propriété de l’un sur l’autre. […]. Il faut ajouter que, comme quelque forme de subordination est empiriquement nécessaire dans la société politique, une telle subordination ne peut être construite que sur le consentement unanime des membres la constituant. La Loi de Nature de Locke présente essentiellement un ordre du monde à trois étages : Dieu, les hommes, les créatures inférieures, où l’égalité caractérise l’étage humain et où la relation entre un étage supérieur et un étage inférieur tend à être pensée comme « propriété ». (p70)

Si nous définissons [l’essence du politique] par la subordination, alors il nous faut reconnaître qu’elle est ontologiquement présente chez Filmer tandis qu’elle est ontologiquement niée  et seulement empiriquement présente chez Locke, dont le mobile principal était de détruire l’absolutisme, cette « maladie française ». (p71)

« Les Levellers parlaient d’avoir une propriété dans une chose, voulant dire un droit d’utiliser, de jouir de, d’exclure d’autres personnes de, et de disposer de, cette chose. Ainsi ils pouvaient parler d’une propriété dans une terre, dans un bien foncier, dans un droit au commerce, dans le droit de vote, ou dans la propre personne du sujet (MacPherson, 1962). » Deux points sont à remarquer : les salariés et les mendiants sont exclus du droit de vote pour cette raison qu’ils ne sont pas indépendants, mais sont « inclus dans leurs maîtres » ; de plus les hommes sont libres en tant que propriétaires d’eux-mêmes, c’est-à-dire en particulier de leur corps et de leur travail. (p74)

[…] la propriété n’est pas ici une catégorie économique pure et simple, c’est une catégorie économique in statu nascendi, avant que le cordon ombilical n’ait été coupé. Pour l’essentiel : avec la propriété, quelque chose qui est exclusivement de l’individu est placé au centre d’un domaine qui était gouverné jusque-là par des considérations holistes, hiérarchiques. […] la possession n’est pas un accident historique passager d’un phénomène permanent qui s’appellerait individualisme ; au contraire c’est sous l’aspect de la possession ou de la propriété que l’individualisme lève la tête, abat tout ce qui restait de soumission de fait hiérarchie idéale dans la société, et s’installe lui-même sur le trône ainsi vidé. Je n’ai pas besoin d’insister : l’économique comme catégorie majeure représente le sommet de l’individualisme et, comme tel, tend à être suprême dans  otre univers. (p75)

[…] la moralité prend appui sur la foi pour offrir un substitut au holisme dans l’espèce humaine en tant que porteur d’obligation morale. (p80)

[…] l’individu est un être moral et comme tel caractérisé par des relations extérieures aussi bien que des qualités intérieures. Il est en relation à Dieu et à ses congénères, et grâce à la relation à Dieu la relation abstraite entre membres de l’espèce humaine peut être substituée aux liens qui caractérisent une communauté. […]. Je suggère que, pour Locke, concevoir la société comme une juxtaposition d’individus abstraits fut possible seulement parce que, aux liens concrets de la société, il pouvait substituer la moralité en tant qu’elle réunit ces individus dans l’espèce humaine sous le regard de Dieu. (p81)

CH5 – La « Fable des abeilles » de Mandeville : l’économique et la moralité (p83)

La nécessité, pour l’affirmation indépendante de la dimension économique, de son émancipation vis-à-vis du politique est claire d’après le point de départ, où on la trouve necastrée dans le politique. Qu’un changement du même genre ait dû aussi se produire par rapport à la moralité est moins évident et n’apparaît immédiatement que d’après le produit final du precessus, la Richesse des nations. […]. Il y a bien émancipation par rapport au cours général et commun de la moralité, mais elle s’accompagne de la notion que l’action économique est par elle-même orientée au bien, qu’elle a un caractère moral qui lui est spécial ; c’est en vertu de ce caractère spécial qu’il lui est permis d’échapper à la forme générale du jugement moral. En somme il y aurait seulement une spécialisation de la morale, ou plus exactement l’économique n’échappe aux entraves de la moralité générale qu’en assumant lui-même un caractère normatif propre. […]. Pour [Smith], en opposition à la sphère générale des « sentiments moraux » fondée sur la sympathie, l’activité économique est la seule activité de l’homme où il n’y a besoin que d’égoïsme : en poursuivant seulement leurs intérêts particuliers les hommes y travaillent sans le vouloir au bien commun, et c’est ici qu’entre en opération la fameuse « Main invisible ». (p83)

On admet généralement que le thème central d’Adam Smith, l’idée que l’égoïsme (self-love : « amour de soi ») travaille pour le bien commun, vient de Mandeville. […]. Nous sommes ainsi renvoyés d’Adam Smith quant à l’origine du postulat central de la Richesse des nations, et il y a plus ici qu’un détail littéraire, car, nous allons le voir, le problème de la relation entre l’économique et la moralité avait été posé de façon aiguë, voire explosive par Mandeville au début du siècle. (p85)

[Bernard de Mandeville, né aux Pays-Bas, publia en 1705 une satire : La Ruche bougonne, ou les Vauriens devenus honnêtes. Ce poème devint plus tard en 1714 et 1723 un livre sous le titre : La Fable des abeilles, ou Vices privés, bénéfices publics.] Le sous-titre résume l’argument du poème : une ruche, miroir de la société humaine, vit dans la corruption et la prospérité. Elle éprouve une certaine nostalgie de la vertu, et prie pour la retrouver. Lorsque la prière est exaucée, une transformation extraordinaire a lieu : avec le vice disparaissent activité et prospérité, remplacées par l’inactivité, la pauvreté et l’ennui, dans une population fort réduite. L’édition de 1723 fut le point de départ d’un scandale que Mandeville attribua à l’inclusion dans cette édition d’un Essai sur la charité et les écoles de charité qui faisaient tort à la bonne conscience, à l’humanitarisme à bon marché de leurs patrons. (p86)

[parmi les causes de la prospérité et de la grandeur] Seuls le luxe et, fondamentalement, l’orgueil maintiennent leur statut de cause efficientes. La place de l’orgueil (pride) est justifiée dans l’« Enquête sur la vertu », qui fait deux choses remarquables de notre point de vue. D’abord, elle sépare absolument la moralité de la religion. […]. En second lieu, l’Enquête présente la thèse que la moralité – c’est-à-dire la définition de la vertu et du vice – a été inventée par « les moralistes et les philosophes de tous les âges » ou par « des politiciens avertis » de façon à rendre les hommes sociables en soumettant leurs autres passions à la plus invétérée et la plus puissante d’entre elles : l’orgueil, qui rend les hommes désireux de recevoir la louange (« la respiration de l’homme, la monnaie aérienne de la louange ») et d’éviter la honte. Je crois que nous trouvons ici, exprimée dans le langage du temps, une reconnaissance de la nature sociale ou fonction sociale de la moralité, pourvu que nous n’oubliions pas en même temps que pour Mandeville – comme pour Hobbes – l’homme est donné dans un état pré-social comme un individu, et comme un individu pourvu de tous les mécanismes des passions […]. (p87)

[…] pour Mandeville l’individu est logiquement antérieur à la société [...]. (p88)

Pour prévenir un malentendu, il faut ajouter que tous le vices ne sont pas des bienfaits publics, et qu’un vice n’est pas automatiquement bénéfique : il y faut la « manipulation adroite d’un politicien habile » […], et l’idée est plutôt que tous « les bienfaits sont fondés sur des actions fondamentalement vicieuses » […]. […] le mal est fondamental non seulement pour la prospérité sociale, mais pour l’existence même de la société. « Je démontre que le caractère sociable de l’homme ne naît que de ces deux choses, à savoir la multiplicité de ses désirs, et l’opposition continuelle qu’il rencontre dans ses efforts pour les satisfaire », c’est-à-dire le mal moral (les imperfections de l’homme, ses passions et ses besoins) et le mal naturel (les obstacles rencontrés de la part d’une nature intraitable). […]. Mandeville a trouvé que la satisfaction des besoins matériels de l’homme est la seule raison pourquoi les hommes vivent en société. […] les relations entre hommes et choses – les besoins matériels – sont primaires, les relations entre hommes – la société – secondaires. (p88-89)

Les trois étapes [du développement graduel de la société humaine] sont : l’association forcée des hommes pour se protéger contre les bêtes sauvages, leur association pour se protéger les uns des autres, et l’invention de l’écriture, essentielle à l’invention de lois. (p89)

L’homme n’est pas naturellement sociable, mais seulement éducable (teachable, capable d’apprendre). Il lui faut apprendre la sociabilité de la société elle-même, au long des âges. (p90)

La moralité dans son mécanisme essentiel (les passions, l’orgueil et la honte en relation avec l’estime sociale) est commune à des civilisations qui diffèrent profondément en ce qui concerne la religion. La moralité est de ce monde, en tant que liée aux conditions universelles de la vie sociale ; le religion n’en est pas, et pour cette raison elle est mise hors jeu. Ici on peut remarquer que c’est exactement l’effet ou le mouvement général de la critique de Bayle, qui consiste […] à « priver de tout point d’appui dans la nature et dans la raison humaine les thèses métaphysiques et religieuses » […]. (p95)

En fait, voici la formule la plus complète et formelle de Mandevielle : seuls sont vertueux les actes « par lesquels l’homme, contrairement à l’impulsion de la nature, recherche le bénéfice des autres ou la conquête de ses propres passions par une ambition rationnelle d’être bon ». L’action morale étant définie par son motif (ce qui est naturellement essentiel), trois caractéristiques sont ici identifiées entre elles par opposition à l’égoïsme et aux passions en général : le déni de soi, la conformité à la raison, et l’orientation vers le hien des autres, ou vers le bien public. Le trosième aspect est important, parce qu’il permettra la transition d’un point de vue moral à un point de vue « économique », telle qu’elle est impliquée dans l’expression du sous-titre « bénéfices publics ». (p96)

Mandeville considère la relation entre les actions des hommes et le bien public dans deux perspectives : d’un point de vue moral, la relation au bien public est normative : une action donnée est orientée vers le bien public si elle s’accorde avec la règle morale. Mais l’observation nous dit qu’en fait il n’en est jamais ainsi ; l’action n’est jamais altruiste, mais toujours égoïste. Le second point de vue regarde les conséquences pour le bien public de l’action telle qu’elle est observée ; ici l’observation nous que l’action telle qu’elle est, c’est-à-dire l’action égoïste, sert le bien public. Il suit plusieurs conséquences que Mandeville tend à restreindre plutôt qu’à rendre tout à fait explicite : 1) La prétention de la moral est fausse dans la mesure où ce n’est pas par elle que le bien public est atteint en fait, 2) En général les préceptes moraux n’ont pas d’influence sur la conduite pour autant qu’ils prescrivent une action non égoïste ; 3) Le bien public est réalisé seulement par une action qui n’est pas (consciemment) orienté vers lui. Ergo l’homme n’est pas social par nature, car c’est lorsqu’il ne le veut pas qu’il travaille au bien public ; 4) Au contraire, au niveau du fait, il y a une harmonie naturelle des intérêts. Dans l’ensemble, la moralité est expulsée des affaires réelles des hommes comme la religion l’avait été auparavant. (p96-97)

Notons que […] Mandeville a d’une part poussé le rigorisme moral à l’extrême en refusant d’admettre comme vertueuse toute action qui serait favorable si peu que ce soit à l’agent, de l’autre il a identifié la prospérité économique avec le bien public sans plus de façon. (p97)

[…] la transition de la moralité traditionnelle à l’éthique utilitaire – lorsqu’elle sera pleinement accomplie – représente l’expulsion de la seule et dernière forme sous laquelle dans le monde moderne le tout social contraignait encore la conduite individuelle : l’individu est libre, ses dernières chaînes sont tombées. (p98)

La théorie du droit naturel a sans aucun doute servi grandement l’émancipation d el’individu : en effet, les institutions sociales et politiques y sont considérées et discutées par rapport à un idéal de nature dans lequel les hommes sont donnés comme des Individus, et la théorie consiste à essayer de déduire les principes de la société et de la politique des caractéristiques de l’Individu ainsi donné. Mais il y a ainsi dans la théorie du droit naturel, comme dans la moralité traditionnelle, une référence transcendante fondamentalement normative qui disparaît dans la philosophie utilitariste, où elle est remplacée par un critère immanent, empirique, à savoir la plus grand bobheur du plus grand nombre. (p98-99)

Il reste […] une hétérogénéité entre le point de vue moral et le point de vue économique qui n’est pas seulement affaire du réel opposé à l’idéal, et que nous pouvons mieux saisir en observant qu’il s’agit d’une transition des relations entre hommes aux relations entre hommes et choses : la morale règle les relations entre hommes, que des biens soient impliqués ou non, tandis que Mandeville se fixe sur le gain, la richesse, la prospérité matérielle comme le cœur de la vie sociale. (p99)

[…] la « société » est ainsi de la même nature que le monde des objets naturels, une chose non humaine, ou tout au plus une chose qui est humaine seulement dans la mesure où les êtres humains font partie du monde naturel. Normativement au contraire le sujet humain particulier est émancipé des contraintes morales ou de la référence à l’idéal état de nature, qui étaient les derniers restes dans sa conscience de sa dépendance vis-à-vis de quelque chose au-delà de lui-même : il est fait Individu, incarnation de l’humanité complète en soi. (p101)
 

CH6 – La « Richesse des nations » d’Adam Smith ; la théorie de la valeur-travail (p105)

Nous touchons peut-être ici le cœur de l’originalité théorique d’Adam Smith - […] le point où il soude ensemble un modèle globale du procès économique qui vient de Quesnay – y compris la dichotomie production/distribution – et une vue de la « production », je veux dire une théorie de la valeur fondée sur le travail, qui dans l’essentiel vient de Locke et qui […] manifeste un individualisme sans entrave que Quesnay ne connaissait pas. Ici la recherche de ce que Marx a appelé l’« essence de la richesse » avance d’un pas. Marx a opposé les Mercantilistes, qui d’après lui ne reconnaissaient pas que « l’essence objective de la richesse » (l’argent ou le trésor), à Adam Smith qui a découvert dans le travail son « essence subjective », tandis que Quesnay, qui avait mis l’accent sur la production mais n’avait pas atteint le travail en lui-même, le « travail abstrait », représentait une position intermédaiaire. Empruntant à Engels, Marx appela Adam Smith le « Luther de l’économie politique » [M1844, Gundrisse…]. Naturellement ceci correspond à un glissement – un glissement ontologique – de la valeur d’usage (Quesnay) à la valeur d’échange (Smith). Notons surtout que le mouvement qui anime toute la lignée, de Quesnay à Marx, est la recherche de l’« essence de la richesse », d’un facteur unique, d’une entité se suffisant à elle-même, d’une « substance », la « substance de la valeur » comme dit Marx plus d’une fois […]. (p107-108)

Il est clair que le travail et l’échange pris ensemble sont au centre le la pensée d’Adam Smith. […]. Il nous faut donc rejeter de notre esprit la relation plus subtile entre production et échange que les successeurs introduiront […]. (p118)

Selon toute apparence, Adam Smith ne pouvait pas encore penser la valeur, ou la plus-value, comme déjà présente – dans certaines conditions – dans la marchandise produite, en anticipation de sa destinée future sur le marché. Il y fallait un pas supplémentaire – qui du reste allait modifier la distinction entre la production et l’échange et attacher à la production un trait qui n’apparaît empiriquement, comme Smith l’avait vu, que dans l’échange. Ce nouveau pas est certainement en accord avec l’inspiration générale de l’économie classique en ce qu’elle tend à voir le processus économique comme enraciné dans une substance (la production, le travail) plutôt que dans les relations. (p118-119)

[Paraphrasons Smith :]A) le produit du travail appartient (ou n’appartient pas) au travailleur ; B) mais au point de vue de la valeur, et en partant des transactions, il faut prendre les choses autrement, car là le travail ne suffit pas : la valeur est inséparable de l’échange. C’est seulement chez les disciples d’Adam Smith que l’échange sera relégué à un statut secondaire par rapport à la production, ou au travail. (p119)

Sans qu’on puisse à proprement parler le démontrer, n’est-il pas vraisemblable que c’est le besoin de faire du travail le deus ex machina de toute l’affaire qui, butant sur la difficulté des faits ou comme disait Marx des « apparences », a conduit Adam Smith à ses errements sur la valeur du travail (partout constante, etc.) […]. L’obstacle que rencontrait Adam Smith, c’était l’impossibilité de dissocier la valeur de la transaction où elle apparaît en fait, l’échange. Et c’est cet obstacle que ses émules, héritiers de la conviction ontologique de leur maître, ne verront plus du tout sur leur route. En ce sens on peut dire que la forme initiale, smithienne, de la théorie de la veleur travail est moins éloignée que sa forme subséquente d’une vue qui ne dissocierait pas la production de l’échange, car si elle distinguait et hiérarchisait entre eux, elle ne construisait pas encore la production en une entité se suffisant à elle-même au niveau en cause. (p120)

Nous avons cherché le message [smithien]. Il peut se lire à des niveaux divers. Le créateur de richesse, de valeur, c’est l’homme. L’homme, et non plus la nature comme chez Quesnay. Cet homme créateur de valeur c’est l’homme individuel, dans sa relation vivante, active, avec la nature, ou la matière. Cette relation naturelle de l’homme individuel aux choses se reflète en quelque façon dans l’échange égoïste entre hommes qui, tout en étant un succédané du travail, lui impose sa loi et permet son progrès. Comme dans la propriété de Locke, c’est le sujet individuel qui est exalté, l’homme égoïste échangeant aussi bien que travaillant, qui, dans sa peine, son intérêt et son gain, travaille… au bien commun, à la richesse des nations. (p122)

Je dirais seulement que [pour Marx] sous le couvert du contexte social la production elle-même est séparée, réifiée, construite en un objet métaphysique très éloigné de l’expérience, et qui peut être mis en question en ce qui concerne les fonctions qu’il exerce et les distinctions sur lesquelles il repose, ou encore qu’il peut être vu à la lumière de constructions différentes. Le nœud de la question est que l’inspiration substantialiste que nous avons vu à l’œuvre en Quesnay et en Smith, en d’autres termes la tendance individualiste, survit à toutes les réserves et restrictions, formelles ou réelles, relatives aux « conditions sociales ». (p124)

Quant à Marx, on admet le plus souvent, sinon peut-être toujours, que dans sa théorie économique définitive (celle de la Critique et du Capital, I et III), il a complètement coupé sa théorie de la valeur de sa théorie des prix […]. Cela est vrai même si Marx évite dans ses stades initiaux (Critique et Capital, I) de dire explicitement au lecteur que la valeur d’une chose n’a rien à faire avec son prix, mais au contraire implique dans une grande mesure l’opposé. Deux points semble moins largement reconnus. En premier lieu ce qui précède n’est pas vrai des produits agricoles, ni de la force de travail. En second lieu […] la théorie de la valeur d’échange de Ricardo, basée sur la quantité de travail conte nue dans la marchandise, se heurtait à l’obstacle de l’uniformité du taux de profit, étant donné les différences dans l’investissement en capital dans différentes industries. (C’est là ce que Ricardo manqua à voir selon Marx). On peut comprendre la chose en gros immédiatement : le profit, supposé uniforme dans on taux dans toute l’économie, porte sur l’investissement total tandis que la plus-value produite est supposée être proportionnelle à l’investissement en travail seulement, et varie pour cette raison pour le même investissement total selon la proportion entre l’investissement fixe et les salaires payés (le capital fixe et le capital variable de Marx). Si le profit est constitué de la plus-value produite par les travailleurs, alors il doit y avoir une péréquation entre les différentes industries produisant de la plus-value à différents taux si le profit doit être uniforme. Marx est parvenu à articuler et à perfectionner la théorie sur maints autres points, y compris l’introduction du concept même de plus-value, mais l’interposition d’une sorte de réservoir général général recevant la somme intégrale de toute la plus-value produite dans l’économie (exceptant l’agriculture) et la redistribuant d’après un taux commun de profit, de sorte que le prix de chaque marchandise (Kostenpreis ou prix de production) est plus ou moins celui que calcule le capitaliste d’après ses dépenses et son profit, et ne dépend plus de la valeur incorporée dans la marchandise par le travail qui l’a fabriquée, tel est le changement fondamental introduit par Marx et avec l’aide duquel il pensa qu’il avait sauvé la théorie de la valeur-travail. (p125-126)

C’est l’apothéose de la valeur, rendue absolument absolue (la « valeur réelle » de Ricardo représentant une étape intermédiaire […]), mais au prix de n’avoir plus rien à faire avec l’échange et de quitter plus ou moins complètement cette terre économique pour une existence dans l’empyrée. […]. […] il se peut que Marx n’ait pas saisi toute l’ampleur du changement qu’il avait effectué : la théorie devait expliquer le taux d’échange entre des marchandises entre des marchandises différentes (leur prix « norma »), et le mettre en relation avec la quantité de travail avec la quantité de travail (socialement nécessaire) dépensée sur elles chaque fois par des travailleurs individuels. C’est tout ceci qui disparaît, ce qui équivaut purement et simplement à un échec de la théorie dans sa forme originale. Et, ce que le considère essentiel, une théorie individualiste a été obligée, pour survivre en nom, de se combiner avec un schéma holiste et de trouver refuge de la sorte au ciel de l’infalsifiable. Ce qui restait, c’était d’une part la notion métaphysique que la « production », c’est-à-dire ici la création de valeur est encore de nos jours le fait de l’homme individuel et non pas – contrairement à l’évidence – le fait d’équipes d’hommes judicieusement assemblés et combinées avec leurs propres créations, d’autre part la notion que que les travailleurs, en tant qu’individus créateurs de la richesse, sont collectivement dépossédés d’une part de leur produit, sont « exploités » par les propriétaires des moyens de production dans la proportion de la relation qui existe entre la plus-value qu’ils créent – une entité supposée exister mais à jamais impossible à mesurer – et les salaires qu’ils reçoivent. (p126)

[…] Il y a une stricte congruence entre les contraintes idéologiques générales qui pesaient sur l’économique naissant et l’orientation et le contenu majeur de la doctrine économique. (p129)

Dans l’ensemble Adam Smith donne l’impression qu’il est en fin de compte conscient que la vie et le progrès économiques reposent sur des préconditions institutionnelles. (p130)

La naissance de l’économique implique en fait un glissement de primauté […] des relations entre hommes aux relations entre hommes aux relations entre les hommes et la nature ou plutôt entre l’homme (au singulier)  et les choses. Un corollaire de ce retournement est un changement dans la catégorie de richesse, ou plutôt l’accession de la catégorie de richesse comme telle […]. Ce changement a laissé un dépôt dans la pensée économique sous la forme de la théorie de la rente foncière. […]. En conjonction avec l’accent substantialiste sur le travail (et subsidiairement sur le capital) dans l’économie classique, la propriété du sol et de la rente occupent une position marginale et anormale qui indique un sentiment profond d’hétérogénéité. Comme Marx l’a perçu, elles sont là comme les restes d’une époque révolue, intégrés avec beaucoup de difficultés dans le cadre capitaliste, c’est-à-dire dans le cadre de la richesse émancipée du pouvoir politique, et ceci se comprend aisément puisque la propriété du sol est la nouvelle forme de ce qui était une union indissoluble de droit sur le sol et de pouvoir sur les hommes dans un système où la richesse mobilière était subordonnée et méprisée. Comme la transition de Quesnay à Adam Smith doit l’avoir suggéré, la propriété du sol et la rente d’un côté, le capital et le profit de l’autre sont incompatibles […]. (p130)

Le point à ne pas oublier est que l’accent sur les choses, la maîtrise des choses est de bout en bout une propriété de l’individu, et non de la société comme un tout. Il en est ainsi depuis la propriété privée de Locke et jusqu’à Marx lui-même, l’agent de production restant, contre toute vraisemblance dans la manufacture et l’industrie moderne, l’homme individuel de l’état de nature et des artisanats traditionnels. (p131)

[…] nous aurions trop longtemps considéré les questions économiques comme des questions finales, et le moment serait venu de rétrograder l’économie au statut d’un moyen pour des fins humaines véritables, qui sont sociales. Cette proposition a sans doute plus d’une signification, mais prise telle quelle elle rend perplexe quelqu’un qui a réfléchi aux commencements de la pensée économique. En effet, si le lien de l’économique avec l’Individu comme idée et comme valeur est aussi étroit que je l’ai dit, alors un tel programme se heurtera à la plus enracinée et la plus centrale et unanime des valeurs modernes, et sera défait. Si même, contre toute probabilité, il se montrerait le plus fort des deux, il minerait ou affaiblirait cette valeur, et alors qu’adviendrait-il de nous ? En d’autres termes, l’économique est une de nos catégories majeures, et les contraintes intérieures à notre idéologie sont telles qu’il serait en tout état de cause impossible de le rétrograder au rang de serviteur sans qu’il en résulte par ailleurs des bouleversements notables. (p132)

« […] ce n’est pas ce qui est qui suscite en nous la révolte et la souffrance, mais le fait que cela ne soit pas comme ce devrait être ; mais dès que nous reconnaissons que les choses sont comme il est nécessaire qu’elles soient, c’est-à-dire sans arbitraire ni contingence, nous reconnaissons du même coup qu’elles doivent être ainsi [Hegel, la constitution de l’Allemagne ; souligné par LD]. » (p134)

P2 – L’épanouissement : Karl Marx (p135)

CH7 – Du vœu révolutionnaire du jeune Marx à « L’Idéologie allemande » : prépondérance de l’individualisme (p137)

Marx est-il individualiste ou holiste, au sens donné à ces termes ici ? Sa pensée apparaît immédiatement, dans son aspect collectiviste ou communiste, comme accentuant la totalité sociale, de sorte que nos contemporains, interrogés sur ce point, la déclareraient spontanément holiste. Je soutiens que ce n’est là qu’apparence […]. Marx est essentiellement individualiste, telle est la thèse que je me propose de mettre à l’épreuve ici. (p139)

[…] la question de l’individualisme de Marx est pertinente par rapport à son attitude vis-à-vis de la pensée économique. (p140)

Voici un jeune intellectuel romantique, publiciste et rebelle qui veut réconcilier et unir indissolublement la pensée et l’action, et qui à cette fin s’engage à émanciper l’homme sous le ùot d’ordre : « L’homme est l’être le plus haut pour l’homme. » Notons-le bien : ce n’est pas essentiellement une affaire de réforme de la société ou de délivrance d’une classe opprimée. La classe aux « chaînes radicales » est seulement la condition nécessaire à l’émancipation absolue de tous les hommes, ou plutôt de l’émancipation de l’Homme dans l’abstrait, de l’Homme par conséquent comme un être se suffisant à lui-même et incarnant la valeur suprême, de l’Homme comme Individu dans le sens parfait, moderne du terme. De plus, la personne qui prononce ce vœu le fait évidemment en tant qu’Individu, comme un être indépendant dont la valeur suprême est précisément l’Individu, l’Homme libéré de ses chaînes, purgé de toute dépendance. (p144-145)

[…] on peut partir d’une différence fondamentale entre la philosophie et la religion. Toutes deux, comme Hegel l’a dit, donnent ou s’efforcent de donner – par opposition à la science – une vue globale de l’univers de l’homme, l’une en des termes rationnels, l’autre dans des « représentations » peut-être bizarres. Ce que Hegel n’a pas vu est que la raison de cette bizarrerie se trouve dans la plus grande complexité de la représentation religieuse, qui inclut la dimension de l’action en un sens où ne le fait pas la philosophie : elle autorise, justifie et inclut l’action de l’homme (l’action rituelle et non-rituelle). (note3 p248-249)

A la lumière de la distinction que je propose entre religion et philosophie, le besoin contemporain si répandu de rétablir une relation immédiate, aussi proche que possible d’une identité, entre la connaissance et l’action est aisé à mettre en perspective : il exprime le besoin de revenir aux convictions aisées de la religion, il reflète le refus de l’Entzauberung [désenchantement, démystification] moderne du monde, et en particulier l’incapacité de beaucoup d’athées contemporains à parvenir à vivre dans un monde réellement privé de Dieu. (note3 p249)

[…] le rejet de toute transcendance est une caractéristique fondamentale de la pensée de Marx. […]. Il est à peine besoin de rappeler que la logique de Hegel culmine dans l’Idée, où le concept (Begriff) est incarné, où le rationnel et le réel coïncident. Dans le Philosophie du droit elle-même, l’État est exalté face à la religion en raison de son immanence, opposée à la transcendance de cette dernière. [note perso : L'immanence désigne, en philosophie et en parlant d'une chose ou d'un être, le caractère de ce qui a son principe en soi-même, par opposition à la transcendance qui indique une cause extérieure et supérieure. In wikipedia]. […]. Pour Marx, l’État contemporain n’est pas immanent, ou ne l’est pas absolument, ou pas suffisamment ; par rapport à la société civile, il est transcendant, et c’est pourquoi il le condamne. Tout cela va de pair avec le vœu révolutionnaire, révèle sa véritable dimension philosophique : l’« émancipation de l’homme » coïncide avec la destruction de la transcendance. (p147)

La relation que Hegel pose entre société civile et État n’est pas seulement une relation de séparation, et de contradiction dans la mesure où la société civile est dominée par l’égoïsme et l’individualisme, l’État par l’altruisme et le holisme, c’est aussi, si je puis employer mes propres termes […], une relation hiérarchique ou d’englobant/englobé : l’État de Hegel est la totalité englobant ses éléments, y compris un élément qui lui est formellement contradictoire, comme la liberté est formellement contradictoire à la loi. On a peine à admettre que Marx a été aveugle à cet aspect. (p148)

Hegel appelle « État » à la fois : 1) ce que nous appelons sous ce nom ; 2) la société globale ou communauté en tant que « système symbolique », comme on dit parfois aujourd’hui, la même chose que la « conscience collective » de Durkheim. (p149)

[…] accentuant fortement la conscience et la liberté, ces auteurs [Rousseau comme Hegel] se mouvaient essentiellement à l’intérieur d’un univers individualiste, et leur perception opposée de l’homme comme être social, et de la société comme un tout d’où la personne humaine naît et par lequel elle est nourrie se situait pour cette raison, et de façon paradoxale, au plan politique : dans le Contrat social de Rousseau le holisme est réinstallé contre l’individualisme par le miracle de la « volonté générale », dans le Philosophie du droit la societas ou juxtaposition d’individus de la « société civile » est transcendée dans l’universitas, ou totalité, de l’État dans son unité et sa qualité de personne morale en tant qu’incarnation de l’Esprit. (p150)

Marx insiste [dans un passage de La question juive] sur la séparation entre l’homme réel comme membre de la société civile, l’individu égoïste, et l’homme politique en tant que citoyen abstrait, une personne artificielle, allégorique. Il cite Rousseau comme montrant « l’abstraction de l’homme politique », et conclu brièvement mais de façon mémorable : « Toute émancipation renvoie du monde humain, des relations, à l’homme lui-même. » […]. Notons en passant que cette assertion confirme ma thèse d’un individualisme fondamental de Marx, enraciné dans son vœu de jeunesse. Le passage montre une complète incompréhension de Rousseau […]. En effet, Rousseau ne montre rien qui ressemble à « l’abstraction de l’homme politique », tout à l’opposé il dit que l’homme doit être complètement transformé, pour ainsi dire, dans le creuset de la constitution politique, et « recevoir du tout sa vie et son être ». Il est clair que Marx néglige cette remarquable proposition holiste […]. (p151)

[…] pour Marx l’Individu et la totalité sociale ne sont pas incompatibles. […]. Marx en peut comprendre la peine que prend Rousseau pour surmonter l’incompatibilité, pour offrir, avec le passage de la « volonté particulière » à la « volonté générale », qui n’est pas la « volonté de tous », une transition de l’un à l’autre. Pour Marx, le divorce entre les deux aspects est simplement un fait social pathologique. Une fois qu’on l’a constaté, il ne faut pas le construire intellectuellement comme le fait selon lui Rousseau, mais le détruire. (p152)

Car cet État [moderne, démocratique] est caractérisé par la disjonction de l’être réel et de l’être idéal de l’homme : il y a d’un côté l’individu de la société civile, indépendant et égoïste, réel mais infidèle à l’essence de l’homme, un phénomène non vrai (umwahre Erscheinung), de l’autre le citoyen de la communauté politique, fidèle à l’essence générique ou sociale (Gattungwesen, Gemeinwesen) de l’homme, une personne morale, mais abstraite, artificielle, privée de sa vie individuelle réelle et remplie d’une universalité irréelle. […]. Il y a ainsi une affinité profonde entre l’État démocratique moderne et la religion chrétienne. En vérité l’État moderne – celui des États-Unis contemporains – est la seule forme d’Eta qui soit en accord avec l’esprit chrétien. Cet État ne reconnaît pas la religion, mais il la présuppose de la part de ses sujets, c’est-à-dire au niveau de la société civile. (p153)

Dans la féodalité, la société civile avait un caractère politique immédiat ; l’émancipation politique a consisté à séparer les deux aspects : ici, l’homme réel, là le citoyen comme un homme artificiel, bien que « vrai » : la Révolution française a différencié la communauté politique de la société civile. L’émancipation véritable, humaine, consistera à unir de nouveau la vie empirique des hommes avec leur essence universelle ou sociale, cette dernière cessant d’apparaître sous un déguisement politique. Ainsi pour Marx le mouvement dans son ensemble consiste dans la suppression du politique à travers une première phase qui le différencie et l’isole et une seconde phase qui le supprime complètement. Mais quelle est la signification de « politique » ici ? C’est, implicitement, la subordination : sous la féodalité, la subordination imprégnait tous les aspects de la vie sociale, le Révolution l’a isolée, confinée à une sphère distincte, il ne reste plus qu’à la supprimer dans une libre association des hommes, une association sans subordination ni médiation, où le tout ne transcendera plus ses parties mais leur sera seulement immanent. (p154-155)

« L’individu est l’être social ». […] il ne faut pas seulement entendre « chaque homme particulier est un être social », mais aussi « dans chaque homme particulier se trouve la totalité humaine », soit dans le langage de Marx « la totalité idéale, l’existence subjective pour soi de la société en tant que pensée et sentie ». […]. Il s’agit donc bien de l’Individu, dans notre sens du terme. […]. La distinction individualisme/holisme est remplacée » chez lui par la distinction entre la société d’aujourd’hui et la société idéale : dans la société idéale, par hypothèse, les individus libres constitueront une communauté, et deviendront du même coup des êtres sociaix complets et parfaits. […]. L’homme comme être social est pleinement reconnu seulement dans la société idéale, car alors la distance ou contrariété entre lui et l’individu libre aura disparu. (p159)

« Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu (in dem einzelnen individuum). En réalité, c’est l’ensemble des relations sociales ([6ème thèse sur Feuerbach]) ». […]. En contraste avec cette proposition, impeccable telle que nous al lisons, L’Idéologie allemande considérera tout au long comme sujets primaires les individus, en ajoutant il est vrai leurs relations principalement économiques entre eux. […]. Toute la vie sociale est essentiellement pratique, c’est pourquoi la considération de l’activité pratique est suffisante pour passer de la société civile ou bourgeoise à la « nouvelle » conception de la « société humaine ou humanité sociale ». Ainsi « le tout des relations sociales » de la sixième thèse se réduira, dans L’Idéologie allemande, à la « production » et aux seules relations sociales qui s’y relient immédiatement. (p160-161)

[…] dans le souci évident de mieux couper les ailes à toute forme d’idéalisme, l’affirmation de al nature sociale du langage et de la conscience est en quelque sorte dépassée dans ce qui est bel et bien une « supposition arbitraire «  du matérialisme : la société humaine est d’abord posée en dehors de tout langage et de toute conscience, et c’est seulement ensuite que l’on trouve « que l’homme a aussi » une langue et de la conscience, fort peu à vrai dire au début – même si l’accession de l’instinct à la conscience est déjà en soi un problème. Ainsi se trouve évacué, avec l’idéalisme, le holisme romantique allemand du Volk et du Volkgeist, du peuple et de l’esprit du peuple, la « supposition » d’un esprit « spécial » (aparten) de la société comme un tout […]. Le choix de l’individu biologique comme point de départ a plusieurs fonctions : il est en accord d’une part avec l’adoption d’une perspective économique, où le sujet est l’individu, de l’autre avec le souci affirmé d’être strictement empirique, c’est-à-dire en fait avec le recours à un matérialisme qui n’a rien d’historique pour le moment, mais barre la route à tout ce qui pourrait conduire de nouveau à la « mystification » hégélienne. (p163-164)

[…] tandis que Marx a un sentiment aigu de la discontinuité entre la féodalité et la société bourgeoise, en même temps il accentue et il conceptualise surtout la continuité entre elles, qu’elle soit reconnue ou supposée. Cette attitude est déterminée par la notion d’un développement historique unilinéaire, elle-même liée à la croyance contraignante dans la valeur universelle de la révolution prolétarienne à venir : elle sera l’émancipation de l’homme en général aussi en ce sens que la période bourgeoise n’a fait que développer et rendre explicite ce qui était déjà présent en quelque façon, de sorte que mettre fin à cette période ce sera mettre fin du même coup à toute la « préhistoire » humaine. La seconde distinction est plus générale […]. On affirme qu’à chaque époque les gens eux-mêmes distinguent en quelque façon entre l’« individu personnel » et l’« individu contingent » (zufälliges Individuum). Chaque époque est caractérisée en premier lieu par ses « forces productives ». Les relations humaines (plus tard Produktions-verhälnisse, dans ce texte « commerce », Verkehr, ou « société civile ») correspondant à ces forces productives apparaissent aux personnes vivantes – dont la vie est essentiellement production – comme une partie de leur propre activité, donc comme personnelles. Au contraire, celles des relations sociales qui ne sont là que comme un legs ou une survivance d’époques antérieures apparaissent à la personne vivante comme extérieures à elle-même, comme des empêchements « contingents ». […] tout ce que l’individu perçoit comme le limitant ou le dominant virtuellement est un anachronisme : l’oppression est le règne des morts. (p167-168)

« La division du travail devient une division réelle à partir du moment où s’installe une division du travail matériel et du travail intellectuel », permettant ainsi la séparation entre la conscience « et la praxis existante ». […]. Ensuite la division du travail implique la propriété privée – deux expressions de la même chose, l’une en relation à l’activité, l’autre en relation au produit – et cela implique une contradiction entre l’intérêt de la personne ou de la famille individuelles […] et l’intérêt de la communauté […] de tous les individus, et cet intérêt de la communauté existe « en fait en premier lieu en tant que dépendance l’un vis-à-vis de l’autre des individus entre lesquels le travail est divisé […]. « C’est précisément cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt de la communauté qui amène ce dernier à prendre une forme (Gestaltung) indépendante en tant qu’État – distincte à la fois des intérêts réels des individus (Einzelinteressen) et de leur somme (Gesamtinteressen) – et en même temps comme une communauté (Gemeinschaftlichkeit) illusoire […]. » (p168-169)

[…] le citoyen n’a plus à prendre soin immédiatement de l’intérêt commun, car l’État en a maintenant la charge ; le citoyen par conséquent sera capable de poursuivre son intérêt privé sans remords, comme cela aurait été impossible au membre du groupe dépourvu d’État. En d’autres termes, il y a une interdépendance étroite entre l’existence de l’État et l’affirmation sans retenue de l’intérêt privé des citoyens. (p169)

A ce stade et dans la suite, on ne nous dit plus rien sur la langue et la conscience en tant que communes à tous, mais du moins, au niveau de l’intérêt – la seule chose reconnue comme réelle – on nous parle d’un intérêt commun qui consiste en gros à préserver le cadre dans lequel se passent la vie et l’interaction des membres et l’affirmation de leurs intérêts privés. (p170)

Dans une section appelée « Relation de l’État et du droit à la propriété », l’État est défini comme « la forme sous laquelle les individus d’une classe dominante poursuivent leurs intérêts communs et dans laquelle est résumée la société civile d’une époqie comme un tout ». […]. En fait la définition semble contredite par ce qui la précède immédiatement dans le texte. Pour réduire la contradiction, il nous faut comprendre cette définition comme disant que : « là où il existe une classe dominante, l’État est… (etc.) » […]. (p170)

Y aurait-il malgré tout quelque chose comme un intérêt commun, ou plutôt une société globale, une communauté qui serait autre chose qu’une « communauté » d’intérêts économiques ? Mais non, dans tous ces textes il n’y a que l’intérêt économique qui puisse être « commun », et on glisse de l’intérêt économique commun à la « communauté » jusqu’à parler contre toute évidence de la classe comme comme d’une « communauté », une communauté de la mauvaise sorte il est vrai. (p172)

Cette communauté se crée par une simple association ou « union » (Vereinigung) libre, volontaire. La communauté véritable ne demande donc au fond que deux choses : l’absence d’intérêts divergents de classe et la libre association. Rien de plus : la communauté, la société idéale est seulement une juxtaposition d’individus libres ; c’est en somme la théorie individualiste de la Révolution française, réalisée cette fois grâce à la suppression des classes et de toute instance transcendant l’individu (l’État). En somme, à l’échelle de l’histoire humaine, on nous dit que la division du travail a mis en mouvement un drame d’intensité croissante : elle a créé entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun un divorce qui s’approfondit avec l’accroissement de la division du travail. Le résultat a été d’isoler l’intérêt commun dans des institutions illusoires ou insuffisantes (l’État, la classe) qui dominent l’individu du dehors. C’est seulement avec la suppression de la division du travail et la régulation de l’économie par l’association volontaire des individus qu’ils retrouveront une communauté d’intérêts et par conséquent, ipso facto, la communauté humaine. (p172-173)

L’oeuvre de Tönnies [qui a introduit la distinction entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellschaft)], lui-même socialiste et admirateur de Marx, marque une avancée de la pensée sociologique émancipée du préjugé politique, et c’est la « communauté » de Tönnies (ou la « conscience collective » de Durkheim) qui nous fait en quelque sorte toucher du doigt l’insuffisance des conceptions de Marx et d’Engels. (p173)

CH8 – La rencontre de Marx avec l’économie politique, et sa réforme (p175)

Pour l’enquête présente, les Manuscrits sont importants comme le compte-rendu de la première rencontre de Marx avec l’économie politique […]. (p175)

Marx se tourne vers l’économie comme vers quelque chose qui est pertinent vis-à-vis de son impératif catégorique, de sa foi révolutionnaire. Que trouve-t-il ? Il trouve une discipline qui, pour se constituer en une science indépendante, a dû non seulement négliger les questions morales, mais proclamer qu’elles n’étaient pas pertinentes à l’intérieure de ses limites, où les faits livreraient les normes. (p176)

Il n’y a pas à s’étonner que Marx ait trouvé la théorie économique indispensable comme fournissant une démonstration scientifique de ce qui avait été pour lui jusque-là une norme éthique […]. Ce qui apparaît extraordinaire rétrospectivement, c’est plutôt combien peu Marx a eu à changer dans les postulats opératoires des fondateurs : il a pu construire sur les fondations de Ricardo, il n’a pas eu à les rejeter. (p176-177)

Là où les économistes disent « richesse », Marx dit souvent « propriété privée ». […]. Mais, de même que Luther avait intériorisé la religion, Adam Smith a ainsi intériorisé la propriété privée, c’est-à-dire que dorénavant l’économie politique allait se mouvoir à l’intérieur du monde de la propriété privée. Cela pour Marx est abominable. (p180)

[L’économie politique] ne rend pas compte de la propriété privée, et elle n’est pas capable non plus de montrer comment les régularités des phénomènes économiques résultent de l’essence de la propriété privée […]. En d’autres termes, comme il est habituel pour une science, elle ne peut pas par elle-même définir son champ ni établir sa légitimité. (p181)

Que fait Marx pour relativiser ce monde et s’assurer sa propre place hors de lui, comme il doit le faire en vue de son but révolutionnaire ? Il déduit la propriété privée du concept de « travail aliéné ». Le point de départ se trouve dans ce qui est donné comme le « résultat » de la critique précédente : « Le travailleur devient d’autant plus pauvre qu’il produit davantage de richesse… il devient une marchandise d’autant plus vile (lui-même) qu’il crée davantage de marchandises... » […]. Le travailleur ainsi séparé, aliéné de son produit est en conséquence aliéné de son activité comme producteur, et aussi de la manifestation en lui de la caractéristique du genre humain, à savoir l’action libre, consciente sur la nature. C’est de cette triple aliénation que Marx déduit, parmi d’autres conséquences, la propriété privée. La chose peut sembler étrange : on aurait attendu [… que Marx parte] des faits quotidiens, en l’espèce la propriété privée, la relation entre l’employeur et le travailleur, etc., et qu’il construise inductivement un concept du « travail aliéné »… ou quoi que ce soit d’autre. C’est l’inverse qui a eu lieu. […]. Vers la fin du développement il exprime sa satisfaction pour avoir transformé la question de l’origine de la propriété privée en la question de la relation entre le travail aliéné et le développement de l’humanité : « Car si on parle de propriété privée, on pense qu’on a affaire à quelque chose d’extérieur à l’homme. Tandis que si l’on parle de travail, on a immédiatement affaire à l’homme lui-même. […]. » (p181-182)

Un autre mot pour « activité consciente » est « production ». […]. La production n’est pas seulement matérielle, mais morale, spirituelle, institutionnelle : « Religion, famille, état, droit, moralité, science, art, etc. Sont seulement des modes particuliers de la production et tombent sous sa loi générale. L’abolition positive de la propriété privée… signifie donc l’abolition positive de toute aliénation […]. » (p185)

Les faits montrent que la production économique est un processus social ; Marx a insisté, contre l’économiste, sur la nature sociale de l’homme ; et cependant il ne prend pas la société comme le sujet réel du processus de production, mais il suit les économistes en rapportant tout au sujet individuel. La production dans sa réalité, c’est-à-dire dans son développement, suppose qu’un homme travaille pour un autre ; comment dès lors peut-on affirmer que la production, c’est-à-dire la relation fondamentale entre l’homme et les choses, est indépendante des relations entre hommes et exclusivement une affaire de l’individu ? (p187)

Il y a deux sens de « production » : l’un désigne la production en tant que différente de la distribution, de l’échange et de la consommation, tandis que l’autre sens est beaucoup plus large : « ...la production, la distribution, l’échange et la consommation sont… tous des membres d’une même entité, différents aspects d’une unité ». Cette unité est appelée à son tour « production » parce que la production y prédomine […]. […] c’est un jugement hiérarchique typique. (p190)

Une telle structure hiérarchique contient un jugement de valeur. Ici il y a deux jugements impliqués : 1) que l’économie comme un tout doit être appelé du nom de l’un de ses composants ; 2) que ce composant prédominant est celui qui contient le plus immédiatement la relation de l’homme à la nature par opposition aux relations entre hommes. (p191)

Nous avons déjà noté dans les Manuscrits comment Marx, à la suite de Saint-Simon, tendait à faire de la « production » le prototype de toute activité et de toute vie humaine. Nous avons ici un exemple plus net encore, s’il est plus limité, d’englobement, et ce statut privilégié est en étrange contraste avec l’impatience du jeune Marx devant toute subordination ou transcendance, car la transcendance est ici réintroduite avec le jugement hiérarchique de Marx. (p191-192)

Marx va très loin dans le sens de la relativisation de la notion – sa propre notion – de l’individu, car il note immédiatement que l’idéologie de l’individu accompagne le plus haut développement des relations sociales, et il ajoute : « L’homme est dans le sens le plus littéral un zoon politikon, non seulement un animal social, mais un animal qui ne peut se développer en un individu (sich vereinseln) qu’en société [Gundrisse, p236]. » Nous voyons donc que Marx a en fait généralisé une catégorie modernen – l’individu – sans appliquer son propre précepte concernant le grain de sel. Le grain de sel ici auraoit consisté à distinguer entre l’« individu » biologique, empirique et l’« individu » moral, normatif. Marx ne l’a pas fait, et il ne pouvait pas le faire à l’intérieur de son système. Sur la question cruciale de savoir qui est le sujet de la production, Marx dans son introduction est très près de transcender sa vue initiale, mais finalement il ne le fait pas. On peut voir cela d’après deux passages à trois pages d’intervalle. Dans le premier, il semble que la société soit sur le point de gagner la partie, dans le second l’individu triomphe de nouveau. La comparaison est instructive : [A] « C’est pourquoi toutes les fois que nous parlons de production, il s’agit de production à un certain stade de développement social [c’est-à-dire en dernière analyse un certain stade de production ? LD], ou de production par les individus sociaux (gesellschaftlicher Individuen) [c’est-à-dire simplement des êtres humains vivant dans une certaine société ? LD] (p237). » […] [B] « Toute production est appropriation de la nature par l’individu à l’intérieur de et grâce à une forme définie de société (p240). » L’individu est le sujet, la société est un simple déterminant. (p195-196)

Il est donc difficiele de trouver une justification à l’affirmation selon laquelle l’individu est universellement le sujet de al production. […]. La conclusion paraît évidente : au ,niveau de la description [du processus de production], l’individu n’a pas de place ici, et la production est essentiellement un processus social. Par endroits, Marx est très près de l’admettre, comme lorsqu’il dit dans le même développement : « C’est toujours un certain corps social ou un sujet social qui est actif dans … une totalité de branches de production (Gundrisse p238) ». Et cependant dans l’ensemble il maintient sa formule individualiste. (p196-197)

On peut se demander pourquoi [il maintient sa formule individualiste]. Il faut se souvenir qu’il avait posé dès le départ – qu’on se rappelle L’Idéologie allemande – que l’individu était l’alpha et l’oméga : la société, la langue, la conscience vanaient loin derrière la « production » dans la détermination de la vie humaine. Depuis lors, Marx en est arrivé à insister de plus en plus sur l’aspect social, mais même sa proposition la plus avancée dans ce sens, disant que l’homme ne peut s’individualiser qu’en société, ne le conduit pas à rejeter sa présupposition non sociologique initiale. Tout ce qu’il peut faire est de la préciser en parlant « d’individus produisant en société » ou de « la production socialement déterminée d’individus », « d’individus sociaux ». Il y a une bonne raison à cela : le but de Marx demeure l’émancipation de l’homme par la révolution prolétarienne, et ce but est construit sur la présupposition de l’homme comme individu – l’homme tel qu’il se pense lui-même seulement dans l’ère bourgeoise selon les déclarations même de Marx. Une autre formulation de la production, qui admettrait un autre sujet que l’être humain individuel, apparaîtrait, au moins dans une vue immédiate, comme rompant le lien entre la théorie économique et l’activité révolutionnaire. (p197)

Cette valorisation de l’homme comme individu est à la racine de la théorie de la valeur-travail, chez Marx lui-même comme chez Smith et Ricardo : en fait elle explique que Marx accepte les présuppositions ou le cadre de Ricardo. En même temps, la théorie de la valeur-travail présuppose que la production est séparée de l’échange, de la distribution, etc. En tant qu’essence de l’économie, ou de la « richesse », ou du « mouvement de la propriété privée ». Ceci correspond à la recherche de l’essence des phénomènes économiques dans une substance (richesse, production, travail), recherche qui est idéologiquement en accord avec la valorisation individualiste et que nous avons la liberté de considérer comme l’expression d’une primauté des relations à la nature sur les relations entre hommes. (p198)

CH9 – Le succès idéologique de Marx. Digression sur sa théorie socio-historique (p200)

On peut considérer la théorie générale de la société et de l’histoire chez Marx comme consistant essentiellement dans l’affirmation de la suprématie de fait des phénomènes économiques. (p200)

Nous avons vu par quel procès ou mouvement l’économie politique s’était constituée comme une sorte distincte de considération : l’effort a consisté à émanciper une partie de l’activité sociétale de la sujétion englobante dans laquelle elle était demeurée enfermée jusque-là en relation à la politique d’une part, à la morale de l’autre, et de constituer cette partie de l’activité sociale en un domaine séparé, indépendant, plus ou moins autonome. […]. l’émancipation du domaine économique demandait demandait qu’il soit considéré comme l’arène dans laquelle des lois naturelles étaient à l’oeuvre, de sorte que l’intervention humaine n’y pouvait être que nuisible (du moins – pouvons-nous supposer – jusqu’à ce que ces lois naturelles soient suffisamment connues. Cela était indispensable pour protéger le domaine contre l’intervention du politicien et du moraliste […]. (p201)

[…] là où [les économistes classiques] s’étaient préoccupés d’établir prudemment leur revendication, de reconnaître le domaine et de le protéger contre les raids du dehors, voici qu’arrive un jeune rebelle qui imprime au nom de la totalité de l’homme sa prétention sur ce domaine, comme une base dans sa guerre contre toutes les institutions établies, contre tout ce qui pour lui sépare, médiatise, cloisonne, mutile, domine, humilie l’homme. Les caractères essentiels de ce jeune penseur sont peut-être son engagement éthique d’une part, sa haine de la transcendance, des liens et des lois de l’autre. Avec lui, l’économie politique deviendra la garantie scientifique de l’entreprise la plus grandiose jamais proposée à la volonté humaine. […]. En vérité elle prétend à un droit de suzeraineté – ou plutôt à un droit de pouvoir supérieur – sur l’ensemble d el’action humaine et de l’histoire humaine. C’est ainsi que, par un mouvement précisément inverse de celui des pères fondateurs, l’économique comme idéologie atteint sa maturité et son apothéose, et étale en pleine lumière ce qu’il avait contenu dès son germe. (p202)

Marx dénonce dans la société du Capital, le fait que les relations humaines sont déguisées sous la forme d’objets. Ici la primauté normative semble être inversée : les relations entre hommes sont les relations réelles, et il est mauvais qu’elles ne soient pas directement saisies comme telles, mais seulement indirectement, par un détour, exprimées dans des choses, à savoir dans des marchandises en tant qu’elles ont valeur d’échange. Ici l’aspect « naturel » des choses, des objets, leur valeur d’usage sert dez soutien aux relations humaines exprimées comme leur valeur d’échange. Notre texte ici est le fameux développement sur le « caractère fétiche des commodités et son secret » au commencement du Capital […]. Ce qui est intéressant pour nous est la supériorité éthique impliquée ici des sociétés prébourgeoises ou précapitalistes dans la mesure où elles exprimaient directement, et non pas indirectement, les relation humaines. […]. Marx est pleinement conscient que cette différence s’accompagne d’une différence dans la perception de l’homme. Comme il l’a écrit plus tôt, le seigneur demeure toujours un seigneur, et le serf un serf, tandis que le rentier est, bien qu’un rentier, en même temps un homme (L’Idéologie allemande). […]. Comme plus haut avec l’essaim d’abeilles, l’individu moral est postulé comme étant latent en l’individu biologique dans les formations sociales non bourgeoises, même primitives. (p207-208)

[…] il est apodictique pour Marx que la forme bourgeoise de société représente le sommet, le développement, la révélation, de tout ce qui a existé auparavant, et contient en dernière analyse la vérité du développement. Donc, si l’individu apparaît avec elle, cela signifie qu’il était, non pas absent, mais latent ou « dépourvu de maturité » jusque-là. Et si la forme moderne révèle la primauté des phénomènes économiques, alors cette primauté doit être découverte dans les formes précédentes de société. A cet argument il y a de nouveau une objection, car, comme Marx nous l’a dit, la société bourgeoise est « seulement une forme contradictoire du développement », et selon lui toujours, tous les traits bourgeois ne sont pas là pour rester. Par exemple la forme marchandise, ou de valeur d’échange, que le travail social prend dans cette période, doit disparaître : la société communiste retournera à une expression directe du travail comme fonction sociale. (p209)

A ce point il nous faut essayer de saisir, fût-ce sommairement et imparfaitement, le schéma évolutionniste et dialectique qui sous-tend la doctrine de Marx : le cadre global de l’Histoire consiste en trois étapes fondamentales. Thèse : la communauté primitive : les relations sociales sont satisfaisantes en elles-mêmes, mais l’état non-développé des relations avec la nature impose, dans la société elle-même et dans la culture en général (religion), des formes de servitude. Antithèse (dont la société bourgeoise représente le sommet) : développement du pouvoir naturel de l’homme au prix de sa sujétion sociale, de division du travail, d’aliénation, etc. Synthèse : sur la base d’une productivité accrue, les relations sociales sont remodelées sur une base humaine, transparente ; l’aspect communautaire de la première étape est réinstituée en même temps que l’individu moderne est maintenu, purgé seulement de ses aspects mauvais. La faiblesse du schéma se trouve dans la place de l’individu, car celui-ci apparaît dans l’évolution historique en contradiction avec la communauté. […]. Mais il n’en était pas ainsi pour Marx, nous l’avons vu : il avait une telle confiance dans la compatibilité qu’il n’a pas hésité, à partir de L’Idéologie allemande, à faire fond sur l’aspect individualiste et à sacrifier les vues en somme communautaires gagnées dans les Manuscrits. (p209-210)

Il y a un aspect qui est certainement fondamental et que cette esquisse hâtive en trois étapes ne saisit pas. Le mot d’ordre est : émanciper l’homme. La tendance essentielle vise probablement la fin de toute subordination et de toute transcendance, en bref de toute servitude. Dans la première étape, l’homme est esclave vis-à-vis de la nature, dans la seconde la société devient puissante contre la nature, mais la servitude est entre l’homme et l’homme, la troisième étape doit abolir cette dernière forme de servitude tandis que la première ne pourra pas se réaffirmer du fait du développement de la productivité. (p210)

[…] la    diversité concrète des type de société est finement perçue, mais cette perception est subordonnée à l’élaboration doctrinale de l’uniformité ou de la continuité ? Je rappellerai d’abord la généralisation doctrinale de traits bourgeois ou modernes à des sociétés non modernes et ensuite je montrerai comment la balance penche dans le sens de la continuité […]. (p212)

[…] la primauté de l’économie et l’individu sont généralisés de la société moderne ou bourgeoise aux autres. (p212)

On dirait [que Marx, relativement à la propriété féodale] a pensé, avec un haussement d’épaule : une domination ne vaut pas mieux qu’une autre, tous ces traits attrayants ne sont que des apparences, nous le savons parce que nous sommes en possession de la loi de l’histoire : au fond la propriété féodale du sol n’était pas politique, elle était économique, elle était la « racine de la propriété privée », et c’est pourquoi tous les ornements devaient disparaître. Le malheur est que cela n’est tout simplement pas vrai. […]. La vérité est que la « propriété privée » est séparée de la soit-disant « propriété » féodale par une révolution dans la pensée et dans l’action. Marx lui-même a décrit en détail le second aspect dans le chapitre sur l’expropriation du sol en Angleterre, dans la section du Capital consacrée à l’accumulation primitive. (p215-216)

En somme, dès que nous cessons de privilégier notre propre idéologie, les différentes périodes historiques ou les différents types de société apparaissent comme discontinus et hétérogènes. Reconnaître cette discontinuité et hétérogénéité et la maîtriser ensuite par la comparaison – sans que les continuités historiques données en soient en rien négligées – est la tâche scientifique que Marx nous a laissée, si éloignée soit-elle de ce qui constituait sa préoccupation majeure. (p217-218)

 

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Louis Dumont, Homo aequalis T1, Génèse et épanouissement de l'idéologie économique
Tag(s) : #livres importants, #histoire
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