La fiction démocratique qui anime les Etats ayant de plus en plus de mal à fonctionner, on se trouve face à un renforcement généralisé des prérogatives régaliennes. Ce que je retiens de ce processus, c’est que ce n’est pas le renforcement de la puissance de contrôle des Etats qui aggrave la perte de substance des anciennes fictions politiques, mais au contraire que c’est l’effondrement de ce qui apparait de plus en plus comme une fiction politique du vivre ensemble, autour de la nation et de la citoyenneté classiques, qui produit indirectement le renforcement des capacités coercitives de l’Etat, pour tenter d’éviter ou du moins de ralentir l’effondrement du corps social dont l’Etat moderne est seulement le pendant institutionnel.
Ce que je veux souligner, c’est que ce n’est pas parce que l’Etat renforce ses capacités de nuisances sociales, tant du point de vue militaire, policier ou administratif, que ce renforcement est un marqueur du renforcement de sa puissance et de sa légitimité. La puissance policière de l’Etat n’est qu’un élément parmi beaucoup d’autres de sa puissance réelle : je pense que la puissance de l’Etat, sur le plan historique, tient en premier lieu à sa capacité à incarner symboliquement le fait social. Un Etat réduit à sa police peut bien faire illusion quelques temps, faire extrêmement mal aux corps et aux esprits, son temps n’en est pas moins radicalement compté. Un Etat fort n’est pas nécessairement un Etat puissant.
Si on peut faire référence à un assez large consensus sur la perte de substance de l’Etat-Nation (voir par exemple JF Daguzan, La fin de l’Etat-Nation ? Surprise stratégique du XXIème siècle ? – https://www.diploweb.com/La-fin-de-l-Etat-Nation-Surprise.html ), on peut cependant en inférer deux sortes opposées de conséquences : une transformation substantielle de l’Etat, un nouveau stade historique de l’Etat en quelque sorte (si l’Etat est aujourd’hui dissociable de la Nation, si l’Etat-Nation n’est qu’une forme transitoire de l’Etat), ou bien, au contraire, une sorte d’effondrement de la cohérence étatique (si l’Etat-Nation est en quelque sorte une forme ultime de l’Etat) – et je penche personnellement pour cette option.
L’apparent renforcement régalien de l’Etat n’est donc pour moi qu’un élément de la crise générale de l’Etat, mais encore faut-il arriver à comprendre que l’Etat est infiniment plus que sa police et son armée : et c’est justement dans cet espace-là que se lit l’affaiblissement historique de l’Etat. Réduire l’Etat à sa police et à son armée, c’est le vider de tout contenu et de toute dimension historiques.
Nous sommes selon moi entrés dans une crise historique profonde qui touche à l’historicité même de l’existence de l’Etat. L’Etat tel qu’il existe aujourd’hui est en bout de course et va mourir, puisque tous ses référentiels historiques se dissolvent : il lui reste bien sa police et son armée, je l’admets volontiers, mais elles ne peuvent pas lui être d’un grand secours bien longtemps. Précision fondamentale : l’Etat ne s’effondrera pas pour autant tout seul !
L’enjeu auquel nous sommes confrontés pourrait se définir comme suit : soit la contestation sociétale est en mesure de dépasser la cohérence étatique, et de s’en passer, soit l’on assistera à l’émergence d’une toute nouvelle forme d’Etat, historiquement originale : mais l’Etat tel que nous le connaissons est déjà quasiment de l’histoire ancienne.
Selon moi, la question de l’Etat ne peut pas être abordée indépendamment de sa symbiose historique originelle avec la question religieuse : Dieu et l’Etat forment un couple irréductible (d‘ailleurs les deux s’écrivent toujours avec une majuscule…). Ils sont historiquement consubstantiels l’un à l’autre. L’impasse théorique de la critique de l’Etat en vue de son dépassement a pour fondement l’abandon de cette unité originelle : la critique historique de l’Etat doit donc se réinventer en tant que critique de la transformation interne de leur unité profonde.
Ce qui caractérise la modernité, ce n’est pas l’autonomisation de l’Etat par rapport au religieux : c’est le processus de dissociation de ces deux sphères intimement complémentaires qui s’exprime par l’émergence d’un monde « objectif », caractérisé par une « main invisible » qui ordonnance aussi bien le monde matériel que le monde social. L’erreur des modernes aura été de croire, et de pouvoir croire, que cette naissance d’un monde « objectif » constituait un dépassement de l’ancien monde unitaire théologico-étatique, alors qu’il ne semble être au final qu’un moment de son effondrement commun.
Le « marché » et la « science » [j’entends ici par science cette idéologie qui prétend être en mesure de décrire absolument la matérialité absolue du monde créé par Dieu, et non ce qu’elle est en partie devenue aujourd’hui en prenant conscience que son savoir n’est plus que provisoire, limité et historique] sont des créations de la crise qui s’instille entre l’Etat et le religieux : ils ne constituent pas une critique du religieux dont se serait nourrit l’Etat, mais bien un débordement, issu de leur crise de coexistence, qui a redéfinit aussi bien, et au même titre, l’Etat que le religieux. Le « marché » et la « science » peuvent bien être compris comme un coin de bucheron entre l’Etat et le religieux, ils n’ont pourtant aucune autonomie historique par rapport à leurs fondements historiques communs.
Le « marché » et la « science » sont en quelque sorte l’invention historique qui a permis la régénérescence et la survie commune de l’Etat et du religieux, quoi que sous des formes renouvelées. (cf, par exemple, Pierre Musso, la religion industrielle, Fayard 2017). L’erreur est selon moi de penser que ce monde « objectif » surgi de la crise théologico-étatique pourrait avoir une existence indépendante du cadre existentiel unique des faits étatiques et religieux : le « marché », la vision scientiste du monde, l’Etat et le religieux déiste ne peuvent être dépassés que simultanément car ils sont de fait totalement interdépendants, conditionnés l’un par l’autre.
Toute la modernité de notre monde s’est construite sur la croyance que l’émergence de l’autonomie d’un monde objectif était l’ensemencement direct, la promesse de l’état futur du monde et de la société. Toute l’histoire tardive de cette modernité peut maintenant être lue comme l’histoire de la désillusion de cette utopie, désillusion qui revoit fleurir dans le même processus quelques fantasmes rachitiques mais ravageurs concernant l’Etat et ses Dieux.
Si l’Etat et le religieux ne peuvent historiquement pas être séparés, et ce jusqu’à aujourd’hui, si l’Etat n’est qu’une forme, qu’une expression, qu’un moment particulier d’une logique encore toujours fondamentalement également religieuse et déiste du monde, alors la crise multiforme et insaisissable du présent prend un tout autre relief. Si le « marché » et la « science » ne sont que des expressions de la crise théologico-étatique qui mine le monde, alors, ni le marché, ni le scientisme, en particulier dans sa version économique, pas plus que l’Etat ou un Dieu, ne peuvent être des clés de sortie de l’impasse du présent. Leur échec à transformer radicalement le monde était patent dans les faits, il le devient aussi en théorie.
Selon l’approche que je cherche à mettre en avant, la globalisation de l’économie, la marchandisation du monde et de l’existence, ne sont pas tant le résultat d’une stratégie délibérée d’accaparement de puissance et de pouvoir, mais au contraire d’abord la conséquence indirecte de l’approfondissement d’une crise historique de très grande ampleur qui sape les fondements théologico-étatiques de l’organisation des sociétés humaines. Certes, une telle approche n’est le gage d’aucun succès pronostiquable de nos ambitions de construire une société égalitaire, libre et juste, du moins elle nous donne infiniment plus d’atouts que s’il s’agissait « seulement » de construire un rapport de force de type politico-militaire, toutes choses restant égales par ailleurs…
Il s’agit d’ouvrir le jeu des possibles, tant matériellement qu’à travers une vision de l’histoire qui au minimum intègre la possibilité d’une telle ouverture. Il est malheureusement d’usage courant de considérer qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme : ce qui est sûr, c’est que la fin du capitalisme n’interviendra pas pour des raisons morales (injustices, inégalités, etc.), mais parce que sa dynamique historique telle que nous la connaissons, telle que nous la concevons, pourra être inscrite, métamorphosée, reconstruite dans une autre logique. C’est l’existence de cette autre logique possible qui seule donnera la force matérielle aux insatisfactions morales de renverser l’ordre existant du monde : cette autre logique possible n’est pourtant en rien un préalable qui devrait surgir de façon séparée dans le cerveau d’un illuminé, seulement un moment d’un possible et potentiel renversement pratiquement à l’œuvre dans les tâtonnements de la contestation sociétale.
S’il est si difficile d’imaginer la fin du capitalisme, c’est peut-être parce que le capitalisme est un mirage, l’insaisissable spectacle d’un monde virtualisé, un théâtre d’ombres qui hypnotise ses proies : le capitalisme est une utopie/dystopie, combattu non comme fantasme, comme illusion, mais comme irréductible matérialité objective. C’est un peu comme si l’on voulait dénoncer l’existence d’un Dieu en s’en prenant seulement à l’organisation matérielle de ses cultes.
Si le capitalisme a été capable non seulement de survivre aux multiples assauts menés contre lui, mais également de se renouveler en permanence, cela peut bien entendu être parce ce qu’il a su renforcer sa puissance propre, mais cela peut également avoir pour origine parce qu’il a été combattu jusqu’ici pour ce qu’il n’était pas. J’ai quant à moi tendance à penser que l’artificialisation du monde et de la vie, dont la dénonciation nous réunit, peut également avoir pour moteur, au moins en partie, le découplage entre la rationalisation affichée et la rationalisation ressentie de la dynamique sociétale.
Ce que j’essaie de dire, c’est que l’on essaie de décrire la dynamique du capitalisme comme ayant une cohérence forte, une logique interne, des règles et des lois « objectives », spécifiques, qu’il s’agirait de combattre et de dénoncer pour elles-mêmes. Ce faisant, on coupe, on isole le capitalisme de son environnement historique théologico-étatique, ce qui fait que l’on est réduit à considérer que l’Etat et le religieux se mettent à son service (le sabre et le goupillon au service de la mondialisation…), s’inféodent à ce qui ressemble, de fait, à une extériorité. Ce qui a pour conséquence politique l’installation de l’illusion que, si l’Etat et les politiques le voulaient vraiment, ils seraient en mesure de contrôler et limiter ses dérives, et que, nécessairement, s’ils ne le font pas, c’est donc la preuve qu’ils sont corrompus.
Je pense que le capitalisme est au contraire une sorte de maladie, de symptôme de la perte de cohérence historique du monde théologico-étatique. C’est uniquement si le capitalisme peut être analysé comme étant, de la manière que l’on voudra, indépendant de l’Etat, qu’une demande de régulation étatique de l’économie peut avoir un sens politique – et, je le répète, considérer que l’Etat serait au service du capitalisme, c’est nécessairement instituer cette opposition. Au contraire, si l’on arrive à comprendre le capitalisme comme étant un moment intime de la décomposition de la logique théologico-étatique sur le temps long, cette aporie disparait, ou du moins, est fortement relativisée.
Tout le monde aura bien entendu remarqué que les crises politico-sociales qui se multiplient aujourd’hui autour de la planète n’attaquent pas frontalement la logique interne prêtée au capitalisme : ce que visent ces crises, c’est, par contre, directement le cadre théologico-étatique de l’organisation sociétale. Ce que dénoncent ces crises, c’est l’antagonisme irréductible, sans solution, entre le capitalisme et son cadre théologico-étatique, en posant partout à nouveaux frais la question centrale de la démocratie, et de la nature de la démocratie, de la nature et de la qualité du vivre-ensemble… : partout c’est, à raison, la question de l’Etat qui est posée, parce que, si mon approche est vraisemblable, la question du capitalisme est, devient ou pourrait devenir une question dérivée.
Crise de l’Etat, crise du religieux et crise du capitalisme sont pour moi totalement liées, comme facettes interdépendantes de la même impasse historique : l’enjeu est bien de réussir à les penser et à les appréhender ensemble, pour laisser surgir dialectiquement un tout nouveau champ de contradictions et de conflictualités, dont la nouvelle contestation sociétale qui se lève, par-delà les frontières physiques et par-delà les catégories idéologiques, serait, pourrait être l’expression directe.
Louis – Colmar, le 6 mars 2020