S1 – L’identité collective
CH1 – Introduction. Identités collectives et idéologie universaliste. Leur interaction de fait [1984] (p15)
J’ai ainsi contrasté le Français : « Je suis un homme par nature et français par accident », et l’Allemand : « Je suis essentiellement un Allemand, et je suis un homme grâce à ma qualité d’Allemand ». (Il doit être entendu que je ne puis parler de l’Allemand d’aujourd’hui, mais seulement de celui d’hier et d’avant-hier). (p15)
[…] si les cultures sont des manières d’être collectives, et si nos valeurs françaises et plus généralement modernes – liberté, égalité – sont individualistes, on aperçoit comment notre culture, universaliste en droit, ne peut qu’inférioriser ou sous-estimer les autres manières d’être collectives qu’elle rencontre. (p16)
Dans un village de Bourgogne, une bourgade de l’Inde, une ville japonaise, une île polynésienne, le spectacle est pour l’essentiel le même : aux objets et aux manières autochtones polis par les siècles s’adjoignent les produits haletants et les gestes puissants que l’homme vient d’inventer. Ce n’est pas beau, et l’on comprend en quelque façon un jugement désabusé entendu à New-Delhi : « On croit allier l’ancien et le nouveau, et en fin de compte on ne fait que pervertir l’un et l’autre. » […]. Reste le constat du mélange, en première papproximation un mélange de culture. (p17)
Le postulat d’interdépendance indispensable à l’analyse holiste, s’il est souvent d’autant mieux vérifié que l’analyse est plus profonde, ne manque pas non plus d’être contredit, puisque les emprunts ponctuels sans altération notable de l’ensemble sont monnaie courante. Ce point est important quant à l’interaction entre cultures, car deux cultures n’entrent pas directement en contact sur toute leur surface, mais sur certains points ou en certaines régions seulement – l’impact de l’une sur l’autre est différentiel quant aux domaines de la culture, comme quant aux catégories ou parties de la population. (p18)
Sous l’impact de la civilisation moderne, certaines cultures ont disparu, d’autres se sont refermées sur elle-mêmes autant qu’elles pouvaient, d’autres, la plupart sans doute, sont entrées en « interaction » avec la civilisation dominante, ce qui comporte chaque fois un certain degré de transformation. (p19)
C’est précisément la sous-estimation, si répandue chez nous, de l’idéologie qui empêche de mettre en comparaison « civilisation » et « culture », ou les « modernes » - nous-mêmes – et les autres. (p20)
Dans des travaux antérieurs, j’ai cru pouvoir isoler comme caractéristique de la modernité une configuration d’idées-valeurs. […]. La primauté de l’individu y est importante, et on la désignera commodément comme la configuration individualiste. Sans que l’énumération prétende à l’exhaustivité, on retiendra comme traits généraux ou éléments architectoniques les suivants : individualisme (opposé à holisme), primauté de la relation aux choses (opposée à celle de la relation entre hommes), distinction absolue entre sujet et objet (opposée à une distinction seulement relative, voire fluctuante), ségrégation des valeurs par rapport aux faits et aux idées (opposée à leur indistinction ou étroite combinaison), distribution de la connaissance en plans (disciplines) indépendants, homologues et homogènes. (p20)
[…] tandis que le holisme exprime ou justifie la société existante par référence aux valeurs, l’individualisme pose ses valeurs indépendamment de la société telle qu’il la trouve. (p20)
La thèse sera non seulement que l’individualisme est incapable de remplacer complètement le holisme et de régner sur toute la société, mais que, de plus, il n’a jamais été capable de fonctionner sans que le holisme contribue à sa vie de façon inaperçue et en quelque sorte clandestine. […]. Au plan social, l’individualisme fait figure alors de théorie utopique abritée de tout contact avec la vie réelle de la société. (p21)
[…] qui dit holisme dit en même temps sociocentrisme, donc rejet ou infériorisation des cultures autres. (p23)
La Réforme, c’était l’individualisme appliqué au plan le plus important alors, le plan religieux, et laissant hors de cause le plan socio-politique. Dans l’Allemagne du XVIIIe siècle, l’individualisme luthérien s’était développé, démocratisé, en ce qu’on a appelé le « piétisme », un individualisme purement intérieur qui laissait intact le sentiment d’appartenance à la communauté culturelle globale. (p24)
[…] l’affirmation par Herder de communautés culturelles distinctes représente un aspect de l’acculturation allemande à la forme développée de l’individualisme et combine un aspect holiste et un aspect individualiste. Or, les cultures ou « peuples » de droit égal de Herder vont devenir dans la suite des « nations » définies par communauté de culture. Car ici est la source de ce que nous appelons communément la « théorie ethnique » de la nation, par opposition à la « théorie élective » qui fait dériver l nation de la volonté des individus qui la composent. (p24-25)
[…] la conception herdérienne est un Janus. D’un côté, c’est une défense et illustration de la culture germanique et une application de la perception holiste ; de l’autre, elle considère les cultures du point de vue d’un universalisme individualiste simplement transposé [à des cultures individualisées considérées comme égales les unes aux autres]. Par ce dernier aspect, elle s’intègre dans l’individualisme et le prolonge. (p25)
Lorsque, sous l’impact de la civilisation moderne, une culture donnée s’adapte à ce qui est pour elle la modernité, elle construit des représentations qui la justifient à ses propres yeux par rapport à la culture dominante. Ainsi de l’Allemagne, puis de la Russie ou de l’Inde. Ces représentations sont une sorte de synthèse, qui peut être plus ou moins radicale, quelque chose comme un alliage de deux sortes d’idées et de valeurs, les unes, d’inspiration holiste, étant autochtones, les autres étant empruntées à la configuration individualiste prédominante. Ces représentations nouvelles ont ainsi deux faces, une face tournée vers l’intérieur, particulariste, autojustificatrice, l’autre tournée vers la culture dominante, universaliste. Et voici le gros fait jusqu’ici inaperçu et que notre analyse amène au jour : grâce à leur face universaliste, ces produits de l’acculturation d’une culture particulière peuvent entrer dans la culture dominante, la culture mondiale de l’époque. […]. Nous voyons donc que, dans la confrontation de la civilisation moderne et des cultures autochtones, l’emprunt n’est pas à sens unique. (p29)
La configuration individualiste que nous avons isolée comme caractéristique de la modernité a tout au long de son existence été combinée à des notions, valeurs, institutions plus ou moins contraires. Loin que ce soit là un leg du passé, le fait est durable. A mesure qu’elle se répand sur le monde, la civilisation modene voit la configuration individualiste dont elle est porteuse se modifier à la mesure même de ses conquêtes par intégration de produits hybrides, qui d’une part facilitent son rayonnement et de l’autre l’altèrent profondément elle-même sous une apparence d’intensification, par mélange aveugle avec des contenus holistes. (p30-31)
CH2 – L’idéologie allemande : identité culturelle en interaction [1985] (p32)
On présuppose que les nations de l’Europe occidentale considérées, disons, au XIXe siècle, à la fois participent de l’idéologie moderne et diffèrent les unes des autres, de sorte que nous pouvons parler de sous-cultures nationales ou de « variantes nationales » de l’idéologie moderne. Le mot « acculturation » est généralement utilisé pour désigner l’interaction entre la civilisation et les cultures non modernes. Cependant, il est évident que des éléments non modernes continuent à exister dans la constitution aussi bien sociale qu’idéologique des pays européens. (p33)
A partir de 1770 et jusqu’à 1830 environ eut lieu en Allemagne un extraordinaire épanouissement intellectuel et artistique qui équivaut à une mutation installant la culture allemande, et spécialement les lettres et la philosophie, sur une nouvelle base. En même temps, ce développement même marque le début d’un processus d’éloignement entre l’Allemagne et ses voisins occidentaux […]. On peut faire remonter le commencement de cette divergence aux Lumières. En dépit de la grande figure de Lessing, les Lumières allemandes se distinguent de leurs homologues occidentales en ce qu’elles étaient religieuses. (p34)
L’Allemand vit dans une communauté (Gemeinschaft) à laquelle il s’identifie. Cette communauté est essentiellement culturelle : il est homme en tant qu’il est d’abord allemand […]. Mais, si l’intellectuel allemand se détrourne de la société (Gesellschaft) au sens étroit du mot – la société civile, faite d’individus –, en même temps, dans sa vie intérieure, il se pense comme un individu et consacre tous ses soins au développement de sa personnalité. C’est le célèbre idéal de la Bilgung ou éducation de soi-même, si importante dans la littérature allemande, de Goethe à Thomas Mann. D’un côté, on voit la survivance tranquille aux Temps modernes, de la communauté, c’est-à-dire d’un sentiment, d’une orientation holiste, qui se traduit dans le vie de tous les jours par le penchant quasi proverbial à obéir, la soumission spontanée aux autorités politiques et sociales. D’un autre côté, il y a un développement intérieur fort prononcé de l’individualité, une intériorité jalousement cultivée. […]. Le contraste nous resterait incompréhensible si nous ne trouvions dans Luther l’origine de cette disposition. Luther a revendiqué l’individualisme dans l’Église seule, et non dans le monde, parce qu’il s’intéressait à Dieu seul. A cet égard nous pouvons dire de lui qu’il était retourné à « l’individu-hors-du-monde » des premiers chrétiens […]. (p35)
Dans le langage de Thomas Mann et d’autres, la Réforme a immunisé l’Allemagne contre la Révolution, ou encore, si l’on peut ainsi dire, une première vague d’individualisme – purement religieuse au départ et toujours limitée à l’homme intérieur – a permis aux Allemands de résister à la seconde vague de l’individualisme, socio-politique cette fois. [note perso : on pourrait également dire que les français n’ayant pas été en mesure de faire cette première révolution individualiste intérieure, on été conduits à se rattraper par une révolution socio-politique un peu plus tard…]. La Révolution a été acceptée en esprit, selon le modèle établit par la Réforme. Il en sortit un prodigieux mouvement de pensée, et le résultat fut, sous des formes nombreuses et diverses, une synthèse de l’individualisme et du holisme. Tantôt ces deux principes sont magistralement équilibrés et articulés, comme chez Hegel ; tantôt l’opposition est exacerbée et le holisme réaffirme avec force sa primauté comme dans le romantisme. (p36)
En fait, la décadence de l’empire [allemand] cache aux historiens le fait que son idéologie n’a pas été remplacée par une autre et qu’elle survit dans une sorte d’état latent, prête comme une phénix à renaître de ses cendres. Cela s’éclaire si l’on examine l’idée de souveraineté. Selon sir Henry Summer Maine, il y a trois types de souveraineté : deux sont primitifs, la souveraineté tribale et la souveraineté universelle ; une troisième est une invention moderne, c’est la souveraineté territoriale. […]. Cependant, le grand livre de Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, montre dans les travaux des théologiens et des juristes le début de la transition, du transfert des valeurs de la religion universelle à l’État et au territoire particulier, avec cette caractéristique que le roi se proclame « empereur en son royaume ». Jamais rien de semblable n’est arrivé en terre allemande. Le « Saint Empire romain du peuple germanique » avait été l’expression de la souveraineté universelle et cette idée de souveraineté n’a jamais été remplacée par une autre. Quand l’Allemagne fut de nouveau unie sous l’autorité de la Prusse (ou presque, l’Autriche étant exclue), le nouvel État allemand, appelé à son tour « empire », hérita simplement de la vocation à la souveraineté universelle qui était celle de son lointain prédécesseur. (p38-39)
Voilà donc comment l’État allemand était perçu comme fait culturel : la dimension de domination était si fondamentale que sa perte dans la défaite équivalait en somme au passage de l’Empire romain à une société pratiquement dépourvue d’État. Le fait dépasse largement une attitude purement politique. Il fait apercevoir que le pangermanisme était enraciné dans des sentiments profonds et répandus. Cela éclaire aussi l’histoire des années 1918-1933 et au-delà, car la perte de la vocation de domination a contribué au manque d’adhésion en profondeur du peuple allemand à la République de Weimar, tandis que sa réaffirmation par les nazis – même au prix de la substitution de la « race » à l’État-nation comme agent de domination – était sentie comme une renaissance du vrai germanisme et de son empire (Reich). Là se situe sans doute l’archaïsme le plus décisif – et fatal – de l’Allemagne. (p40)
Il y a une similitude frappante [du cas allemand] avec ce qui s’est passé un peu plus tard en Russie et en Inde sous l’impact de l’innovation occidentale. On peut distinguer une brève phase initiale et un lent développement subséquent. Pour commencer, l’impact de la nouveauté est très intense, et la culture locale est prise au dépourvu. Quelques intellectuels, des gens instruits, acceptent le message universaliste venu de l’étranger. […]. A ce moment, la force d’attraction des idées nouvelles semble avoir été irrésistible, mais peu à peu à lieu une réaction indigène : il se développe une défense et une illustration de la culture indigène dans le langage des idées et valeurs nouvelles ; des importations partielles se combinent avec la réaffirmation de vieux thèmes sous une nouvelle forme. Le mouvement devient de plus en plus assuré et radical jusqu’à ce que, à la fin, la culture indigène se réaffirme pleinement dans la conviction qu’elle a victorieusement relevé le défi. […]. Ce qui diffère dans chaque cas, c’est le lieu où est mis l’accent : sur la religion en Inde, sur le domaine politico-social en Russie, sur la vie intérieure et le génie de l’individu en Allemagne. (p44-45)
La leçon la plus immédiate à tirer de là est qu’une culture n’existe jamais seule, mais doit toujours être vue en relation avec son environnement. Et cependant, ce principe a été souvent négligé par les commentateurs français (et autres). Il en est naturellement ainsi toutes les fois qu’on empile texte sur texte et qu’on ajoute à un auteur un autre auteur sans reconnaître l’existence d’une sorte d’entité collective à laquelle ils appartiennent tous. (p45)
Les rencontres ou les parallèles entre Napoléon d’une part et Goethe, Hegel ou Beethoven, d’autre part, ont valeur d’emblème. Il est plus important pour l’analyse de reconnaître que la pensée des philosophes allemands ne s’est pas centrée sur l’Allemagne même, sur des problèmes intérieurs à l’Allemagne, mais sur des thèmes situés dans la zone d’articulation avec l’extérieur. (p46)
L’idéalisme allemand est le berceau des systèmes philosophiques. Pour ces philosophes, rationalité et système sont identiques. Or, il y a là un aspect sociologique. Dans le système, la pensée de l’auteur se replie sur elle-même et sa relation avec l’extérieur devient secondaire. (p51)
Ainsi, à côté de vues sociologiques précieuses et d’intuitions brillantes, nous devons nous attendre, hormis la fantaisie et la poésie, à rencontrer [chez ces philosophes constructeurs de systèmes] des extrapolations injustifiées, des transitions douteuses et de fausses fenêtres, le pire étant notre difficulté à séparer le bon grain de l’ivraie et le danger de le faire hâtivement. (p52)
Pour commencer, toutes les fois que la compréhension est difficile et l’interprétation douteuse, une aide supplémentaire doit être la bienvenue. Ainsi, toute interprétation de Marx ou Nietzsche, par exemple, qui ne serait pas en accord avec, si je puis risquer le terme, la « germanité » de l’auteur au sens défini ici d’une dimension vivante, dynamique, devrait être suspecte et soumise à une critique serrée. Ces auteurs ont écrit en tant qu’Allemands, et doivent être lus – non pas exclusivement, mais entre autres – en tant qu’Allemands. (p53)
Comment pouvons-nous, sans contradiction, reconnaître la diversité des cultures et mainte nir en même temps l’idée universelle de vérité ? Je pense qu’on peut le faire en ayant recours à un modèle plus complexe que notre modèle habituel, où la valeur de vérité prendrait place comme « idée régulatrice » au sens kantien […]. (p53)
En ce qui concerne l’Allemagne en particulier, tout se passe comme s’il y avait eu un enchaînement fatal dans la succession de ses penseurs les plus grands et les plus influents, conduisant finalement à l’effondrement général. Or l’anthropologue aimerait affirmer […] qu’il n’est pas possible de séparer […] le développement de la science de celui de la philosophie […]. (p54)
Avec tous les défauts qu’on peut leur trouver d’un point de vue anglo-saxon, la Révolution française et la philosophie allemande font partie en quelque sorte de nous-mêmes, que nous habitions une partie du monde ou une autre. Elles sont implicitement présentes dans le système d’idées et de valeurs du monde contemporain, auquel elles ont contribué, et cette unité (par définition et en fait) universelle est présupposée dans chaque unité culturelle plus petite, dans les pays dits avancés ou développés – et de plus en plus dans les autres. (p55)
Tout se passe comme si la pensée allemande, dans cette période, avait été obligée de se mouvoir à l’intérieur d’une contrainte historique qui détermina la forme globale de son développement, comme elle détermina par ailleurs, au niveau politique, l’effondrement final d’une identité collective archaïque, et plus tard dramatiquement égarée. (p56)
S2 – La « Bildung » autour de 1914 (p57)
CH3 – L’idée allemande de liberté selon Ernst Troeltsch [1985] (p59)
La guerre de 1914 a provoqué dans l’intelligentsia allemande une prise de conscience communautaire. (p59)
S’il faut une définition [de l’idée allemande de liberté …] : « Unité organisée du peuple sur la base d’un dévouement rigoureux et critique de l’individu au tout, complété et légitimé par l’indépendance et l’individualité de la libre culture (Bilgun) spirituelle [Troeltsch, 1916]. » Et s’il faut un slogan, avec les risques qu’il comporte : « socialisme d’État et individualisme de la culture personnelle (Bildung). (p60)
Cette adhésion spontanée au « tout » social, c’est précisément ce que Tonnies a appelé « volonté spontanée » (Naturwille), pour lui le trait caractéristique de la communauté ou Gemeinschaft, à l’opposé de la « volonté arbitraire » (Kürwille) du sujet individuel dans la société (Gesellschaft). (p61)
Troeltsch sait très bien, et il le dit, que la tradition française ou anglaise – nous dirons avec lui occidentale, pour simplifier – ne peut voir là nulle liberté, mais seulement esclavage, autoritarisme, etc. Il insiste simplement que telle est la liberté selon Hegel et telle qu’elle s’exprime d’une manière ou d’une autre « dans toutes les grandes créations allemandes du siècle », et dans le parti socialiste comme dans l’armée. (p61)
Dans des circonstances il est vrai différentes, ni le jeune Hegel ni le jeune Marx n’ont reconnu l’existence de ce bel unisson des volontés. Tout au contraire, c’est la recherche d’un tel unisson qui les a lancés dans leur carrière de novateur. (p62)
[…] l’individualisme de la Bildung se situe, paradoxalement si l’on veut, au niveau de la communauté (Gemeinschaft) qui est unité, appartenance culturelles, et ignore le niveau de la société (Gesellschaft), qui est division, lutte d’intérêts particuliers. (p64-65)
En somme, on peut distinguer ici deux modes ou deux formules d’appartenance, un mode essentiellement culturel, holiste, en somme traditionnel même s’il est modifié ou transformé en quelque mesure par des influences modernes, qui est celui des Allemands aussi bien au plan du dévouement au tout […] qu’au plan du sujet individualiste et de sa vocation de Bildung. De l’autre, un mode moderne, universaliste au sens de la Révolution française, où la nation-Etat se définit non pas par l’appartenance concrète, mais à partir de sa conformité ou fidélité à l’idéal d’égalité et de liberté des individus, où l’on adhère au groupe en tant que citoyen, où donc l’appartenance se joue au plan du politico-social : on est homme par nature, et français empiriquement, comme par accident, alors que de l’autre côté on se conçoit comme homme en tant qu’on est d’abord allemand. (p65)
Il est impossible de ne pas voir dans l’intellectuel de la Bildung un descendant de Luther. Non pas nécessairement un adepte – il peut être athée –, mais un descendant. C’est en effet seulement chez Luther que nous pouvons comprendre cette dichotomie qui apparaîtrait incompréhensible si on la regardait, par exemple, d’un point de vue médiéval. Par rapport à l’Église catholique de son temps, par rapport aux scolastiques dont sa pensée est nourrie, Luther apparaît comme quelqu’un qui est retourné aux origines, quelqu’un qui se définit à la manière des premiers chrétiens – ou presque – comme un individu-hors-du-monde. […]. La subordination du monde et de l’État à la vie intérieure du chrétien est fortement accentuée par Luther, fort explicitement du fait qu’il retire à la grande médiatrice entre les deux, l’Église, - plus encore qu’il ne croit le faire – son extraordinaire faculté de réconciliation. Quant aux institutions politiques, elles sont nécessaires sans doute, et Luther s’est fait gloire de les avoir exaltées plus que personne et d’avoir prescrit l’obéissance aux pouvoirs établis, bons ou mauvais. Mais quel mépris pour les politiques ! Chrétiens ou non, ce n’est que racaille, et un bon prince est un oiseau rare. (p65-66)
Or, cette fonction de représentant ou de médiateur entre le peuple allemand, ou sa culture, et la culture « occidentale » ou universelle est passée à l’écrivain ey au penseur allemands. […]. Pour le comprendre, il faut réfléchir qu’à une époque où il n’y a pas d’unité politique, mais seulement une unité culturelle, la fonction de représentant, ailleurs dévolue à un chef d’État, revient tout naturellement à un Goethe, à un Hegel ou à un Beethoven. (p66)
Non seulement Luther nous livre l’archétype de l’individualiste de la Bilgung, mais qui plus est la transition historique de l’un à l’autre est superbement attestée. Elle se trouve essentiellement dans la piétisme […]. Le piétisme est partout à l’origine du mouvement littéraire et philosophique de la fin du XVIIIe siècle […]. (p67)
[note wikipedia : Le piétisme est un important mouvement religieux protestant fondé par Philipp Jacob Spener (1635-1705), un pasteur luthérien alsacien fixé à Francfort-sur-le-Main. En 1670, il forme des collegia pietatis (collèges de piété) qui répondent à la demande d'une plus grande piété. Dans son ouvrage Pia desideria de 1675, Spener insiste sur la nécessité d'une piété personnelle et sur le sentiment religieux individuel qu'il juge préférables à la connaissance de la stricte orthodoxie doctrinale. Des disciples de Spener tels qu'August Hermann Francke ou le comte Nikolaus Ludwig von Zinzendorf assurent la diffusion du piétisme dans toute l'Allemagne. Le dynamisme missionnaire du piétisme, notamment à partir de Halle mais aussi de la part des Frères moraves, va lui assurer une influence longue et durable au sein du protestantisme1. On retrouve son influence jusque dans l'expérience de conversion de John Wesley et dans les débuts du Réveil protestant francophone. Parmi les nombreuses personnalités appartenant au mouvement ou influencées par lui, on trouve Emmanuel Kant, Gotthold Ephraim Lessing ou Friedrich Hölderlin. ]
Il est remarquable que la formule de la liberté allemande selon Troeltsch contient la liberté dans les deux sens que l’on oppose le plus souvent : la liberté négative, de non-contrainte, d’indépendance du sujet vis-à-vis de l’extérieur, et la liberté dans son concept essentiellement allemand comme résultant d’une nécessité reconnue s’imposant au sujet rationnel (la participation sentie comme vitale et partant acceptée de bon cœur). Comme cette dernière nous renvoyait déjà à la Naturwille de Tonnies, on en vient à se demander si la « nécessité reconnue » n’est pas une forme sous laquelle se maintient subrepticement le holisme de la culture traditionnelle. (p68-69)
Le jeune Hegel cherche une religion, disons une forme idéologique qui réconcilierait l’individualisme moderne et le bel unisson de la communauté, de la polis grecque. Il en vient plus tard à construire une philosophie qui opère cette réconciliation grâce aux niveaux de réalité qu’elle hiérarchise, de l’esprit subjectif à l’esprit objectif (les institutions) et de celui-ci à l’esprit absolu (religion, art, philosophie). Les deux derniers termes, esprit objectif et esprit absolu, correspondent en gros aux deux composantes de la formule de Troeltsch. (p69)
A ce point, il est intéressant de contraster les deux formules de liberté respectivement allemande et occidentale ou, disons, française : d’un côté, une liberté spirituelle qui remonte à Luther, laissant intacte hors de soi la communauté politique ; de l’autre, une liberté elle aussi sans doute religieuse dans son origine, mais qui, à travers les Lumières et la Révolution, s’étend au domaine politique au point d’apparaître centrée sur lui, et qui le transforme en une société politique. (p69-70)
Cette mise en parallèle de la Réforme et de la Révolution paraît fondamentale pour la comparaison franco-allemande. Dans ses Considérations d’un apolitique, Thomas Mann [… ] dit notamment : « Luther fit de la liberté et de la souveraineté des Allemands quelque chose d’achevé en les intériorisant et en les éloignant ainsi à jamais de la sphère des querelles politiques. Le protestantisme a ôté à la politique son aiguillon spirituel, il en a fait une affaire de pratique (TM p237). » Il y a là, exprimé dans le langage de l’auteur, une perception profonde, qui s’appuie sur Hegel et sur Carlyle. « Hegel a dit que la France ne connaîtrait jamais le repos, faute d’avoir eu la Réforme (TM p222) » et Carlyle a vu dans la Révolution un « mauvais substitut » de la Réforme (TM p426-427). (p70)
L’individualisme de Luther se situe au plan religieux. Il est dirigé contre la division du travail religieux et contre la hiérarchie : tous les chrétiens deviennent prêtres et récupèrent contre l’Église la responsabilité de leur salut. Il en résulte une intériorisation, et la subordination de tout le reste à la vie intérieure du chrétien. Tout particulièrement le politique est subordonné, l’État ets subordonné et du même coup accepté comme vie et puissance, avec sa division du travail : il y a des spécialistes pour gouverner parce que cela est sans importance. En contraste, la Révolution française se dresse contre la hiérarchie sociale et politique, contre le division du travail héréditaire : au nom de l’Individu tous les citoyens sont égaux, chacun est en même temps sujet et souverain. La communauté est dissoute et devient société ; on dirait que l’État, la nation perdent leur réalité ontologique, comme l’Église dans l’autre cas. Ontologiquement, il n’y a plus rien entre l’Individu et l’Espèce humaine, la société globale concrète n’a plus d’être, de vouloir-vivre, ou de volonté de puissance. […]. Il faut noter aussi que le plan politique où cette conquête de l’individu a lieu subordonne le plan religieux, la vie intérieure ? Dans les deux cas, en somme, le plan où l’individu s’émancipe subordonne les autres. Ce n’est pas une nouveauté dans le cas de la Réforme, puisque là l’absolu continu à subordonner le reste. C’en est une dans le cas de la Révolution, où le domaine traditionnel de l’absolu, la religion devient subordonné – fait immense, et plus ou moins inaperçu. (p71)
Le fait crucial au plan idéologique […] est sans doute l’émergence à l’Ouest du type moderne de souveraineté, la souveraineté territoriale, et son absence en Allemagne. (p71)
[…] l’ethnocentrisme ou sociocentrisme traditionnel survivait à l’époque moderne sous des formes différentes : universalisme – naïf ou mystificateur – du côté français, pangermanisme – franc ou brutal – du côté allemand [LD, 1983], mais dans ce dernier cas il y a peut-être une autre survivance encore. […]. En fin de compte, le Saint Empire romain germanique a cédé la place à l’État prussien, puis à l’État allemand. Et tout s’est passé comme si les fidèles sujets, satisfaits de le voir toujours désigné du même terme, Reich ou empire, ne s’étaient aperçus de rien de continuaient à donner au dernier la sorte d’allégeance qui revenait au premier, qui avait vocation de domination universelle. (p73)
On nous parle toujours du morcellement politique de l’Allemagne provoqué par la réforme luthérienne, les traités de Westphalie, etc. Le fait matériel est évident, mais son interprétation est sujette à caution. On nous dit en effet très généralement que l’Allemagne est ainsi passée à une organisation politique territoriale, et on sous-entend, si on ne le dit pas tout à fait, qu’elle a accompli de la sorte la même transition territoriale qu’ont connu la France et l’Angleterre. Or, c’est oublier qu’il s’agit là d’une transformation radicale, laquelle comporte un aspect idéologique essentiel que l’on ne trouve pas en Allemagne. C’est oublier la survivance de l’empire […]. (p73)
CH4 – L’individualisme « apolitique » dans les « Considérations » de Thomas Mann [1985] (p75)
[…] l’Allemagne, n’ayant pas développé l’idée – moderne – de souveraineté territoriale, ou nationale, en est restée à l’idée traditionnelle de souveraineté universelle, incarnée au Moyen Âge dans le Saint Empire romain germanique, idée qui rend compte de la vocation de domination extérieure que nos deux auteurs [Troeltsch et T. Mann] faisaient leur durant la guerre de 1914-1918. (p75)
[…] s’il y a des cultures nationales – disons mieux : des sous-cultures nationales de la culture européenne moderne –, elles échappent, et la culture allemande elle-même échappe nécessairement à qui prétend rester étroitement fidèle au progressisme universaliste des Lumières, fût-ce à travers le marxisme, et quelle que soit la sensibilité esthétique qu’il [Lukàcs] ait pu témoigner par ailleurs. (p79)
La « civilisation », chose des Occidentaux, s’oppose à la Kultur, qui caractérise l’Allemagne. […]. A ce plan, la civilisation est essentiellement le progrès matériel, par définition commun à tous, international […], tandis que l’Allemagne est le dépositaire des valeurs spirituelles, de la Kultur, qui lui est particulière. (p80)
L’Allemagne est une communauté, et les valeurs occidentales qui ne connaissent que l’individu et l’espèce sont destructrices de l’identité allemande. Toute une série de termes désignent [chez T Mann] ainsi des attributs de l’ennemi : civilisation, démocratie, politique, internationalisme, auxquels il faut ajouter la littérature elle-même […]. L’opposition est ici entre communauté et société ou holisme et individualisme. (p81)
Dans la perspective de la tradition allemande, on dirait que tout se passe comme si Nietzsche avait perçu la crise de la Bilgung, l’écartèlement de l’Allemagne entre l’intériorité et l’étatisme, et cherché – entre autres choses, mais notablement – à transcender et remplacer la Bildung dans son rapport à la société globale et en elle-même. De ce point de vue, la « volonté de puissance » apparaît alors comme le creuset d’une transmutation où rénover à la fois la « volonté » et la « puissance ». (p87)
L’art de Wagner est finalement plus extérieur qu’intime, plus national que populaire quant à sa source, à la différence de Schumann, Schubert ou Brahms. La musique de Wagner « a sans doute beaucoup de traits que les étrangers notamment considèrent comme allemands, mais aussi un cachet cosmopolite évident ». C’est quelque chose comme une « représentation théâtrale » de « l’essence allemande » qui peut aller jusqu’au grotesque et à la parodie, un peu, « pour parler très grossièrement », comme si c’était fait pour des touristes […]. (p87)
L’auteur allemand [T Mann] est donc conscient de la présence dans la culture allemande de deux composantes, une composante qu’il sent comme autochtone et qu’il appelle « germanité », et une autre composante qu’il analyse comme essentiellement étrangère et que nous pouvons rapporter à l’environnement culturel, à la culture européenne ou universelle. A partir de là nous pouvons comprendre plus précisément […] l’intensité des antagonismes spirituels de l’Allemagne […]. L’Allemagne, et l’âme de chaque Allemand, est le champ de bataille de l’Europe. La germanité est un abîme. Voilà donc l’Allemagne définie, non plus pâr la simple « protestation », mais par la contradiction, puisqu’elle a en elle-même aussi à quelque degré, à un moment donné, ce contre quoi elle proteste. Ainsi, si l’Allemagne est éminemment protestante-luthérienne, elle est aussi catholique. (p88)
S3 – Aux sources de la « Bildung » (p91)
CH5 – Du piétisme à l’esthétique. Totalité et hiérarchie dans l’esthétique de Karl Philipp Moritz [1982] (p93)
L’objet utile n’est pas quelque chose d’accompli en soi : je m’en sers, c’est-à-dire qu’il me complète. L’œuvre d’art au contraire se suffit à elle-même. Si l’on veut, elle se complète par le plaisir désintéressé que j’y trouve. Autrement dit, l’objet utile a sa fin hors de lui, l’œuvre d’art a sa fin en elle-même. […]. Glosons : nous avons déjà ici une perception hiérarchique : le centre de gravité de l’affaire est tantôt dans le sujet (pour l’objet utile), tantôt dans l’objet (l’œuvre d’art). Dans la relation d’utilité, l’objet est subordonné au sujet ; dans la relation de beauté, le sujet se subordonne à l’œuvre […]. (p95)
Pour que l’œuvre d’art constitue un tout, il faut que l’homme se subordonne à elle, ou plutôt subordonne tous ses sentiments au sentiment de la beauté que l’œuvre commande ou procure. Moritz ne semble nulle part dégager directement la notion de hiérarchie comme subordination de la partie au tout, et cependant les deux notions, de totalité d’une part, de subordination d’autre part, sont étroitement associées. (p96)
L’œuvre d’art diffère en cela de tous les objets d’usage, et de tous les objets naturels, elle est semblable seulement au grand Tout de la nature. C’est là un privilège extraordinaire, qui fait d’elle l’égale de la Nature, et du Beau l’égal ou plutôt le substitut de Dieu. Le Beau, ou l’œuvre d’art, devient quelque chose comme l’entité suprême. Que l’entité suprême ne soit plus situé dans l’au-delà mais ici bas, qu’elle soit en quelque mesure un produit de l’homme, c’est là, à coup sûr, une révolution annonciatrice d’un avenir que nous connaissons. Si cet aspect était seul en cause, on pourrait [… conclure que …] l’immanence a remplacé la transcendance. Mais il y a un autre aspect fondamental dans l’esthétique de Moritz. C’est la subordination de l’homme à l’œuvre. (p98)
Si le beau se distingue aisément de l’utile, il y a paradoxalement un rapport étroit avec le nuisible. Qu’on y songe : dire que « nous sacrifions notre propre existence à une existence plus haute », c’est dire que le beau est nuisible à notre existence au sens étroit du terme. On n’échappe à cette conclusion qu’en posant que le supérieur accomplit, en le détruisant, l’inférieur. De sorte que l’inférieur, le moins parfait, peut être nuisible au plus parfait, au supérieur, mais jamais l’inverse : il y a une loi ascendante des êtres vivants qui commande leur anéantissement au profit de formes supérieures. La hiérarchie a une face destructrice, la grande chaîne de l’être est une chaîne de destruction en même temps que d’accomplissement.. Au sommet des vivants il y a l’homme, et au sommet de l’homme, il y a le sacrifice, le beau, l’amour et la nistalgie métaphysique (si je puis traduire ainsi Sehnsucht). […]. Moritz met très logiquement le beau, en tant qu’« apparaître » (Erscheinung) au-dessus de l’humanité commune ou réelle, de la « réalité » (Wirklichkeit). Le niveau de la réalité, c’est celui de l’individu, le niveau de l’apparaître, de la belle œuvre d’art, c’est celui de l’espèce humaine (Gattung). (p100)
Minder montre le parallélisme d’ensemble entre l’évolution personnelle de Moritz et celle de l’idéologie prédominante au cours du XVIIIe siècle en Allemagne, et tout particulièrement la succession des mouvements et tendances en littérature, du Sturm und Drang au romantisme. Au plan de l’idéologie globale, on assiste à une progressive sécularisation. Minder prend soin de souligner que le piétisme, qui règne dans la première moitié du siècle, est déjà en soi une forme sécularisée du protestantisme luthérien : le dogme et le symbolisme en sont absent, c’est une religion intériorisée, où le croyant est seul en face de son Dieu, et qui ouvre la voie à la fois, par l’éthicisation de la religion, à la religion de la raison, et, par la place qu’elle fait aux états d’âme individuels, au développement de la sensibilité en littérature (Empfindsamkeit) et, plus tard, au plan de la pensée philosophique, à cette réhabilitation de la sensibilité qui est si importante chez les successeurs de Kant. (p102)
Comme le dit E. Lehmann, le XVIIIe siècle continue ainsi, au plan du clair entendement, ce que le piétisme avait commencé dans la croyance. En somme, l’esthétique de Moritz présente une synthèse ou combinaison originale de rationalisme et de mysticisme. (p104)
« Les organismes et les sociétés sont des hiérarchies de touts partiels (sub-wholes) semi-autonomes se divisant en tous partiels d’un ordre inférieur. [Koestler les appelle des « holons »]… Ces entités intermédiaires fonctionnent comme des touts se suffisant à eux-mêmes par rapport aux niveaux subordonnés, et comme des parties dépendantes par rapport aux niveaux supérieurs (souligné par moi LD ; ajoutons à cela que, pour chaque niveau, sa subordination au niveau supérieur prime son intégration propre). » [Arthur Koestler 1967] (p105-106)
[…] ou bien on définit de façon purement mécanique ce Tout comme ce qui ne laisse rien hors de soi, et l’on ne peut donc affirmer la cohérence de ce quelque chose, car ce n’est qu’une collection exhaustive de ce qui existe. Ou bien c’est un tout comme les autres, et sa cohérence est garantie par quelque chose qui lui est supérieur. S’agissant du terme dernier de l’expérience, il faut à l’expérience un au-delà pour échapper à l’incohérence. Nous savons que la vue religieuse traditionnelle trouvait un garant de la cohérence du réel dans la perfection, la bonté ou la volonté divines. Dieu fonctionnait là précisément comme l’au-delà doué des propriétés nécessaires, et la garantie divine est inséparable du postulat initial des démarches tendant à découvrir un ordre dans la nature et dans l’histoire. La même relation était présente, inversée, dans la preuve téléologique de l’existence de Dieu qui concluait de l’ordre manifesté dans la nature à une intention transcendante. […]. Les touts partiels que nous pouvons isoler ou construire dans la nature sont toujours sous la dépendance d’un tout d’ordre supérieur. (p106-107) ***
CH6 – Wilhelm von Humboldt ou la « Bildung » vécue (p108)
On assiste en Allemagne, à la fin du XVIIIe siècle, à une transformation conceptuelle : riend e moins que la naissance d’une idée-valeur exprimée dans le mot Bildung. […]. Disons pour commencer que le mot désigne ici l’éducation, et avant tout, et de façon préémiente, l’éducation de soi-même. […]. Alors que Bildung était synonyme d’Erziebung (d’erziehen, éduquer, élever [un enfant] et touchait aux Lumières (Aufklärung), l’idée va englober tout cela et se hisser au voisinage de Kultur et d’Humanität. Cela se produit dans le dernier quart du siècle et est caractéristique de la période littéraire dite « classique », qui fait suite au Sturm und Drang, chez Wieland et surtout chez Herder et Goethe. (p108)
A partir de Bild, image, et de bilden, représenter, former, l’idée de forme est depuis toujours essentielle au mot. Bildung est « forme », « formation » dans un sens religieux depuis les mystiques de la fin du Moyen Âge. Les deux moments de cette « formation » sont d’abord l’ouverture à la grâce divine et ensuite son action sur le dévot, dont l’unique modèle, Vorbild, est Jésus-Christ. […]. Il y a une discontinuité éclatante entre cette idée religieuse de Bildung et celle qui nous occupe, qui relève de ce que Stahl, après Spranger, appelle la « philosophie de l’humanité ». Ici, il s’agit d’un panthéisme, ou plutôt d’un panenthéisme : chaque individu est, comme toute créature, originale (eigentümlich) et unique, chacun « apporte des dispositions qui lui sont propres et n’ont jamais existé sous cette forme » (Stahl, 1934). (p108-109)
Stahl remarque que l’individu en cause n’est pas celui de la Renaissance, microcosme de la totalité, ni celui du Sturm und Drang, en lutte avec le monde entier. Le contraste est clair, chez Goethe, entre Werther et le héros de la Bildung, Wilhelm Meister. […]. Le sujet est une totalité particulière dont le développement repose, comme pour une plante, sur le jeu réciproque des dispositions innées et de l’influence du milieu. […] l’action du milieu prend en somme la place de ce qui était, dans les âges précédents, l’intervention divine. On voit que, loin d’être affaire purement humaine, la Bildung suppose tout un nouvel agencement de la création. (p109-110)
Il est important de noter le synchronisme, chez Herder, entre cette protestation contre l’idée d’une culture humaine uniforme et la dissolution du modèle unique du Christ dans la formation individuelle : il y a une originalité irremplaçable simultanément de chaque sujet humain et de chaque culture ou peuple (Volk), et chez Herder la Bildung s’entendra toujours dans la suite à la fois au niveau individuel et au niveau collectif […]. […]. Il y a un lien étroit entre l’élévation à la particularité individuelle et la naissance de l’historisme. (p111)
[…] au plan des cultures, on croit savoir qu’un emprunt n’est jamais dû au seul hasard de la rencontre extérieure, mais suppose une prédisposition intérieure. Il faut que le trait emprunté ait correspondu à un besoin, qu’il y ait une convergence du besoin et de l’événement, et il en résulte généralement une modification de ce qui est emprunté. Dans le cas présent, on sait aujourd’hui que l’idéalisation de la Grèce chez les classiques allemands a comporté une interprétation particulière. Nous dirions quant à nous qu’il leur fallait un modèle alternatif permettant d’amoindrir l’emprise de l’individualisme cosmopolite des Lumières […]. (p121)
Qu’est-ce qui poussait les Allemands à considérer comme embryonnaire ou informe l’homme individuel de leur temps et à souhaiter le former ou le trans-former, c’est-à-dire à souscrire l’idéal de la Bildung ? Dans la perspective adoptée ici, la raison se situe dans la relation entre les fondements holistes de la culture allemande et l’individualisme des Lumières. L’individu des Lumières est bien sûr présent en Allemagne comme ailleurs, mais il apparaît à certains, par exemple à Herder, comme abstrait et dénué de vie. Il faut donc le transformer. Comment ? Cela n’est possible qu’en l’enrichissant de tout ce qui était donné sur le mode holiste : organisme, totalité, perfection. (p121)
« Le vrai but de l’homme, que lui prescrit non pas l’inclination changeante mais la raison éternellement immuable [souligné par moi], est la formation (Bildung) la plus haute et la plus proportionnée de ses forces en un tout [Wilhelm von Humboldt]. » […]. Cette déclaration solennelle mérite une exégèse.Nous allons essayer de montrer qu’elle poise la Bildung en contre-point de la Révolution française. En effet, les deux ont quelque chose en commun, et en même temps elles s’opposent. En commun, elles se réclament de la Raison, posent la liberté, et visent à l’exaltation de l’Homme. Mais la révolution est dans les faits infidèle à son principe rationnel : elle fait place au mouvement désordonné des « masses » […], donc à l’« inclination changeante » – qui du reste caractérise les Français en général. En contraste, non seulement la Bildung est fidèle de bout en bout, immuablement, à la raison, mais elle offre une intensification de la liberté, et c’est le point important. Cela de deux façons : elle se renferme sur l’individu et n’a que faire des actions et contraintes extérieures, puisant seulement dans le milieu de quoi se nourrir. Et elle se soumet à sa propre obligation, l’exaltation de l’homme. Ce dernier point […] est capital et sous-tend sans doute toute la réaction allemande à la Révolution française. La liberté s’intensifie en tirant de soi-même une obligation. Le moralisme kantien absout l’Allemand de toute soupçon de tiédeur ou d’égoïsme vis-à-vis de la Révolution française. (p124)
[…] deux traits caractéristiques de l’idéologie allemande. D’un côté, s’agissant de la liberté individuelle, préférer la Bildung à la Révolution, c’est intérioriser l’affaire, en d’autres termes interdire à l’individualisme de s’exprimer directement au plan politique, et laisser l’État à lui-même. De l’autre, refuser la constitution du politique en sphère autonome, c’est accepter que la subordination continue à régner partout comme aux temps féodaux […]. La revendication de l’égalité est négligée par Humboldt. (p126-127)
Un rapprochement plus immédiat s’impose entre l’idéal de la Bildung et celui que l’œuvre d’art représente pour l’artiste […]. Par rapport à Moritz, nous trouvons chez Humboldt un degré supplémentaire d’immanentisation : la totalité que l’artiste voyait dans l’œuvre d’art et à quoi il se subordonnait est maintenant présente dans la vie même du sujet – l’œuvre d’art sera sa vie elle-même. (p128)
Goethe dit même du noble : « C’est une personne publique », expression qui dit l’essentiel. En effet, au plan des valeurs, la distinction est entre la totalité du corps social et la fonction correspondante – royauté, aristocratie – d’un côté, les parties ou fonctions particulières de la société de l’autre. Ici est la raison d’être du domaine politique, souvent perdue de vue de nos jours sous l’influence de l’égalitarisme et de l’économisme. [note LD : S’agissant de définir le politique comme un domaine particulier à l’intérieur du domaine social général, on a cherché fort loin, alors que la logique de la hiérarchie répond immédiatement à la question : il y a politique dès que, dans une société conçue comme multiple, apparaît une exigence d’unité (vis-à-vis du dehors ou autrement), ce qui implique la subordination de la multiplicité à l’unité. Dans la Philosophie du droit de Hegel, la société civile formée d’individus économiques est englobée dans l’État, c’est-à-dire dans la société conçue comme unité communautaire et figurée dans la personne du roi.] (p134)
En quoi l’anthropologie doit-elle favoriser la Bildung ? A cette question l’auteur répond péremptoirement : « Indéniablement en ceci, que l’observant en l’observé sont ici tous deux l’homme, que celui-ci s’adapte partout à des formes spirituelles intérieures, sans toujours le remarquer, et que la masse des concepts régnants assujettit finalement, d’une façon souvent incompréhensible pour nous, non seulement l’homme mais même la nature inanimée ». En d’autres termes, l’homme est social, assujetti à des représentations collectives ; la matière de la Bildung et celle de l’anthropologie sont identiques, de sorte que l’anthropologie pourra aider la Bildung. A une condition pourtant : qu’elle ait comme elle une orientation normative. (p145)
Le caractère fondamental de l’anthropologie de Humboldt se déduit immédiatement de sa conception de la Bildung. D’un côté, l’éducation de soi-même consiste à enrichir la personnalité par l’appropriation du maximum de diversités en vue de l’excellence dont le sujet est capable. Le développement de soi est à la fois tendu vers un idéal et nourri de particularités puisées dans le milieu. De même, l’« anthropologie comparative » fera l’inventaire des particularités humaines tout en les subordonnant au développement idéal de l’humanité. (p150)
« … comment est-il possible de connaître complètement le caractère d’une nation sans avoir en même temps étudié les autres, avec lesquelles elle est dans les relations les plus proches ? C’est en contraste avec elles que ce caractère est en fait venu à l’existence, et c’est seulement par là qu’il peut être pleinement compris [Humboldt] ». (p154)
Le soin jaloux du perfectionnement de soi-même par intégration de diversités extérieures débouchait sur le perfectionnement de l’espèce à travers ses cultures et la diversité de ses caractères originaux. (p155)
On voit donc qure le champ de l’« anthropologie » de Humboldt se réduit en pratique à l’antiquité classique d’une aprt, à la civilisation moderne de l’autre. Dans ce cadre réduit, on conçoit mieux l’introduction de catégories comme le sexe, et même la suprématie d’une vue normative. En fin de compte, à ce stade, l’entreprise de Humboldt se ramène à une tentative pour introduire à l’usage des lettrés, à l’intérieur de leur monde familier, une considération des diversités humaines qui soit systématique et orientée vers le progrès. (p156-157)
[…] l’histoire dans son déroulement global a une orientation, un but, de sorte qu’au sens de cette téléologie il faut postuler un « gouvernement du monde ». On retrouve ainsi, sous-tendant la « tâche de l’historien », ce que nous avons appelé normativité dans ce qui précède. C’est parce que l’histoire est orientée au bien, qu’elle est, prise globalement, progrès, que l’historien conscient de cette orientation est assuré d’avoir accès à la vérité. Nous sommes ici à l’extrême pointe du XVIIIe siècle : Kant genuit Schiller, Schiller genuit Humboldt. En est-il d emême de Hegel ? Il n’invente rien, il découvre ce qui est déjà là, l’histoire a un sens et un seul. Mais par cela même – nouveauté majeure – l’histoire se termine. (p175)
« Il me semble nécessaire de fixer ainsi la destination de l’homme [on sait le poids de ces derniers mots] et de ne la cherhcher ni dans une activité (Wirkung), ni dans l’humanité entière, ni dans la durée d’une existence entière (Seidel) ». La Bildung excluait, elle aussi, une activité spécialisée, mais elle n’était pas indifférente, on l’a vu, au développement de « l’humanité entière ». C’est l’idée même de totalité dont la Bildung restait solidaire, aux deux niveaux collectif et individuel, qui est ici expressément récusée. Elle est remplacée, si on y regarde bien, par le présent, lequel est pensé comme une totalité hiérarchique, puisque le passé en tout cas (et moins distinctement l’avenir) y est englobé. Ajoutons que le passé est présent en tant que le langage est le fruit de l’effort spirituel collectif des hommes : l’acte langagier individuel instantané contient en soi en quelque manière le passé de la communauté linguistique. Voilà qui marque nettement un pivotement, de l’individualisme de la Bildung au holisme implicite dans la considération globale d’une langue. (p179)
Nous avons vu, dans son « XVIIIe siècle », Humboldt capituler en somme devant l’impossibilité de caractériser globalement une époque à partir d’un modèle basé sur l’individu humain, et le problème n’eut pas été différent s’il se fût agi d’une société concrète. Nous avons vu ensuite, au Pays basque, Humboldt enthousiasmé par la découverte d’une population bien caractérisée dont l’identité collective est inséparable d’une langue originale. La langue ici donnait accès, ou semblait donner accès, directement au caractère collectif, le caractère individuel de chaque Basque reculant à l’arrière-plan jusqu’à être négligé. Je crois que là est l’essentiel : la langue affranchissait le chercheur de sa référence obligée à l’individu humain et lui promettait de saisir directement la société elle-même. Elle substituait une perspective holiste à la perspective individualiste imposée jusque-là par la civilisation contemporaine, et intériorisée profondément sous la forme de la Bildung. (p181)
Pour éclairer la situation, on peut prendre un exemple contemporain, celui de l’anthropologie telle qu’elle est conçue aux États-Unis. Les Américains sont profondément individualistes. Pour eux, la société ne peut être saisie directement et globalement comme Durkheim a essayé de le faire chez nous. La société est, définitivement, un agrégat d’individus. Comme l’anthropologue a besoin de saisir les choses globalement, l’anthropologie américaine a recours à un autre concept, c’est la « culture ». La culture, qui est là un legs allemand – les premiers anthropologues américains étaient de formation allemande –, permet à l’anthropologie américain de considérer la société comme un tout, de la penser sur un mode holiste. La langue a rendu le même service à Humboldt qui, en continuité avec sa propre Bildung, ne pouvait jusque-là parler que de l’originalité (Eigentümlichkeit) ou du « caractère » d’une collectivité comme d’un individu. (p181-182)
[ …] seules les particularités compatibles avec l’universalité sont retenues, les autres sont rejetées. Nous avons vu que cet aspect normatif s’impose tout au long chez Humboldt […]. Il est essentiel de voir que ce jugement d’universalité sanctionne l’introduction de la particularité dans un mode de pensée qui l’exclut en principe. En effet, dans ce que nous avons ailleurs opposé au holisme comme individualisme stricto sensu, l’individu est directement universel, et par conséquent dénué de toute particularité. Ici, la pensée allemande distend l’individualisme universaliste pour y loger une mesure de particularité, que Humboldt appelle « originalité ». Mais l’« originalité » a aussi un autre aspect. Le sujet de la Bildung doit, selon Humboldt, puiser dans son milieu le maximum de diversités compatibles avec ce qu’il y a de positif dans sa particularité, c’est-à-dire avec son « originalité », en vue de l’enrichir et de la constituer en un tout. […]. On observe qu’elle s’enrichit, ou se complexifie, en multipliant les relations avec d’autres sujets, en constituant un réseau de relations, une sorte de petite société. [référence à la noblesse...] (p183)
L’idéal de la Bildung peut être vu comme conjuguant particularité et totalité ; l’individu de la Bildung se rend homologue à une société, c’est pourquoi le passage est si aisé à l’idée d’une anthropologie. Même l’idée de comparaison est implicite dans la Bildung. Finalement, la Bildung telle que Humboldt la conçoit nous apparaît comme une conciliation entre l’individualisme universaliste, initialement distendu en « originalité » virtuelle d’une part, et l’exigence de totalité sociale, une sorte de holisme implicite, de l’autre. (p184)
CH7 – La « Bildung » représentée : « Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister » (p185)
On sait que l’idéal de la Bildung règne sur l’Allemagne lettrée durant tout le XIXe siècle et au-delà. Et la Bildung est plus qu’un idéal, c’est une institution, qui a sa littérature sous les espèces du « roman de Bildung », Bildungsroman. […]. Or, Les années d’apprentissage [Goethe, 1796] sont demeurées le prototype et le modèle du Bildungsroman. (p185-186)
Même un germaniste distingué comme Robert Minder […] n’a pas su reconnaître le roman de Bildung comme faisant pendant, du côté allemand, au roman de société à la française. (p186-187)
Peut-être pourrait-on voir dans la distance généralement posée entre père et fils ety entre générations contiguës le principe de l’affaire [la rébellion de l’adolescence]. Les vocabulaires de parenté des sociétés tribales éloignent très généralement les enfants des parents, pour au contraire rapprocher, voire identifier grands-parents et petits-enfants, et il semble que chez les Australiens en particulier il faille reconnaître l’alternance des générations comme un principe du premier ordre. Dans de tels systèmes, la continuité des générations n’est obtenue qu’une fois la part faite de leur alternance. Or, on trouve partout – jusque chez les modernes – au niveau du comportement assez de traits parallèles pour supposer qu’une disposition universelle est ici sous-jacente. […]. Mais dans nos sociétés individualistes modernes le phénomène majeur correspondant à l’alternance des générations se situe au plan du développement individuel. A l’âge de l’adolescence s’ouvre un problème d’identité : ou bien le sujet se définit lui-même en fonction de la place dans la société qu’on lui a préparée, ou bien il doit s’en trouver une autre, au mépris des attentes des siens, et de son père en particulier. Dans ce dernier cas s’ouvre une période de transition marquée par l’inadaptation, l’irresponsabilité, voire la rébellion, qui peut être longue et ne sera close qu’avec la réadaptation du sujet à la société dans un rôle par lui accepté. (p210)
Cette crise de l’adolescence n’est pas sans action sur la culture. Dans un livre important, Erik Erikson a montré comment la Réforme est sortie de là, comment Luther a, dans un premier temps, joué du monastère contre son père pour finalement, au terme d’un mong « moratoire », détruire le monastère lui-même au nom de la relation immédiate de l’individu chrétien à son Dieu […]. Un émule d’Erikson, Jerrold Seigel, a pu, dans une conférence inédite, appliquer une analyse semblable à deux autres « penseurs radicaux », Saint Augustain et Karl Marx. On voit, par l’exemple de ces trois génies, quelle promesse d’innovation la crise d’identité de l’adolescence renferme. (p211)
On peut s’attendre à voir le phénomène [de la crise d’adolescence] proliférer dans nos sociétés, qui combinent contradictoirement des spécialisations outrancières et un enseignement secondaire où l’universalisme individualiste, l’idéal de « l’honnête homme », n’a pas été remplacé. La rébellion de l’étudiant et du jeune intellectuel semblerait devoir en résulter normalement ; elle peut devenir un phénomène de masse, comme à Paris en 1968. (p211)
Tout en admettant que les Lettres [sur l’éducation esthétique, Schiller] et Meister ne se situent pas au même niveau et n’accordent pas la même place à la Beauté, il nous faut à l’évidence admettre que les deux œuvres sont parallèles et doivent être prises comme compatibles au plan de la réaction allemande au grand ébranlement contemporain ou, disons plus précisément, au plan où la culture allemande intègre dans sa constitution l’expérience allemande de la Révolution française. (p217)
C’est peut-être en supposant chez Goethe cette association entre la visée littéraire et esthétique et une préoccupation nationale et indirectement politique que l’on peut le mieux comprendre les peines infinies qu’il s’est données avec son héros transformé en un homme du commun qu’il faut absolument ramener à accepter sa place dans la communauté. (p217)
[…] la transformation du héros s’accompagne d’une transformation de la société. Il y a là une complémentarité qui suppose une équivalence de fonction. Equivalence sous-jacente entre la Bildung et la Révolution, qu’il nous faudra approfondir. En somme, il faut faire état de la Révolution française pour comprendre la genèse, à partir de la Vocation théâtrale, des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. (p218)
Eut-il été un artiste qu’il [Wilhelm] aurait trouvé dans la soumission à son art [le théâtre] son développement personnel, mais nous voyons qu’il a voulu, à l’inverse, mettre l’art à son service. D’où son échec. Le voilà donc voué à la seconde branche de l’alternative de Goethe : renoncer à l’art et serrvir une totalité plus grande que lui. Cela implique un glissement de l’esthétique à l’éthique comme catégorie ùajeure, et cela suppose qu’est acceptée en quelque façon la spécialisation ou division du travail qui était sentie initialement comme une limitation insupportable. (p222)
[…] Lukàcs reste essentiellement au plan des Lumières occidentales et de l’individualisme rationaliste de la Révolution française. On voit immédiatement le contraste avec la perception toute différente que nous livre du roman Georg Simmel […]. Ici affleure, en contraste avec l’individualisme de l’égalité ou de l’identité des Français, un individualisme de la spécificité, de l’unicité qualitative, de l’incomparabilité de chacun, de l’irremplaçabilité de chaque créature humaine, qui nous transfère directement dans l’univers de Goethe. (p236)
Qu’on nous permette de souligner ici un détail linguistique caractéristique, le double sens du mot gleich, qui signifie à la fois égal et identique (ou semblable). Naturellement le locuteur allemand a ici comme ailleurs la ressource de recourir à l’emprunt roman et de dire « égal », mais le terme proprement allemand est ambigu : il contient, il rend inconscient ou automatique le passage d’égalité à identité, qui sans doute s’impose aussi en français, mais demande là à être pensé. (p236)
Simmel a clairement perçu la distance entre l’individualisme de l’égalité et le culte de l’individualité incomparable du sujet. […]. L’individualisme de la différence appelle l’inégalité, tandis que l’individualisme de l’égalité implique l’identité. Simmel ici, n’est pas loin de saint Thomas d’Aquin, mais à l’inverse : c’est la dissemblance, disparitas, qui renvoie à un ordre, à une entité d’ordre supérieur. (p237)
[Simmel] marque nettement la distance entre les deux sortes d’individualisme. […] si l’on garde « individualisme » pour désigner la première forme, on pourrait appeler la seconde singularisme. Si Simmel ne le fait pas, c’est sans doute qu’il tient à garder au premier plan le lien historique, génétique, entre les deux. Il voit la seconde forme sortir de la première par un développement continu, une intensification : ayant conquis l’autonomie, l’individu a voulu s’affirmer plus avant comme seul de son espèce, incomparable. Il s’agit d’un progrès dans la tendance moderne à la différenciation. Peut-être cette vue se Simmel est-elle trop simple : davantage qu’une continuité formelle, on voit entre les deux formes un changement dans le domaine ou le niveau d’application, et l’intensification nous paraît plutôt marquer l’intériorisation accompagnant le passage de la culture occidentale à la culture allemande. [note LD : Sans compter, comme le fait remarquer Vincent Descombe, ce singularisme a été à tout le moins préparé par Leibniz avec son principe des indiscernables, et avant lui par la théorie thomiste des anges.] Toujours est-il que la différence individuelle fait signe vers la division du travail et tend à l’établissement d’un tout supérieur, d’un organisme d’ensemble. (p237-238)
La Bildung suppose un individualisme de la différence, et inversement la conception de l’individualité comme unique et incommensurable comporte le devoir de la cultiver et développer. Alors que l’individualisme de l’égalité est une forme simple applicable au plan extérieur pour récuser tout holisme dans la vie politique et sociale [et qui se subordonne ainsi à la loi], au contraire l’individualisme de la différence correspond au sentiment intérieur du sujet piétiste ou du sujet de le Bildung. (p238)
Un rapprochement immédiat s’impose entre piétisme et culte de l’individualité comme singulière – peut-on risquer « singularisme » ? Un sujet limité comme le piétiste à son intériorité se perçoit inévitablement comme unique et incomparable […] tandis que le sujet des Lumières se voit comme rationnel et donc universel. Le contraste entre les Lumières et le piétisme semblerait donc rendre compte à lui seul de l’opposition entre les manières française et allemande de valoriser l’individu. La vue est trop simple, puisque les Lumières ne sont pas demeurées étrangères à l’Allemagne, à telle enseigne que l’on a pu parler d’une intensification de l’individualisme piétiste sous l’action des Lumières. […]. Tout ensemble on peut donc parler d’une dominance une fois acquise et conservée de la singularité sur l’universalité dans l’individualisme de l’intellectuel allemand. (p241)
Nous avons conclu de la lecture de Lukács et de Simmel qu’il [Goethe] avait effectué une transition de l’individualisme des Lumières occidentales, françaises en particulier, à l’établissement en valeur de l’individualité et de son développement en Bildung. Cette formule se situe au plan de l’interaction des cultures nationales et a chance pour cette raison d’être la plus générale qu’on puisse donner. Elle permet de retrouver – à la différence de Lukács – la continuité de la culture allemande, et cela dans sa relation même à son milieu et au grand événement de la fin du XVIIIe siècle. De plus, on a vu affleurer dans notre développement l’idée d’une relation étroite entre la vue de l’individu comme incomparable, irremplaçable, et l’intériorité piétiste. […]. Le piétisme, développement de la réforme luthérienne, est aussi important pour l’Allemagne de la seconde moitié du XVIIIe siècle que la Déclaration des droits de l’homme pour la France, et les deux conception de l’individualité, l’individualisme rationaliste des uns et l’individualité incomprable et jalousement cultivée des autres, correspondent respectivement à la Révolution et à la Réforme. (p244-245)
S4 – Retour en France (p247)
CH8 – L’idéologie politique française vue à la lumière d’un début de comparaison des cultures nationales [1987] (p249)
On contraste commodément l’idéologie prédominante en France et en Allemagne en disant ceci : dans sa propre idée de lui-même, le Français est homme par nature et français par accident, tandis que l’Allemand se sent d’abord allemand, et homme à travers sa qualité d’Allemand. (p249)
La première question qui se pose est évidemment de savoir ce qui remplace chez le Français l’appartenance culturelle. La réponse est, je crois, que c’est l’appartenance politique. (Bien sûr, la politique fait en un sens partie de la culture, mais ici il y a lieu de distinguer). Je veux dire que le Français se sent tel essentiellement comme citoyen. La France c’est pour lui essentiellement la démocratie, la République, et s’il est un peu instruit, il dira que la France a montré au monde la voie des Droits de l’homme et du citoyen, qu’elle est l’institutrice du genre humain. […]. Telle est la forme que prend chez nous l’ethnocentrisme – disons plutôt sociocentrisme – que l’on rencontre dans toutes les sociétés, qui porte à poser une différence fondamentale, en valeur, entre « nous » et « les autres » [...]. La forme correspondante de ce sociocentrisme en Allemagne a été le pangermanisme, c’est-à-dire la croyance que l’Allemagne était destinée à dominer le monde du fait de la supériorité de sa culture, ou de sa puissance d’organisation. J’ai donné ailleurs des raisons de penser que le pangermanisme avait en réalité des racines historiques très profondes et lointaines, dans le Saint Empire romain germanique. C’est en réalité une survivance de l’idée primitive et fondamentale de souveraineté universelle, qui n’a pas été supplantée en Allemagne, comme en France et en Angleterre, par l’idée essentiellement moderne de souveraineté territoriale, condition et soubassement de l’idée de nation. (p250-251)
[…] au XIXe siècle la politique étrangère [française], sous des régimes différents, a été fortement influencée par la notion que la constitution des peuples européens en nations conformément aux Droits de l’homme suffirait à abolir les guerres, l’émancipation de l’individu étant en somme l’alpha et l’oméga de la politique internationale aussi bien qu’intérieure. […]. Résumons : pour le Français, l’existence de frontières, de langues différentes, de conflits d’intérêts entre nations est négligeable par rapport à l’essence de l’homme telle qu’il la trouve reconnue dans sa devise : Liberté, Égalité, Fraternité. L’idéologie de base du Français est d’autant plus puissante qu’elle est plus simple, plus pauvre d’éléments concrets. Elle consiste, en somme, en un seul principe, l’universalité du sujet humain. Elle lui vient, bien sûr, des Lumières par la grâce de la grande Révolution, laquelle marque volontiers pour lui le commencement du règne de la vérité sur la terre. (p251)
Vu du dehors, la vie politique française depuis 1789 présente deux traits fort apparents : un haut degré d’instabilité, et une division profonde entre une droite et une gauche ainsi nommées. […]. Tout le monde en France sait de quoi il s’agit […]. […]. En fait, la distinction est à la fois abstraite et simple (comparée à la désignation directe des divers partis), et fort complexe quant aux contenus qu’elle évoque ; elle se présente comme une dichotomie stable, mais entre ces deux rives partisanes il a coulé beaucoup d’eau depuis deux siècles, et si je puis dire pas mal de sang. […]. Ce n’est pas la moindre vertu de la distinction [gauche droite] qu’elle se segmente à volonté. Tous les partis, et même le centre, ont leur droite et leur gauche (ce qui suppose, soit dit en passant, une hiérarchie des contenus […]). (p252)
Lorsque le roi ouvre solennellement les Etats généraux, le 5 mai 1789, il trône au sommet de l’assemblée. Il a au-dessous de lui les gens de sa maison, à sa droite les princes, à sa gauche les princesses, et , plus bas les députés : à droite le clergé, à gauche la noblesse et, entre les deux et plus loin, le tiers état. Dans la suite, on le sait, les ordres se mélangent. L’assemblé se polarise alors à partir des extrêmes : les tenants de la tradition sont à droite, les partisans du changement à gauche. La disposition est pleinement installée lors du vote sur le véto royal le 28 août […]. On voit ici l’origine du retournement, pour les révolutionnaires, de la traditionnelle et générale « prééminence de la main droite ». La prééminence de la main gauche, c’est la Révolution ; la gauche c’est l’héritage révolutionnaire. [note LD : François Furet demande que l’on n’oublie pas que l’opposition entre partisans et adversaires de la Révolution française ne forme que la matrice des opinions politiques françaises, et que, du fait du cours même des événements qui la constituent, la Révolution a engendré de multiples divisions à l’intérieur du camp de ses partisans. Il n’est que de considérer notre XIXe siècle, où s’affrontent orléanistes, républicains, bonapartistes, jacobins, socialistes, etc. Mais on peut aussi dire qu’en un sens ces divisions reproduisent celle qui en a été le modèle et l’origine, inscrite dans le partage manichéen de 1789 entre « aristocrates » et « patriotes ».] (p253)
« La politique française s’est développée au XIXe siècle sous le signe d’une sorte de manichéisme, d’un conflit permanent entre adversaires et partisans des principes de la Révolution. » [Goguel, 1981]. On ne saurait trop insister dans ce passage sur le mot « principe ». (p253)
L’accent sur les « principes » permet d’abord de comprendre comment l’opposition entre droite et gauche a pu survivre deux siècles durant à tous les changements de la scène politique et des objets du débat politique. A tout moment, droite et gauche ont évidemment quelque chose en commun, ne serait-ce que l’usage de la langue, […], ramenant à une complémentarité organique deux camps qui se voudraient mutuellement exclusifs. (p254)
Au plan constitutionnel, [Condorcet] reproche aux Américains d’avoir insisté davantage sur l’identité des intérêts que sur l’égalité des droits : voilà bien la passage d’une inflexion vers la pratique, vers l’utilité, à l’affirmation du pur principe. En général, les Révolutionnaires ont légué à la gauche cette attention exclusive portée aux principes au mépris de leur application aux faits, et elle est toujours vivante parmi nous. Là est sans nul doute ce qui caractérise la France par rapport aux démocraties anglo-saxonnes, ce qui explique le caractère absolu, irrémédiable, inexpiable en quelque sorte de l’opposition. (p255)
[…] il faut d’abord définir le politique. Les Français aimant à se poser contre l’État, nous avons longtemps prêté une oreille complaisante à la théorie selon laquelle le politique serait une catégorie seconde, fondée sur l’économique ; heureusement, les choses ont changé dans les dernières décades, et le politique est mieux reconnu aujourd’hui comme catégorie fondamentale. Qu’est-ce qui fonde en principe le domaine politique à l’intérieur du social ? Nous poserons que le niveau politique apparaît dès qu’une société conçue à l’ordinaire comme multiple se pose comme une face à d’autres (empiriquement comme dans la guerre, ou idéologiquement). La société comme une est ipso facto supérieure à la société comme multiple et la commande légitimement. On retrouve cela jusque chez Rousseau opposant la volonté générale et la volonté de tous, le citoyen comme participant du souverain et comme sujet. Le politique ainsi reconnu dans son principe premier, on rappellera ensuite que la figure immédiate de cette unité est son incarnation dans une personne, laquelle s’impose aujourd’hui comme hier […]. Simplement la fonction n’est plus généralement conçue comme héréditaire. (p256-257)
[…] l’idéologie de gauche a été et est prédominante comme telle, c’est-à-dire au niveau idéologique. Méthodologiquement, la prédominance idéologique de la gauche autorise une hypothèse, à savoir que ce sont ses caractères propres qui ont dû commander les grandes lignes du devenir historique. A la vérité, nous avons déjà reconnu cela lorsque nous avons dit comment l’éloignement entre les principes et le réel rendait impossible une installation globale de l’idéologie et la condamnait à n’entrer dans les faits que lentement et par morceaux, au prix de déconvenues et de rechutes répétées. Dans ce qui précède, on a parlé de prédominance idéologique, et non de prédominance pure et simple. C’est important, pour réserver la possibilité de reconnaître un état de choses différent au niveau empirique. En fait, il faut s’attendre en général à voir la situation se retourner quand on passe du niveau idéologique au niveau empirique. Le fait résulte de la structure hiérarchique elle-même, c’est-à-dire de la relation entre la représentation et son substrat. […]. Autant la gauche est idéologiquement irrésistible, autant la droite est puissante au plan empirique. Qu’on y songe : elle se trouvait initialement en charge de tout l’existant social appuyé sur la tradition et l’histoire. Sauf interventions ponctuelles du législateur, elle était forte de toute la complexité du fonctionnement social, dont les Révolutionnaires et leurs héritiers étaient loin de se faire une idée – et nous-mêmes sommes-nous beaucoup plus avancés dans cette voie ? Ce contraste entre prédominance idéologique d’un côté, puissance de fait de l’autre est le principe secret de notre histoire troublée. Mais, de même qu’il ne faut pas voir seulement dans la résistance de la droite la défense d’intérêts sordides et la coalition de privilèges installés, mais la pesée de toute une société vivante, de même il faut se garder de supposer que la droite n’a jamais été porteuse que de valeurs dépassées et reconnaître au contraire que l’unilatéralité même de son ennemie lui a abandonné le soin de valeurs indispensables, même si elles sont relativement submergées. (p259)
[Jaurès :] « C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose, de la patrie, de la famille, d ela propriété, de l’humanité, de Dieu. Voilà la logique de l’idée révolutionnaire. » (Il ajoutait : « Voilà le socialisme » […]). Cette déclaration de Jaurès rattachant les valeurs de gauche à leur principe dernier est précieuse pour nous en ceci que ce principe lui-même déborde la gauche et, du même coup, éclaire la situation concrète de la droite. Si l’individualisme est, comme je le crois, la valeur fondamentale des Temps modernes, et tout particulièrement de la France à partir de 1789, alors on voit clairement que son développement systématique par la gauche lui assure la prédominance idéologique. Mais qui soutiendrait que les tenants de […] « la religion de la patrie » soient tout à fait indemnes d’individualisme ? Ils peuvent seulement le cantonner, l’adoptant ici (par exemple, dans le domaine économique) et le contredisant là. Voilà qui explique que la droite non seulement soit relativement infériorisée et impuissante idéologiquement, englobée dans la gauche, mais se sente en quelque façon, et prenne à l’occasion une attitude défensive ou honteuse […]. (p261-262)
A Valmy, le mot [nation] exprimait l’identité avec le régime du peuple concret, de ce que Nicolet [L’idée républicaine en France, 1982] appelle « la valeur historique, territoriale, on dirait encore presque ethnique » du mot nation, et qui est simplement pour nous la perception globale de la communauté, le nous de la Gemeinschaft dans sa particularité donnée, historique en effet. Dans le cri « Vive la Nation ! », le peuple de Valmy s’affirme identique à la société nouvelle, la Gesellschaft faite d’individus libres et égaux en droit. En d’autres termes, l’individualisme révolutionnaire s’affirme porteur implicite, héritier du holisme traditionnel. Le peuple d’un pays, d’un territoire se donne à l’universalité. C’est cette identification enthousiaste et paradoxale qui ne va pas résister à l’épreuve des faits. On constate d’abord un glissement du vocabulaire : la droite va se familiariser peu à peu avec le mot de « nation », de sorte qu’il devient partie du vocabulaire commun dans le cours du siècle. Puis le choc de 1870-1871 intensifie le sentiment et il apparaît un « nationalisme » français. Il faut citer Nicolet : « Ce nationalisme [que discutent Renan, Taine, Fustel] ne reniera rien du patriotisme révolutionnaire, mais en même temps, en dissociant la Nation des régimes transitoires – et surtout de la République –, en récusant les idéologies universalistes et internationalistes, finalement en retrouvant, mais obérées des équivoques acquisitions du darwinisme, les racines ethniques de la nation d’Ancien Régime [entendons la perception holiste de la communauté française], il deviendra une idéologie de droite, le plus souvent antirépublicaine. » Le glissement sera complet lorsque, à la suite de la crise boulangiste, la gauche préférera décidément pour sa part employer les mots de « patriote » et de « patriotisme ». C’est donc bien d’une fission idéologique qu’il s’agit au fond : le particularisme holiste que les révoltionnaires de 92 englobaient dans leur universalisme s’est affirmé indépendamment et en opposition à l’universalisme. C’est de cela que Dreyfus n’a en somme pas pris connaissance. (p263)
Nicolet donne au mot [sinistrisme] le sens d’un « double mouvement : les partis et les étiquettes les plus « à gauche » évoluent vers le centre, vers la droite, en vieillissant… D’autre part, il naît sur leur gauche, périodiquement, des formations qui jouent à leur égard, structurellement, le rôle qu’ils jouaient eux-mêmes une génération plus tôt. » […] Si l’idéologie de gauche est irréalisable à l’état pur, les gens de gauche ne peuvent gouverner sans faire de compromis avec l’ordre, sans apparaître comme des transfuges, et si l’idéologie reste vivante et puissante, elle ressuscitera tel un phénix, ce qui se traduira par l’apparition à la gauche de la gauche de partis censément toujours plus radicaux : après les radicaux proprement dits, les socialistes, puis les communistes. (p265)
Dans l’individualisme, pour reprendre Jaurès, « l’individu humain est la mesure de toute chose ». J’appelle holisme le cas inverse, où la totalité sociale, la société globale, est valorisée à l’encontre des individus. Si l’on compare la France à ses voisins quant à la place respective de l’individualisme et du holisme dans l’idéologie globale (et les institutions), on s’aperçoit que la France est caractérisée essentiellement par l’affirmation pure et simple de l’individualisme des Lumières, en face de l’Angleterre qui a su allier à un individualisme en somme semblable beaucoup de tradition (pas de constitution écrite, les principes souvent remplacés par le précédent : jurisprudence, royauté, religion) et en face de l’Allemagne qui, s’acculturant intensément autour de 1800, a construit une culture où, à l’inverse de l’anglaise, l’individualisme des Lumières fait figure d’élément intégré et où holisme et individualisme se combinent de façon originale. Si l’on se demande où se trouvent en France les éléments holistes semblables à ceux présents ailleurs, sans lesquels la société ne pourrait exister, et que les valeurs françaises majeures ou maximales ignorent, la division politique nous offre une réponse : ils sont à droite, en position le plus souvent subordonnée, parfois honteuse ou « crispée », et réaffirmés par intervalle de façon stridente voire violente, à moins que des circonstances spéciales ne leur assurent une suprématie éphémère. (p268)
[…] on peut dire très généralement que la guerre, de même que le totalitarisme, est conçue comme étrangère à l’idéologie moderne, comme une fatalité imposée du dehors, par le jeu de forces obscures, à la démocratie. La démocratie est impuissante, mais innocente de tout cela. L’idéologie moderne n’y est pour rien. La guerre de 1914-1918, par exemple, est considérée rétrospectivement comme un non-sens assorti de millions de morts. Il doit être permis de penser que c’est là une vue profondément démoralisante, une vue contraire en somme à l’esprit démocratique, car elle revient à admettre que ces millions de gens qui sont morts pour rien ont été trompés. Or, il devrait être évident qu’il y a un vice profond à la base de tout cela. La guerre, le totalitarisme sont des phénomènes modernes, qui sont nécessairement dans un rapport déterminé avec l’idéologie qui leur est contemporaine, et celle-ci s’exclut elle-même de l’affaire seulement par l’effet d’un double préjugé qui lui est propre, qui lui est interne, savoir qu’elle est toute bonne et ne peut avoir d’effets pervers, et que du reste les désagréments dont il s’agit ont leurs causes, à l’opposé, dans l’enchaînement de faits matériels. (p272)
La souveraineté universelle est […] une idée fort ancienne et extrêmement répandue dans toutes les grandes civilisations. C’est à vrai dire l’idée primitive de la souveraineté, à laquelle il serait difficile de trouver une autre origine. Elle était encore présente au Moyen Âge sous la forme du Saint Empire, et en Allemagne elle n’a pas été remplacée, comme ce fut le cas en France et en Angleterre du fait d’une transformation profonde, par l’idée de souveraineté territoriale. (p273)
Dans l’idéologie prédominante, le Français se voit homme par nature et français par accident, c’est ce que nous appelons individualisme. L’Allemand se voit avant tout comme allemand, et comme homme en tant qu’Allemand, ce qui correspond à ce que nous appelons holisme. L’appartenance est culturelle chez l’Allemand, politique chez le Français. Cela, c’est le niveau global que dégage la comparaison. Il y a des niveaux subordonnés, dont pour la France deux sont indispensables pour ce qui suit. D’abord, l’idéologie globale est celle de la gauche, et il y a une idéologie de droite qui, elle, peut abriter des aspects holistes relativement explicites. En second lieu, il y a ce que nous appelrons patriotisme (en opposition au nationalisme). La droite peut lui faire place autant qu’elle veut. A gauche, on est français par accident : il y a un sentiment, profond peut-être, mais à peine conscient en temps ordinaire – il peut même être nié par le sujet à l’occasion – de la Patrie. Soit dit en passant, le mot même invite à la réflexion : il parle des Pères au féminin, tandis que l’Allemand dit Vaterland et l’anglais mother country (ou fatherland) […]. (p274)
Au risque de schématisme, on résumera comme suit les événements de 1870-1871 du point de vue de l’idéologie française, de la division entre droite et gauche et de l’attitude vis-à-vis du monde extérieur. La chute de l’Empire, puis le cours désastreux d’une guerre défensive produisit une humiliation nationale sans précédent et créa dans le pays une division profonde entre les « ruraux » et l’Assemblée d’une part et , de l’autre, l’opinion démocratique et populaire avancée dans les grandes villes et Paris. [dans les années 1870 près de 70 % de la population était « rurale », en même temps que près de 50 % de la population globale vivait directement de l’agriculture : https://www.persee.fr/doc/estat_0336-1454_1977_num_91_1_3127 – note perso]. Les uns, paysans et autres, acceptèrent la défaite et se tournèrent vers leurs chefs traditionnels conservateurs, tandis qu’artisans, travailleurs industriels et autres se ressaisissaient de leur héritage révolutionnaire et étaient prêts à combattre jusqu’à la mort pour la liberté et le progrès. Il est clair que, dans la circonstance, les partisans de l’ordre n’étaient pas résolus à combattre l’étranger à tout prix : il y a une certaine analogie, à ne pas exagérer, avec la défaite de 1940 et l’appel de Pétain. (p275)
[…] jusqu’en 1870 patriotisme et universalisme étaient paisiblement unis en France, et nous avons rencontré ici même quelque chose de la sorte avec l’enthousiasme de ceux de Valmy. Pourtant, il est essentiel de faire état de la hiérarchie entre ces deux allégeances, l’universalisme étant premier et interdisant toute attitude agressive vis-à-vis d’autres nations. C’est seulement ainsi que nous pouvons comprendre la profondeur et la nature véritable du traumatisme subi par les Français en 1870-1871. Ajoutons une note pour rappeler à quel point les Français étaient jusque-là éloignés du nationalisme au sens du terme qui a cours de nos jours. Le « principe des nationalités » était en vogue, et l’empereur lui-même y adhérait : il avait aidé l’unification de l’Italie du Nord (non sans avantages pour la France) et il avait même envisagé avec faveur une unification limitée de l’Allemagne. C’était une opinion largement répandue que, si seulement tous les peuples s’organisaient en nations à la manière française, la paix serait assurée grâce à la solidarité des nations-sœurs » […], et adhérer à cette croyance était ce qu’on appelait être un « nationaliste ». 1870 mit fin à ces spéculations. Pour des gens qui croyaient que leurs valeurs les plaçaient au-dessus de toutes différences, nationales ou autres, ce fut un dur réveil que d’être confrontés à la politique de puissance la plus implacable, à un ennemi qui se montra hostile non seulement au régime déchu mais à la nation elle-même au point d’imposer son imputation par la force des armes. En bref, l’universalisme naïf qui avait semblé résulter immédiatement des Droits de l’homme était en échec. (p275-276)
La pire blessure était l’Alsace-Lorraine. […]. Et voilà que non seulement la France s’était vu arracher une partie d’elle-même, mais que cette exaction était justifiée par des savants allemands éminents et respectés grâce à une autre théorie de la nation, la théorie ethnique selon laquelle l’appartenance n’était pas affaire de libre consensus, mais de caractéristiques héritées, langage, culture ou race. A l’évidence, aucun Français ne pourrait jamais souscrire à une telle négation de la liberté. (p277)
En Alsace comme ailleurs, les gens s’étaient associés – on disait « fédérés » - d’abord entre localités, ou régionalement, puis nationalement à Paris au premier anniversaire de la prise de la Bastille. Ils avaient juré fidélité au pays dans sa totalité. Les Droits de l’homme furent le ciment de l’unité ainsi établie, et le drapeau tricolore demeura le symbole de l’événement, en Alsace comme ailleurs […]. La France était donc tenue tôt ou tard de combattre pour récupérer la province perdue. Ce n’était pas seulement une affaire d’État ni de volonté nationale pure et simple ; c’était une affaire de définition de soi-même. Aucun Français ne pouvait s’incliner devant la situation créée par Bismarck, car ç’aurait été nier le principe même de son être, l’universalité enracinée dans la volonté unanime des citoyens. […]. Patriotisme et principe universel coïncidaient. (p279)
La prédominance avait changé de côté ; désormais, le courant principal d’influence coulerait de l’Est à l’Ouest. On attribuera très largement le succès allemand à l’excellence de la science allemande et de l’enseignement dans les universités ; des efforts furent faits pour imiter en particulier l’association de l’enseignement et de la recherche. […]. L’influence étrangère demeura limitée. Le système d’instruction publique ne fut pas changé à la base. Il était excellent pour l’enseignement élémentaire et secondaire, mais il était faible pour l’organisation de la recherche, extérieur au système universitaire. […]. Peut-être la meilleure expression du changement dans le climat intellectuel français après 1870 est-elle la conversion à Kant en philosophie. L’influence kantienne domina à la fin du siècle et bien au-delà […]. (p281)
Une autre forme de prédominance allemande apparut au XXe siècle dans l’Internationale socialiste, dominée par les gros bataillons disciplinés du socialisme allemand et, en conséquence par l’idéologie marxiste. (p281)
Immédiatement après la défaite de 1871, les doutes et les vues critiques sur l’héritage national eurent une large audience. Ainsi des auteurs célèbres comme Ernest Renan […] et Hippolyte Taine […] exercèrent une grande influence à longue échéance. Le cas de Renan est spécial et peut-être exemplaire. S’étant formé comme savant à l’école de la philologie allemande, il était un grand admirateur de la constitution sociale de l’Allemagne aussi bien que de sa science, et un critique de la philosophie égalitaire de la Révolution française. Et cependant il était en même temps un universaliste convaincu parce qu’il croyait à la science humaniste moderne. Il fut par la suite doublement secoué par la guerre, dans son patriotisme français et dans son culte exclusif de l’esprit allemand. La guerre avait été pour lui un scandale et une cause de désespoir, car, à ses yeux, l’Allemagne avait par sa conduite de la guerre trahi sa mission universelle. (p282)
Quant à Taine, positiviste et critique implacable du rationalisme cartésien et français, il avait été indigné par l’insurrection de la Commune. Il se plongea dans les dernières vingt années de sa vie dans une vaste recherche historique en vue d’un livre intitulé Les Origines de la France contemporaine. Le livre était destiné à montrer qu’à travers tous les derniers siècles […] la France avait, du fait de la puissance chez elle de l’abstraction rationaliste et de l’absence des solides vertus concrètes des peuples germaniques et anglo-saxons, répété le même cycle infernal de l’essor à la ruine. (p283)
Comme pour Renan et plus encore que pour lui, on peut ici parler avec Claude Digeon de patriotisme désespéré. […]. […Renan ou Taine] avaient encore une perception juste de l’importance du holisme dans les sociétés en général – perception que nous avons presque entièrement perdue depuis – mais ils sous-estimaient la force de l’idéologie individualiste moderne. Une telle mise en question radicale des valeurs françaises prédominantes n’était pas immédiatement pertinente pour la vie politique, mais elle fut importante en ce qu’elle aida la génération suivante à développer une idéologie de droite renouvelée autour d’un nationalisme antirépublicain [cf Maurice Barrès]. (p283)
Ce nouveau nationalisme [inspiré de Barrès] d’assonance très allemande servit plus tard de base à un nouveau parti monarchiste de tendance protofasciste, l’Action française. Or, c’était un produit à longue échéance de la défaite de 1870, et il aliéna définitivement la gauche sinon du patriotisme, du moins de tout accent prononcé sur la Nation. (p284)
Voilà schématiquement les principales voies par lesquelles la prédominance de l’Allemagne, dont on avait fait l’expérience en 1870, a agi sur l’idéologie française. A court terme, en secouant les fondations des valeurs suprêmes des Français, elle disposa les républicains pour la première fois dans leur histoire à la modestie et au compromis, rendant ainsi possible l’établissement d’un régime républicain modéré et par suite durable [la IIIe République]. A plus longue échéance […] les effets du traumatisme de 1870-1871 et de l’influence allemande demeurèrent localisés, englobés dans l’ensemble. Le plus important était l’installation, au niveau des valeurs de droite, d’une forme idéologique inconnue jusque-là en France, je veux dire le nationalisme au sens courant du mot. (p284)
Nous avons vu comment la guerre de 1870 avait imposé aux Français une dure leçon : contrairement à leur croyance de prédilection, les Droits de l’homme n’étaient pas l’alpha et l’omege de la politique, eux-mêmes n’étaient rien qu’une nation parmi d’autres ; ils avaient comme tels à combattre, et être prêt à mourir, pour l’indépendance et l’intégrité de leur pays. Nous avons vu aussi comment, par suite de la division spéciale de la France entre deux camps politiques de la droite et de la gauche, la reconnaissance la plus forte de l’intérêt national s’était construite en une doctrine nationaliste de droite en conflit avec les valeurs de justice et d’émancipation sociales campées à gauche, et représentées de plus en plus par le mouvement socialiste. Aux deux idéaux qui ne sont pas absolument incompatibles en eux-mêmes s’incarnèrent dans deux forces opposées sur l’échiquier politique. (p284-285)
Avec la réassertion progressive entre 1871 et 1914 de l’idéologie républicaine, et du fait de la succession des générations, une partie de la population se trouvait en 1914 très loin d’accepter les leçons qu’avaient naguère enregistrées les pères et grands-pères. Nombre de gens, dont des ouvriers, adhéraient à un universalisme un peu différent sans doute de celui des générations précédentes, mais dogmatiquement opposé à la guerre. Parmi eux, la réalité sociale et politique n’était pas faite de nations, mais de classes en lutte. Le prolétariat avait son ennemi à l’intérieur de chaque nation et devait s’unir par-delà les frontières, et ainsi rendre la guerre impossible. On sait la suite des événements. L’internationale socialiste s’écroula. Les ouvriers internationalistes, comme tous les autres soldats français, combattirent bravement et moururent en grand nombre pendant plus de quatre ans dans des conditions jusque-là inimaginables, dans une guerre d’une sauvagerie inouïe. […]. Ceux qui survécurent parmi ces hommes pénétrés, pour commencer, d’un universalisme généreux mais utopique avaient fait l’expérience plus radicalement que personne avant eux de la réalité des conflits entre nations et on attendrait qu’ils aient modifié leurs vues, qu’ils aient annulé ou corrigé leur universalisme à partir de leur expérience. Il n’en est pas ainsi. Les Anciens Combattants avec leurs nombreuses associations allaient jouer un rôle considérable dans la politique intérieure, et indépendamment de toutes tendances politiques étendre leur pacifisme intransigeant dans toute la contrée jusqu’à le Seconde Guerre mondiale, contribuant ainsi du reste à désarmer le pays en face de la menace montante de l’hitlérisme. (p285)
[…] le pacifisme n’apparut pas après la guerre, mais était présent durant la guerre elle-même et inspirait les combattants. Charles Péguy, qui devait être tué peu après, exprimait au moment de la mobilisation ce qui était ou allait devenir une croyance répandue lorsqu’il écrivait : « Je pars comme soldat de la République, pour la dernière des guerres et le désarmement général. » La dernière des guerres devint en langage populaire « la der des ders » […]. (p286)
Pour commencer, comment s’écroula la croyance internationaliste ? D’abord, elle fut contredite en Allemagne, où la puissante machine socialiste et syndicale se révéla être un instrument de régimentation. […] le socialisme était en réalité deux choses différentes dans les deux pays, du fait de son association à la liberté d’un côté et de sa relation contraignante à l’État de l’autre : l’internationalisme n’était qu’un fantasme. En second lieu, la conduite allemande de la guerre au mépris du droit des gens, commençant par la violation de la neutralité belge, ainsi que l’invasion donnèrent aux Français la conviction qu’ils étaient engagé dans une guerre juste, défensive. Sans pour autant s’y complaire, ils n’avaient d’autre choix que de combattre. […]. [Les Français] n’aimaient pas l’armée en elle-même, supportaient mal le formalisme hiérarchique et étaient méfiants ou hostiles vis-à-vis des officiers supérieurs installés loin derrière les lignes et qui ordonnaient de là-bas des opérations offensives vaines et meurtrières. Il y eu des mutineries locales […]. (p287)
L’horreur de la guerre et son caractère inéluctable installèrent la résignation. […]. L’expérience condamna le nationalisme fanfaron de la droite aussi bien que l’internationalisme de l’extrême gauche. Antoine Prost [1977] note que ce nationalisme n’aura aucun écho parmi les anciens combattants jusqu’en 1934. (p287)
Un autre trait de la mentalité des soldats est leur éloignement vis-à-vis de « ceux de l’arrière ». Aller en permission fut, dans les premières années du moins, quelque chose de démoralisant – et sur ce point il semble y avoir eu un parallèle en Allemagne. Dans les grandes villes, de façon incompréhensible, plus ou moins scandaleuse pour les combattants, la vie continuait comme auparavant […]. (p287)
Finalement, leur expérience rapprochait les combattants de leurs ennemis en face d’eux, tout en les éloignant de leurs compatriotes, gradés supérieurs ou civils. Sans doute ne faut-il pas éxagérer l’importance des épisodes de fraternisation. Plus significatif est le fait que la proximité permettait de voir les soldats allemands comme pris dans une situation identique, eux aussi victimes d’une guerre qui leur était imposée. La responsabilité étant du côté allemand, on la réservait à leurs supérieurs, eux aussi éloignés de la ligne de bataille, et, non sans vraisemblance, à l’empereur et à son état-major, qui avaient voulu la guerre et choisi une stratégie bafouant la loi internationale. (p288)
C’est seulement après la guerre, dans le développement du mouvement pacifiste, que l’idée se répandit que la Première Guerre mondiale avait été vaine, dénuée de sens. […]. Par-delà leur lutte pour les pensions et les droits collectifs, les Anciens Combattants avaient un sentiment extrêmement fort d’avoir vécu une expérience commune qui les avait mis à part du reste de la nation et les avait investis, en tant que survivants et représentants implicites des morts, d’un dépôt sacré et d’une mission nationale. Cette idéologie était remarquablement homogène et, en conformité avec elle, ils évitèrent, d’abord de très peu, mais ils évitèrent, de retomber dans les divisions politiques habituelles en France. […]. Le plus frappant est que le sentiment d’unité collective les maintint au-dessus de la division entre droite et gauche. […] l’expérience avait discrédité le nationalisme, de sorte qu’il ne restait plus rien du conflit entre le nationalisme des antidreyfusards et l’internationalisme naïf des socialistes. (p290)
Il y avait là une perception holiste contraire au cadre individualiste qui commande à l’ordinaire, en temps de paix, l’idéologie et la vie politique en France. […]. Ce qu’il nous faut avant tout remarquer, c’est que les Anciens Combattants, alors même que le Parlement n’était pas très populaire parmi eux, n’ont jamais mis en question le régime républicain. Nous voyons donc que leur inspiration holiste était limitée et contenue dans le cadre individualiste qui a dominé la politique française depuis la Révolution. (p290-291)
[Pour les Anciens Combattants] La guerre appartenait au passé. La Société des Nations interdirait et empêcherait désormais toute guerre. Aristide Briant transcrivit en politique les aspirations des Anciens Combattants. Or [...] ce pacifisme n’était qu’une vue modifiée de l’universalisme congénital aux Français. Tout ensemble, le sentiment holiste que les anciens combattants avaient rapporté du front était enfermé solidement dans leur universalisme pacifiste et dans leur attachement au régime républicain. Ils restaient fidèle à l’individualisme universaliste de la Révolution, tempéré seulement par quelques réformes politiques réalistes destinées à contrebalancer dans la pratique les excès du système démocratique français. Jusqu’à la guerre de 1939, le mouvement ne s’écarta jamais de ce cours à la fois républicain et pacifiste. Les efforts faits à partir de 1934 pour les attirer dans les « ligues » protofascistes échouèrent. (p291)
En France, après 1871, on a vu idées et valeurs s’ajuster en quelque façon à la situation modifiée. A la longue, le principe idéologique de base, l’universalisme, se réaffirma lentement. En somme, le processus mis en mouvement par la défaite eut pour résultat final la réaffirmation de l’identité collective et de son idéologie fondamentale à travers une modification minimale de cette idéologie. (p292)
Dans [le cas de l’Allemagne], le principe idéologique de base fut aussi profondément ébranlé qu’il l’avait été chez nous en 1871. A un peuple qui avait cru très largement avoir vocation à dominer le monde et qui avait déployé au maximum toutes es énergies durant quatre longues années de guerre, l’histoire avait démontré que sa prétention était intenable. Après l’échec des tentatives de révolution socialiste, les Allemands durent se contenter d’un régime républicain approuvé par un ennemi qui leur imposait en même temps une paix de vengeance et de lourdes réparations de guerre. De plus, il y avait une raison idéologique directe à l’impopularité de la République de Weimar : le peuple allemand avec sa forte tendance holiste n’était pas préparé à l’individualisme de la démocratie. Jusqu’en 1933, la République survécut tant bien que mal, tandis que le vrai problème était débattu non pas au Parlement, mais dans une nébuleuse de groupuscules et d’agitateurs cherchant à tâtons une révolution qui restaurerait un État digne de la tradition allemande. Ici, le point à garder présent à l’esprit est le suivant : ce que l’idéologie demandait après comme avant la défaite, c’était un État holiste assumant la vocation de domination, refusant en somme la transition à l’esprit démocratique à la fois dans l’État et entre les États. La tâche était évidemment impossible […] mais il émergea de ce marais un parti et un chef particulier qui avait trouvé une issue à l’impasse. Elle consistait à fonder la revendication de la domination non plus sur l’État lui-même mais sur la race, et cela en subordonnant l’État au principe raciste et corrélativement en soumettant toute légitimité à la force pure. Ce n’était pas clair quand Hitler accéda à la Chancellerie en 1933. C’est clair rétrospectivement, si l’on regarde les développements subséquents à la lumière du principe idéologique fondamental relatif à l’État et à la politique. (p292-293)
Comparons maintenant l’évolution idéologique en France et en Allemagne jusqu’en 1939. La France avait restauré son universalisme de base après la défaite de 1870-1871 et l’avait modifié après l’expérience de la Première Guerre mondiale en un pacifisme qui submergea le pays et paralysa les efforts tardifs pour mobiliser les énergies contre la menace imminente. On trouve un symbole de ce pacifisme dans la visite que les dirigeants de la principale fédération d’Anciens Combattants français rendit à Adolf Hitler dans l’espoir de trouver un terrain commun avec un homme qui avait lui-même connu les tranchées. En Allemagne aussi, une voie avait été trouvée pour venir à bout de l’impact idéologique de la défaite de 1918. Comme l’universalisme en France, ici la vocation de domination avait été restaurée. Imagine-t-on un exemple plus frappant de similitude dans la différence ? Que les deux peuples soient, chacun dans son idiosyncrasie, imperméable à celle de leur voisin, on ne saurait s’en étonner. Mais n’y a-t-il pas quelque chose de pathétique à voir chacun d’eux neutraliser sa propre expérience pour sauver le cadre idéologique auquel, à travers une longue histoire, est liée son identité collective face au monde ? (p294)
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