Les replis étatistes auxquels nous assistons face aux derniers développements de la globalisation sont l’indice de la mise hors-jeu des Etats. Culturellement liés à une souveraineté territoriale, c’est l’incapacité structurelle des Etats à penser le changement d’échelle induit par la globalisation économique, qui a pour conséquence l’autonomisation artificielle de la globalisation telle que nous la subissons : la globalisation occupe l’espace laissé vacant par les pertes de souveraineté étatiques. La globalisation est aujourd’hui le pendant de la décomposition de l’Etat, elle ne saurait en être une alternative, les deux étant indissociables : ce qui veut dire aussi que la limite ultime de la globalisation économique est la limite ultime de la décomposition de l’Etat.
Au sortir de la 2e Guerre mondiale, le processus de décolonisation qui s’était enclenché a puisé ses racines dans la grande fiction étatique importée des pays colonisateurs (que ce soit dans une version mimétique ou dans sa version léniniste). Cette décolonisation a, dans les faits, quasiment échouée partout. Alors que dans les pays occidentaux du centre historique du capitalisme, les Etats nationaux se sont constitués sur la base d’une autonomisation de la citoyenneté, de l’individuation politique en grande partie construite sur une certaine mise à distance de la religiosité, les Etats issus de la décolonisation ont fait le pari inverse de construire la citoyenneté à partir de la logique étatique. Cet échec global de la décolonisation tient donc à la nature même de l’Etat, qui, en tant que structure historique, n’est pas exportable ex nihilo : l’Etat n’est pas réductible à une structure institutionnelle neutre, à une carcasse qu’il suffirait de remplir avec les fonctionnaires qui vont bien…
Si la situation politique de la planète, et tout particulièrement dans les pays issus de la décolonisation, ressemble aujourd’hui à un champ de ruines, ce n’est pas parce que les Etats concernés auraient été mal gérés, qu’ils seraient devenus la victime de clans tribaux ou religieux, et autres factions véreuses et vénales, etc., ni qu’ils auraient continués à être mis en coupe réglée par des intérêts étrangers ou globaux, [en fait, si, également, mais pas seulement, pas essentiellement…]. Cet échec est directement celui de la logique et de la fiction étatiques. Jusque dans les années 1990, avec l’implosion des Etats staliniens européens, on pouvait éventuellement mettre en cause une formation insuffisante des élites dans les anciennes colonies, mais depuis l’effondrement de l’URSS, on assiste en fait à une accélération de la décomposition des Etats, particulièrement dans les zones de tradition musulmane, mais beaucoup plus largement jusque dans les pays de l’ancien centre.
Les décolonisations se sont en effet globalement placées sous le signe, sinon d’une certaine laïcité, mais au moins sur une certaine mise à distance du religieux. Ce n’est pas en premier la faiblesse et/ou la vénalité des premières élites qui a permis le retour en force du religieux, jusqu’à multiplier des Etats théocratiques, mais la déstructuration sociale des pays concernés, amplifiée autant par la globalisation de l’économie que par la logique d’individuation étatique. Alors que dans les Etats du centre, l’effondrement politique émerge en partie à travers des grilles de lectures nationalistes, dans les Etats de la périphérie, parce qu’ils n’ont jamais réellement réussis à se constituer en nations (parce que ces nations sont d’abord des constructions historiques d’essence européenne), c’est à travers des grilles de lecture en partie religieuses que se manifeste le même effondrement politique.
Ce que je voudrais souligner c’est que l’effondrement des Etats périphériques a pour cause principale l’effondrement politique des Etats du centre : si la crise est plus visible chez les premiers, je dirais que c’est parce qu’ils ne disposent pas de l’inertie historique des seconds. Encore une fois, ce n’est pas la globalisation qui affaiblit l’Etat, la globalisation est l’expression directe de sa déréalisation : de ce fait, demander à l’Etat de contrôler la globalisation, c’est s’interdire de voir que la crise à résoudre est d’abord une crise majeure du vivre-ensemble, aussi bien dans le présent que simultanément dans le temps long.
Dans les deux cas, Etats périphériques et Etats du centre, on a affaire à une même crise de l’intégration temporelle, à une même crise de l’inscription du vécu dans le temps long, et qui se traduit par une identique négation de l’histoire à travers une recherche magique d’un temps figé, immobile, comme remède à une liquéfaction accélérée de tous les repères établis.
C’est l’effondrement des Etats qui est aujourd’hui le moteur des raidissements autoritaires plus ou moins marqués auxquels nous assistons. Mais assimiler ces raidissements à un retour des fascismes me semble une grave erreur d’analyse : quoi qu’on en pense, les fascismes étaient porteurs d’un projet alternatif, d’une dynamique de transformation inédite, d’une volonté d’orienter différemment le cours des choses. Or, je ne vois rien de tel aujourd’hui, seulement une volonté farouche de freiner des quatre fers, de s’adapter pour que rien ne change, au pire de faire revivre une mythologie sclérosée des origines… La fuite en avant macroniste, parce qu’étant d’essence totalement fictionnelle et hors-sol, n’en est qu’une variante particulière.
Que ces raidissements autoritaires ne relèvent pas des anciens fascismes, dans toutes les variantes que l’on voudra, ne signifie évidemment nullement qu’ils ne puissent pas éventuellement déboucher sur des situations similaires, voire sur pire… Si je me permets d’insister sur ce point, c’est parce qu’à coller des concepts historiques anciens sur des réalités nouvelles, on perd toute possibilité d’en saisir les spécificités en devenir. Ce n’est pas parce que des nostalgiques d’anciens régimes autoritaires ou dictatoriaux réussissent à proposer leurs grilles de lectures que l’on est obligé d’y accorder foi au premier degré : cela n’empêche évidemment pas qu’ils soient un paramètre de la crise.
Ceci pour dire que je ne crois pas que l’on assiste aujourd’hui, au niveau mondial, à un retour de quelque chose de connu. Ainsi, ce ne sont finalement pas seulement les discours d’extrême droite qui sont à côté de la plaque, mais l’ensemble des approches politiques classiques : la vraie dimension de la crise politique se trouve ici. De ce fait, organiser le débat politique sur le rejet de l’extrême droite, rejet qui devrait fédérer l’ensemble de ce qui reste du champ politique, ne sert qu’à masquer l’inanité de ce même champ politique.
Quand je fais ici référence à un effondrement de l’Etat, celui-ci n’est pas ressenti comme effondrement de l’Etat, mais comme effondrement de la collectivité vécue, comme délitement du sens du vivre-ensemble. Et si la globalisation n’est que l’envers de cet effondrement de l’Etat, l’on voit bien que la perte politique du sens de ce vivre-ensemble n’est lui-même que le revers de la perte effective des conditions pratiques de ce vivre-ensemble. Ce qui se traduit, dans les pays de la périphérie, par une perte du sentiment d’appartenance religieuse, comme revers du délitement des mêmes conditions pratiques d’existence.
Cet effondrement de l’Etat dans les pays du centre se traduit donc, d’un côté, par un effondrement de la citoyenneté historique qui le constitue, mais simultanément aussi par un effondrement de sa capacité d’intégration des exilés, des migrants, des transfuges, des passeurs de frontières, récents et plus anciens, et plus globalement par une fermeture du sens de l’altérité. Ces derniers subissent donc une sorte de « double peine » : victimes de l’effondrement de leur Etat d’origine, ils le sont encore dans le processus d’effondrement de leur Etat de destination : on pourrait avoir là un élément d’explication de la « radicalisation djihadiste ». Cet effondrement de l’Etat produisant une double exclusion, citoyenne dans les pays du centre (et liée à une forme de négation de la religiosité), religieuse dans les Etats de la périphérie (et liée à une forme de négation de citoyenneté), le tout sur fond de marginalisation économique globale, cette conjonction pourrait avoir généré par effet miroir le fantasme millénariste du Califat, fantasme qui n’est que la version exacerbée au carré des tentatives de repli ici plutôt nationaliste, là plutôt religieux… Ces tentatives de repli peuvent également se lire comme des tentatives de faire re-vivre des « récits historiques » face à une déliquescence du social dont la contestation s’est elle-même « économicisée » en trop pauvres comparaisons de niveaux de vies, d’inégalités matérielles, en différentiels statistiques, en différentiels statiques…
L’on voit donc que l’effondrement de l’Etat se lit également à travers une « fin de l’histoire », non pas dans le sens convenu attribué à Fukuyama d’une victoire définitive de la démocratie libérale, mais bien, à l’inverse, comme l’effondrement d’une dynamique particulière de l’histoire qui avait placée la logique de l’Etat et de son développement au cœur d’un « grand récit » dont le fil est aujourd’hui rompu.
Le cœur de la puissance de l’Etat réside normalement dans sa capacité à incarner un horizon symbolique, et même si cette puissance est toujours garantie par un privilège de l’usage légal de la force physique, sa véritable puissance se niche dans sa capacité à ne pas en faire usage. L’usage de la force physique se traduit toujours rapidement par un affaiblissement de sa puissance symbolique : et il existe toujours un seuil en-deçà duquel la puissance de répression de l’Etat n’a plus de poids face à la perte de substance de cette puissance symbolique. C’est pour cette raison que le lutte contre l’Etat n’est que marginalement une question d’ordre militaire, mais avant tout une question de valeurs, même si je ne sous-estime en rien la nécessité d’établir aussi un véritable rapport de force matériel.
D’un autre côté encore, cet effondrement de l’Etat se traduit également par son incapacité à sortir d’une relation instrumentale au monde, relation instrumentale, à en croire James Scott dans Homo domesticus, qui était déjà au cœur de sa naissance à travers son accaparement de la culture des céréales. C’est probablement cette relation instrumentale originaire au monde, à cause de la césure qu’elle introduisait dans la représentation unitaire du monde des sociétés pré-étatiques, qui a entraîné la création parallèle des religions au sens « moderne » du terme, Etat et religions déistes n’existant, depuis le début, que dans une totale interdépendance. C’est donc la nature même de l’Etat, dans sa double signification (« essence » de l’Etat, et la représentation que se fait l’Etat de sa niche écologique), qui construit donc littéralement la crise écologique/climatique dans laquelle nous nous enfonçons, en tant que résultat historique de la séparation, désormais insurmontable, entre un monde tendanciellement totalement objectivé et une humanité tendanciellement totalement désocialisée. Je précise « tendanciellement », car ce sont bien les protestations contre ces tendances qui sont le moteur de la crise que nous avons à surmonter : ce dépassement passe par la redéfinition simultanée du monde et de l’humanité, de l’humanité dans son monde.
(Petit aparté sur l’Etat et la religion : parce que les français ont cette particularité d’avoir réussi à institutionnaliser une certaine forme de séparation entre l’Etat et l’Eglise, ils ont tendance à sous-estimer que cette séparation est une particularité planétaire, et que quasiment partout ailleurs leurs interrelations relèvent de l’évidence, indépendamment du degré de leur conflictualité. L’Etat n’est pas par essence laïque, et peut-être est-ce parce que l’Etat français a poussé le plus loin leur séparation que le pouvoir français a également poussé le plus loin son habillage aristocratique. Les français sont donc de ce fait peut-être les plus mal placés pour comprendre que l’aggravation des crises caractérisées de religieuses auxquelles sont confrontés les autres Etats sont aussi des moments particuliers de la crise générale de l’Etat.)
La crise climatique/écologique est donc bien également un moment de l’effondrement de l’Etat, le résultat final du développement de l’antique logique étatique, qui a toujours consisté à séparer, à cloisonner, à hiérarchiser, à privilégier, à comptabiliser, à imposer, à militariser, à policer, à diviser, à instrumentaliser, à briser, à objectiver, à normaliser, etc., l’exubérance anarchique de la vie. La crise climatique/écologique n’est donc pas quelque chose qui viendrait « en plus » de tous les autres problèmes, ce « en plus » qui lui seul autorise les fictions d’un capitalisme vert, éco-responsable, etc. : cette crise n’est climatique et écologique que dans la logique de l’Etat, cette logique qui sépare les hommes de leur environnement. Pour les humains, elle est tout simplement existentielle, au sens plein, entier et premier du terme.
Cette crise climatique/écologique n’est au fond que la version « macro », au niveau global, de la crise « micro », au niveau individuel, vécue par chacun et chacune dans la séparation artificielle entre le monde atomisé du travail et le monde abstrait du social, au nom de la logique d’Etat. Ici encore, la crise du travail, comme refus de l’atomisation sociale, et la crise du social, comme négation d’un mode de communs, peuvent se lire comme le pendant d’un effondrement de l’Etat.
Ce ne sont pas seulement les deux derniers siècles que nous avons à dépasser, les petits siècles du capitalisme et de la globalisation : il nous faut pour cela les inscrire dans une périodicité longue qui renverse l’histoire plurimillénaire de l’Etat. Le dépassement de l’Etat passe par la possibilité, ou non, d’inscrire une nouvelle trajectoire civilisationnelle dans les ruines du présent. Il ne suffit pas juste d’imaginer une nouvelle histoire qui prendrait la suite de l’organisation étatique et capitaliste, le passé restant miraculeusement ce qu’il a toujours été : il faut aussi imaginer d’inscrire l’histoire longue de l’Etat dans une nouvelle séquence historique qui tirera ses racines dans les tréfonds de l’aventure humaine. Cela pourrait semblait bien prétentieux comme programme, mais les historiens sont déjà largement en train de faire « table rase du passé », ou du moins, par-delà une formule certes un brin provocatrice, de le réinterpréter en profondeur et d’en reconstruire un autre : cela ne suffit certes pas « en-soi » à changer le présent, mais cela en est une condition incontournable. Il n’y a pas de possibilité de changer le présent sans la possibilité symétrique de l’inscrire dans une nouvelle continuité temporelle.
Louis – Colmar, le 8 février 2020