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Extraits du chapitre 9 : Objets monétaires et usages de la monnaie, de Karl Polanyi, in La subsistance de l’homme, Flammarion 2011 [1977] -

LA MONNAIE DE L’ÉCHANGE

Dans l'approche traditionnelle, la monnaie est essentiellement considérée comme un moyen d'échange. Cela suppose une situation originelle de troc, et une opération faite pour le faciliter : autrement dit, l'acquisition d'objets monétaires dans le but de les échanger contre les biens désirés. C'est I'« échange indirect » de l'économiste. Dans une économie de marché comme la nôtre, la monnaie est principalement identifiée à cet usage, et l'on fait dépendre tous les autres usages de cet usage fondamental. Il s'agit d'une des hypothèses les plus importantes dans tout l'univers de la pensée économique moderne.

En dehors de Smith et Ricardo, les sociologues comme Spencer, Durkheim, Mauss et Simmel ont été également victimes du sophisme catallactique, selon lequel la division du travail impliquait l'échange. D’où l'erreur terrible [/p173] consistant à définir la monnaie comme un moyen d'échange, étendue ultérieurement par les anthropologues J la société antérieure à l'écriture elle-même. Comme Raymond Firth l'a autrefois écrit : « Dans tout système économique, aussi primitif soit-il, un article ne peut être considéré comme monnaie authentique que quand il joue le rôle de moyen d'échange déterminé et commun, comme un point d'appui commode pour obtenir un type de bien contre un autre [1].» Le professeur Firth a par la suite nuancé sa position, mais ce concept étroit de la monnaie a engendré une vision erronée de la nature de cette dernière, et par conséquent posé un obstacle presque insurmontable à l'analyse des économies non fondées sur le marché.

Selon cette approche typique, la caractéristique essentielle de la monnaie est son utilisation dans l'échange, non seulement dans la société moderne, mais encore dans la société primitive. Les quatre usages de la monnaie sont déclarés inséparables, même dans les conditions primitives. On ne peut considérer comme de la monnaie que des objets quantifiables utilisés comme moyens d'échange. Tant qu'elle n'implique pas leur usage comme moyen d'échange, leur fonction de moyen de paiement, d'étalon de valeur ou de moyen de thésaurisation n'est pas déterminante pour leur caractérisation comme monnaie. On affirme que c'est cet usage qui unifie logiquement le système, puisqu'il permet de relier de manière cohérente les différentes fonctions de la monnaie. Sans cette fonction, il ne peut y avoir de véritable monnaie.

Nous pensons qu'une telle définition est pervertie par une conception moderniste de la question, en partie responsable de l'obscurité où se trouvent plongées, aujourd'hui encore, les qualités de la monnaie primitive. On peut en fait affirmer que l'opinion selon laquelle la monnaie primitive est un moyen d'échange ne trouve qu'un soutien limité dans l'histoire des usages primitifs de [/p174] la monnaie. Néanmoins, ce serait une erreur de croire que le problème ne porte que sur les définitions, et que les obstacles à sa résolution sont purement conceptuels. L’institutionnalisation distincte et indépendante des différents usages de la monnaie soulève une question de fait, qui embrasse une grande part du mécanisme et de la structure des sociétés primitives. C'est ce que révèle notre analyse des autres usages de la monnaie dans ces sociétés.

L’USAGE DE LA MONNAIE POUR LE PAIEMENT

Dans le sens moderne du terme, le paiement est la libération d'une obligation par la transmission d'unités quantifiées. Rien ne nous semble mieux défini que le rapport entre un paiement en monnaie et l'obligation liée aux transactions économiques. Mais l'origine du paiement remonte à une époque antérieure à l'usage d'objets quantifiés pour la libération d'obligations liées à de telles transactions. Afin d'examiner la diversité des formes où le paiement et l'obligation se sont manifestés dans l'histoire économique, il nous faut retracer une évolution dont l'origine est prééconomique et préjuridique.

Le paiement existait avant qu'ait été établie la distinction entre droit civil, droit pénal et droit religieux. Il y a là une explication partielle de la grande proximité entre, d'un côté, le paiement et le châtiment, de l'autre, l'obligation et le crime. Il ne faut cependant pas supposer ici un développement linéaire. Il apparaît plutôt que l'obligation peut avoir des origines autres que le crime, que le châtiment peut avoir d'autres sources que sacrées, et que le paiement inclut un élément pratique que n'implique pas le châtiment comme tel. En revanche, il est en général correct de dire que, d'un point de vue historique, le droit civil succède au droit pénal, et ce dernier au droit sacré. C'est ainsi que le paiement ' était aussi bien dû par le coupable ou l'impur, que par le faible et l'humble ; il était dû aux dieux et à leurs prêtres, à [/p175] ceux à qui l'on devait des honneurs, et aux grands. Le châtiment, comme l'offense, avait un caractère sacré et social. li en découlait un amoindrissement de la sainteté, du prestige et du statut du payeur, qui pouvait même entraîner son anéantissement physique.

L’obligation peut être formulée par l'énumération des aspects légaux de l'offense. Toutefois, de nombreuses obligations résultent de la coutume, et ne donnent lieu à offense que dans le cas où le paiement qui permet la libération de l'obligation n'est pas effectué. Mais il faut souligner que, dans aucun de ces deux cas, la restauration de l'équilibre n'implique le paiement. En effet, les obligations sont en général spécifiques, et les remplir n'est pas une question quantitative mais purement qualitative ; une caractéristique essentielle du paiement y fait donc défaut. Réparer la violation d'obligations sacrées et sociales, à l'égard du dieu, de la tribu, de la parenté, du totem, du village, du groupe d'âge, de la caste ou de la guilde, s'effectue non par paiement, mais en faisant la chose correcte de la façon correcte et au moment approprié. Des activités aussi diverses que courtiser, se marier, rompre, danser, chanter, s'habiller, banqueter, se lamenter, se lacérer, voire se tuer, peuvent constituer la libération d'une obligation, mais elles ne constituent pas des paiements au sens monétaire du terme.

La quantification, autrement dit l'un des éléments de l'usage de la monnaie en vue du paiement, entre alors en scène. Le châtiment se rapproche du paiement lorsque le processus par lequel on se libère de la culpabilité est quan­tifié, comme quand les coups de fouet, les tours du moulin à prières ou les jours de jeûne effacent la faute. Mais si le châtiment devient une « obligation de payer », l'offense demeure rachetée non par la cession d'objets quantifiés, mais à travers une perte qualitative de valeurs vitales ou de statut sacré et social.

L’usage complet de la monnaie en vue du paiement intervient quand les unités transmises par la personne ayant une obligation sont des objets physiques, tels que des [/p176] animaux pour le sacrifice ou des esclaves, des coquillages d'ornement ou des mesures de denrées alimentaires. Même dans ce cas, le changement n'affecte que l'opération de paiement, mais ne réagit pas nécessairement sur la nature de l'obligation dont on se libère. L’obligation peut demeurer essentiellement non économique, comme quand il s'agit de payer une amende, une compensation, un impôt, un tribut, ou de faire des dons ou des contre-dons, ou encore d'honorer les dieux, les ancêtres ou les morts. Il y a néanmoins une différence importante. Le receveur gagne désormais ce que perd le payeur - l'opération correspond précisément au concept juridique de l'obligation de payer.

L’effet principal du paiement peut cependant rester ce qu'il était auparavant, à savoir la réduction du pouvoir et du statut du payeur. Dans la société archaïque, une amende exorbitante ne ruinait pas tant sa victime qu'elle ne l'annihilait politiquement. Le pouvoir et le statut ont ainsi longtemps conservé leur prééminence vis-à-vis de la possession économique en tant que telle. L’importance politique et sociale de la richesse accumulée réside dans la capacité qu'a l'homme riche d'effectuer un paiement sans que cela compromette son statut. Tel était l'état des choses au début de la civilisation archaïque. Le trésor a subitement acquis une importance considérable. La richesse se trouva directement transmuée en pouvoir. Durant une brève période historique, elle représenta une institution autosuffisante. L’homme riche étant puissant et vénéré, il recevait des paiements ; dons et redevances pleuvaient sur ses épaules sans qu'il ait à user de son pouvoir de torturer et de tuer. Mais cette richesse, lui servant de fonds pour opérer des dons, lui procurait le pouvoir nécessaire, et ainsi de suite.

Une fois que la monnaie est établie comme moyen d'échange dans la société, en revanche, la pratique du paiement monétaire s'élargit naturellement dans toutes les directions. Avec l'introduction du système de marché, un nouveau type d'obligation apparaît, comme le reliquat juridique d'une transaction économique. Le paiement se présente désormais comme la contrepartie d'un avantage [/p177] obtenu au cours d'une transaction. La monnaie est dorénavant un moyen de paiement parce qu'elle est un moyen d'échange. L’idée même de l'origine indépendante du paiement est perdue, on a oublié les millénaires de civilisation humaine où le paiement ne provenait pas de transactions économiques, mais directement d'obligations religieuses, sociales ou politiques.

L’USAGE DE RÉSERVE DE LA MONNAIE

Un autre usage de la monnaie - mettre la richesse en réserve - trouve en partie son origine dans le besoin de paiement. Comme nous l'avons vu, le paiement n'est pas principalement un terme économique. Ce n'est pas le cas non plus de la richesse, qui dans la société primitive est en grande partie constituée par un trésor. Comme le paiement, c'est, à l'origine, davantage une catégorie sociale qu'une catégorie liée à la subsistance. La connotation de subsistance que prend la richesse (comme celle du paiement) découle plutôt de la fréquence avec laquelle elle est accumulée (et le paiement effectué) sous forme de bétail, d'esclaves et de biens de consommation courante non périssables. Ce qui remplit le dépôt de richesse, aussi bien que ce qui le désemplit, possède désormais une signification liée à la subsistance. C'est le cas tant pour les riches qui possèdent ledit dépôt que pour les sujets qui le remplissent par leurs paiements. Celui qui possède la richesse acquiert par là la possibilité de payer amendes, compensations, impôts et autres, pour des raisons sacrées, politiques et sociales. Les paiements qu'il reçoit de ses sujets, élevés ou faibles, lui sont adressés en tant qu'impôts, rentes ou dons, non pour des raisons économiques mais pour des raisons sociales et politiques, qui vont de la pure gratitude pour la protection accordée et de l'admiration pour la qualité du grand personnage jusqu'à la peur de l'asservissement ou de la mort. [/p178]

De nouveau il ne s'agit pas de nier le fait que, une fois la monnaie pour l'échange présente, elle pourra facilement être utilisée comme réserve de richesse. Mais, de même qu'avec le paiement, la condition préalable est que des objets quantifiés aient été institués comme moyens d'échange.

LA MONNAIE COMME ÉTALON DE VALEUR OU COMME MONNAIE DE COMPTE

La monnaie comme étalon de valeur paraît plus étroitement liée à son usage pour l'échange qu'à ceux pour le paiement ou la réserve de richesse. L’échange est l'une des deux sources, tout à fait différentes, d'où provient le besoin d'un étalon de valeur. L’autre source, c'est l'administration. La première implique le troc, la seconde le stockage. À première vue, les deux ont peu de chose en commun. L’une est un acte d'échange individuel, l'autre un acte d'administration centrale. Il y a donc un fort contraste entre les deux. Mais ni le troc ni le stockage ne peuvent être effectivement réalisés en l'absence d'un étalon quelconque de valeur, ou monnaie de compte. Sans l'aide du calcul fondé sur une monnaie de compte, comment, par exemple, échanger un lopin de terre contre un chariot, contre le harnais d'un cheval, des ânes, le harnais d'un âne, des bœufs, de l'huile, des vêtements et d'autres petits articles ? Voici un cas bien connu de troc dans la Babylone ancienne, alors qu'il n'existait aucun moyen d'échange ; la terre était estimée à 816 shekels d'argent, tandis que les articles donnés en échange étaient ainsi évalués : un chariot 100 shekels d'argent, six harnais de chevaux 300, un âne 130, un harnais d'âne 50, un bœuf 30, le reste étant réparti entre des articles plus petits.

En l'absence d'échange, un principe identique était appliqué pour l'administration des entrepôts des grands temples et palais. Leurs gardiens administraient les biens de subsistance dans des conditions où, sous plus d'un rapport, il fallait impérativement déterminer l'importance relative de ces [/p179] biens. On en trouve une illustration dans la fameuse règle de comptabilité babylonienne « une unité d'argent-métal vaut une unité d'orge», qui se trouve sur la stèle de Manistusu, ainsi qu'au début de l'article 2 des lois d'Eshnunna.

L’analyse des données provenant de la société primitive et archaïque montre que l'usage de la monnaie pour l'échange ne peut prétendre avoir engendré les autres emplois de la monnaie. Au contraire, les usages de la monnaie pour le paiement, la mise en réserve et la comptabilité possèdent des origines distinctes, et ont été institutionnalisés indépendamment les uns des autres.

LE TRÉSOR ET LES PRODUITS DE BASE DANS LES USAGES DE LA MONNAIE

Il paraît presque contradictoire d'imaginer que l'on puisse payer avec de la monnaie que l'on ne pourrait pas utiliser pour acheter. Pourtant, c'est précisément la conséquence de notre thèse que la monnaie n'était pas utilisée comme moyen d'échange, mais plutôt comme un moyen de paiement. Deux institutions de la société primitive nous en donnent une explication partielle : le trésor et le produit de base.

Il convient de distinguer le trésor d'autres formes de richesse accumulée. La différence réside avant tout dans son rapport à la subsistance. Le trésor, au sens propre du terme, est constitué de biens de prestige, y compris des « objets de valeur » et des objets cérémoniels, dont la simple possession procure à leur détenteur l'autorité sociale, le pouvoir et l'influence. Une particularité des biens de trésor est que le prestige se trouve accru aussi bien quand on les donne que quand on les reçoit. Le trésor a principalement pour finalité le mouvement, qui constitue son usage propre. Même quand la nourriture est « thésaurisée », elle passera et repassera probablement entre les parties, aussi absurde que cela puisse paraître du point de vue [/p180] de la subsistance. Mais il est rare que la nourriture fonctionne comme trésor, car la nourriture intéressante (comme des porcs abattus) ne se conserve pas, et celle qui se conserve (comme l'huile et l'orge) n'est pas attirante. Les métaux précieux, de leur côté, qui sont presque universellement estimés comme trésor, ne peuvent être facilement échangés contre de la subsistance puisque, en dehors de régions exceptionnellement aurifères telles que la Côte-de-l’Or africaine ou la Lydie, l'exhibition d'or par les gens du commun est source d'opprobre.

Cependant le trésor, comme d'autres sources de pouvoir, peut revêtir une grande importance économique. En effet les dieux, les rois et les chefs peuvent être contraints de mettre les services de personnes qui dépendent d'eux à la disposition du donateur, lui procurant ainsi indirectement nourriture, matières premières et travail sur une grand échelle. Ce pouvoir de disposition indirect, qui inclut l'important pouvoir de fixer l'impôt, découle évidemment, en dernière analyse, de l'influence accrue exercée par le bénéficiaire du trésor vis-à-vis de sa tribu ou de son peuple.

TRÉSOR ET POUVOIR DANS LA GRÈCE ANTIQUE

En Grèce antique, Ie trésor, le bien de prestige kat' exochen, était une forme de richesse qui ne circulait que parmi une minorité. Il prenait la forme de la monnaie ustensile - les tripodes et les bols - en or ou en argent. On en obtenait la disposition en retour d'un autre trésor ou contre des biens de prestige tels que l'accès aux dieux et à leurs oracles, aux rois, aux chefs et aux potentats locaux. Lorsque étaient donnés en retour des biens de prestige autres que l'or, comme des chevaux, de l'ivoire, des esclaves expérimentés, des œuvres d'art ou de magnifiques vêtements, il fallait que la contrepartie soit également un bien de prestige. Dans certaines régions du monde, il n'est pas possible d'acquérir un esclave ou un cheval pour un montant quelconque de millet, on ne peut pas non plus [/p181] corrompre un général avec de l'argent-métal, il faut pour cela de l'or. C'est ainsi que s'opère la circulation des biens de prestige dans bien des sociétés archaïques, mais la Grèce offre un exemple remarquable.

Dans l’Antiquité hellénique, le trésor fonctionnait comme une forme mobile de pouvoir. Les effets de sa possession étaient directs. Quiconque possédait un trésor était ipso facto puissant, c'est-à-dire craint et respecté. Il ne fait pas de doute que le pouvoir conféré par le prestige anticipait souvent des avantages économiques à long terme. Il serait toutefois artificiel d'établir une distinction nette entre le pouvoir politique et le pouvoir économique. La différence était de peu de portée dans un monde où la ressource économique principale était constituée par des services personnels de divers niveaux, et où la disposition de cette ressource particulière était organisée par l'intermédiaire de relations non économiques, telles que la parenté, la clientèle ou la dépendance semi-féodale. C'est seulement lorsque le féodalisme est complètement développé que les avantages politiques et économiques accompagnant la possession de la terre se trouvent clairement séparés, à travers un processus de différenciation institutionnelle des deux genres de services dépendants. Dans les périodes antérieures, même les avantages économiques découlant de la possession d'un trésor étaient en général incorporés au pouvoir politique. Certaines formes de richesse, telles que la terre ou le bétail, avaient toutefois un caractère plus directement économique que d'autres. Mais même dans le cas de ces possessions spécifiquement économiques, les bénéfices économiques et politiques étaient encore trop enchevêtrés pour qu'on admette une séparation dépourvue d'ambiguïté.

Malgré cette combinaison de finalités honorifiques et utilitaires, on peut distinguer les effets économiques des mouvements du trésor. Dans la société archaïque, la clé de la réalisation de tâches économiques importantes, particulièrement celles qui impliquaient le rassemblement des [/p182] énergies du travail, doit être cherchée dans le fonctionnement du trésor.

Un exemple parfait des utilisations du trésor dans l'histoire bien remplie de la Grèce du VIe siècle est fourni par la montée en puissance de la maison des Alcméonides, son expulsion par les Pisistratides, suivie de leur retour triomphal sous Clisthène -le tout ayant pris deux générations. Le déroulement des événements fut tout au long marqué par des réalisations économiques remarquables.

 [/p183] […] [/p187]

[…] l'accumulation de la richesse comme institution d'une économie de subsistance commence avec le rassemblement et le stockage de produits de base. Alors que le trésor, de même que la finance fondée sur le trésor, ne relève en général pas de l'économie de subsistance, la mise en réserve de produits de base représente une accumulation de biens de subsistance qui implique habituellement leur usage comme moyens de paiement. En effet, une fois que les produits de base sont stockés sur une grande échelle par le temple, le palais ou le manoir, il faut qu'un tel usage en résulte. La finance fondée sur le trésor est remplacée par celle fondée sur les produits de base, autrement dit la forme rudimentaire de la finance monétaire et de crédit.

La plupart des sociétés archaïques possèdent une organisation de la finance fondée sur les produits de base de tel ou tel type. C'est dans le cadre du transfert planifié et de l'investissement de produits de base stockés sur une échelle gigantesque que furent développées les méthodes comptables qui caractérisent, sur la longue durée, les économies redistributives des anciens empires. Ce n'est que bien après l'introduction des pièces de monnaie en Grèce, cinq ou six siècles avant notre ère, que la finance monétaire commença à remplacer dans ces empires la finance fondée sur les produits de base, mais surtout dans la République romaine. L’Égypte ptolémaïque, par exemple, poursuivit la tradition de la finance fondée sur les produits de base, qu'elle mena à des niveaux d'efficacité inégalés.

En tant que forme d'intégration, dans la société primitive, la redistribution implique le stockage des biens en un centre, d'où ils sont répartis. Les biens transmis comme [/p188] paiement au centre sont retransmis hors de celui-ci comme paiement, et quittent la circulation. Ils fournissent la subsistance de l'armée, de la bureaucratie et de la force de travail, qu'elle soit payée en salaires, comme solde des soldats, ou sous d'autres formes. Le personnel des temples épuise une grande part des paiements effectués en nature. Des matières premières sont nécessaires pour l'équipement de l'armée, les travaux publics et les exportations de l'État : orge, huile, vin, laine, dattes, ail et autres produits sont répartis et consommés. Les moyens de paiement sont ainsi détruits. Certains d'entre eux sont peut-être finalement troqués privativement par ceux qui les ont reçus. Dans cette mesure, une « circulation secondaire » est amorcée, qui peut donner l'impulsion à des marchés locaux.

Il existe une relation entre, d'un côté, trésor et produits de base et, de l'autre, la question des usages de la monnaie : les premiers expliquent le fonctionnement des divers usages de la monnaie en l'absence d'un système de marché. Les biens du trésor peuvent être employés pour le paiement. Ils servent simplement à gonfler la réserve du trésor, et n'entrent pas nécessairement dans la chaîne de l'échange économique. Dans une économie non fondée sur le marché, le secteur beaucoup plus large des paiements concerne évidemment les biens de subsistance. Les paiements du centre impliqués par la redistribution prennent en charge de tels objets quantifiables, lorsqu'ils sont utilisés pour se libérer des obligations. C'est ainsi que le trésor et les produits de base fournissent dans l'ensemble la solution du problème posé par les conditions de la société primitive, où les moyens de paiement peuvent être indépendants de l'usage de la monnaie pour l'échange.

L’absence de la monnaie comme moyen d'échange dans les empires fondés sur l'irrigation a aussi stimulé l'emploi de la monnaie de compte, et ce dernier a permis le développement d'un certain type d'entreprise bancaire - en fait, des gestionnaires de grands domaines pratiquant la finance fondée sur les produits de base - en vue de faciliter le transfert et la compensation en nature. On peut ajouter [/p189] que des méthodes semblables étaient utilisées par l'administration des grands temples. C'est ainsi que la compensation, les transferts comptables et les chèques non transférables furent développés non pas comme des procédés d'une économie d'échange, mais, au contraire, comme mécanismes administratifs conçus dans le but de rendre la redistribution plus efficace et, par conséquent, de rendre inutile le développement des méthodes de marché.

MONNAIE ET STATUT

Les effets des positions de statut et des structures d'intégration, qui se renforçaient réciproquement, constituaient une source de la vitalité des arrangements sociaux primitifs. Le statut était renforcé par les institutions qui soutenaient les structures. La monnaie, le prix et le commerce, par exemple, contribuaient à la stratification des classes. La monnaie archaïque créait et maintenait l'étendue du prestige, séparant richesse et pauvreté par l'intermédiaire de la circulation pour l'élite et de la monnaie de l'homme pauvre. Non seulement la stratification gagnait en force, mais les taux d'échange acquéraient une plus grande stabilité grâce à la continuité structurelle générale.

Nous devons distinguer deux grands groupes d'institutions de la monnaie. Il y a tout d'abord, comme nous l'avons vu, les usages de la monnaie qui « transforment les biens fongibles en monnaie », et les monnaies qui diffèrent précisément au regard de ces usages, autrement dit la monnaie tous usages qui est utilisée, telle la monnaie moderne, pour l'ensemble des trois usages, et les monnaies à usage spécifique que l'on emploie pour l'un ou pour l'autre de ceux-ci. Ensuite, nous trouvons les institutions monétaires délibérément conçues en vue de réglementer le statut.

Dans la vieille Babylone, on employait fréquemment la monnaie, mais c'était de la monnaie à usage spécifique : le blé était le bien fongible utilisé le plus souvent pour le paiement, comme pour les salaires, la rente ou les impôts ; [/p190] l'argent-métal était universellement utilisé en guise d'étalon, aussi bien dans le troc que dans la finance fondée sur les produits de base ; la plupart de ces derniers étaient utilisés, en tant qu' équivalents fixes, dans les cas d'échange, sans préférence accordée à l'argent-métal.

On trouve la différenciation des institutions de la monnaie, dans leur rapport au statut, à un stade précoce de la société. Paul Bohannan a décrit une classification des monnaies chez les Tiv de la vallée de la Benue [2]. On peut dire que les différents biens fongibles utilisés chez eux comme monnaie ont un effet sur le statut, dans la mesure où ils sont évalués selon leur rang. Les produits alimentaires et artisanaux ont le rang le plus bas, puis viennent le bétail, les esclaves et les barres de bronze ; le rang le plus élevé revient enfin aux femmes que l'on peut posséder comme épouses, avec le droit de l'époux sur leurs enfants. Deux catégories morales apparaissent pour les transactions : celles dans lesquelles on échange des biens contre des biens de même rang (le « transfert »), et celles où on les échange contre des biens de rang supérieur (la « conversion »). Le premier « usage de la monnaie » est moralement neutre, le second prouve la force de caractère d'un homme et élève son statut. Les échanges en sens opposé, qui sont évidemment inévitables, sont rationalisés comme le règlement d'une obligation envers sa parenté, à laquelle on doit fournir sa subsistance. Cela est correct d'un point de vue moral, mais n'augmente pas le prestige personnel. Si l'on considère les cercles d'échange, la société tiv peut être qualifiée de multicentrique.

À un niveau plus avancé de développement social, l'idée d'une monnaie hiérarchisée peut aussi trouver à s'appliquer. Six siècles entiers avant notre ère, Ibn Battûta a observé des fils de cuivre fins ou épais, d'un poids déterminé, qui fonctionnaient simultanément comme monnaie sur le moyen [/p191] Niger à Gogo, une ville de l'empire noir du Mali (1352). Les fils fins étaient la monnaie de l'homme pauvre, échangeable contre du bois de chauffage et du millet commun. On pouvait tout acheter avec les fils épais, y compris des chevaux, des esclaves ou de l'or, en fait tous les biens d'élite qui consacrent la distinction. Dans la Grèce homérique, un échange conventionnel de biens d'élite existait sans rapport avec la monnaie. Sous sa forme intensément productrice de statut, la circulation d'élite constituait une caractéristique du commerce archaïque ; on ne pouvait acquérir certains biens que contre des biens de même catégorie, tels que des chevaux rapides, des métaux précieux, de la joaillerie, des objets de trésor, des esclaves qualifiés, des objets de famille. Dans l'Inde du XVIIe siècle, on ne pouvait obtenir des diamants que contre de l'or, non contre de l'argent-métal. En Afrique de l'Ouest, on ne pouvait obtenir des chevaux que contre des esclaves. Plus proche du domaine de la monnaie, nous trouvons la pratique mésopotamienne des prêts du temple, accordés au paysan en orge, tandis que l'homme libre recevait de l'argent-métal. À ce propos, cela pourrait résoudre le mystère du double taux de l'intérêt qui, payé en argent­métal, se montait à 20 %, tandis que payé en orge il était de 33 1/3 %. Il se peut que la solution de cette énigme soit que les débiteurs étaient de statuts différents, et qu'on ne pouvait acheter de l'argent avec de l'orge. Dans la ville-État d'Alalakh, il semble que le paysan et l'artisan recevaient de faibles prêts d'un montant conventionnel, alors que les personnes « de famille » pouvaient espérer des prêts d'un niveau nettement supérieur. Au Dahomey, le statut royal conférait le droit d'utiliser des chiffres ronds plus un; ce même privilège est observé chez les grands à Babylone. Dans le même esprit, le roi yoruba de Oyo imposa au roi du Dahomey vaincu un tribut annuel de 41 caisses, contenant 41 mousquets chacune. Lorsqu'il monta sur le trône, le roi du Dahomey « acheta » symboliquement la terre à son peuple pour la somme traditionnelle de 201 cauris. Encore une fois, les prêts accordés par le palais aux paysans d'Alalakh étaient de 10 ou 20 shekels, tandis que le noble pouvait obtenir [/p192] 41, 51 ou 61 shekels. Cette coutume du « plus un » s'étendit sur de nombreux millénaires et voyagea très loin, d'Alalakh jusqu'à Abomey. Il se pourrait bien qu'on ait là une des nombreuses curiosités culturelles des structures sociales primitives, qui expliquent la merveilleuse stabilité des taux de change monétaires. Une once d'or coûtait 32 000 cauris encordés au Dahomey, aussi loin que remontent les témoignages, à savoir sur la durée de la dynastie, qui fut d'environ trois siècles. De nos jours, l'introduction de la monnaie dans l'économie s'accompagne d'une tendance à la fluidité et à l'instabilité ; dans la société archaïque, au contraire, elle était une source de stabilité qui ne nécessitait pas de s'appuyer sur des contrôles bureaucratiques.

Dans toute discussion portant sur les prix et le commerce, on voit surgir encore d'autres institutions monétaires que l'on n'avait pas imaginées, qui révèlent sans cesse de nouveaux aspects de la formation de taux monétaires, de profits fixés, d'unités « idéales » destinées à relier les étalons de base à un nombre limité de monnaies différentes, afin de combler l'écart entre des unités régionales fondamentales et fixes et des monnaies pour l'échange local. Tout cela demeure pour l'essentiel invisible dans la formule « la monnaie, moyen d'échange ».

SYNTHÈSE

Les significations diverses du paiement, de l'étalon, de la réserve de valeur et de l'échange sont ainsi confirmées par la différence de leurs origines institutionnelles et des finalités qui étaient les leurs. Nos connaissances sur ces questions sont désormais assez solides.

Le paiement intervient en rapport avec certaines institutions des sociétés primitives, principalement le prix de la fiancée, le wergeld [3] et les amendes. Une personne peut [/p193] ainsi se trouver dans l'obligation de fournir des objets quantifiables ayant essentiellement, mais pas toujours, un caractère utilitaire (et pouvant être habituellement utilisés aussi dans le règlement de quelque autre obligation). Dans les livres de droit archaïques, les compensations, les dommages et les amendes sont régulièrement exprimés en termes physiques à travers un seul objet, comme des bœufs, des moutons ou de l'argent-métal. Ces trois sources principales d'obligation survivent dans la société archaïque et sont, au surplus, considérablement élargies avec l'introduction des impôts, des rentes et du tribut, qui fournissent nombre d'occasions supplémentaires de paiements en vue de se libérer d'obligations et, donc, d'usages sociaux et politiques de la monnaie destinés à conserver de la richesse.

L’usage .de la monnaie comme étalon est essentiel pour la finance fondée sur les biens de base qui accompagne les économies de stockage sur une grande échelle. Sans un étalon, il ne peut y avoir de fixation et de collecte des impôts, d'organisation et d'équilibrage du budget des familles dans un manoir, ou de comptabilité rationnelle lorsqu'il y a une diversité de biens. Comme ce n'est pas le nombre des choses qui est soumis à l'arithmétique, mais leur valeur, cette opération exige la fixation de taux établissant un rapport entre les différents produits de base. De tels chiffres sont en effet disponibles dans la plupart des sociétés archaïques. En vertu de la coutume, du statut ou encore d'une promulgation, des équivalents fixes indiquent les taux auxquels il est possible d'interchanger les choses indispensables à la vie. Ce n'est que lorsque les prix se développent sur les marchés (c'est-à-dire relativement tard) que l'on peut compter sur la monnaie en tant qu'étalon, comme c'est le cas aujourd'hui.

L’échange se développe le plus souvent dans le cadre du commerce organisé et des marchés, en dehors duquel l'échange indirect ne se rencontre qu'occasionnellement. Pour cette raison, l'usage de la monnaie pour l'échange n'a qu'une importance limitée dans des conditions intégralement [/p194] primitives. Même dans les sociétés archaïques fortement stratifiées, comme Sumer, Babylone, l'Assyrie, les Hittites ou l'Égypte, des économies de stockage dominaient ; malgré l'usage répandu sur une grande échelle de la monnaie comme étalon, son emploi pour l'échange indirect était négligeable. Notons au passage que c'est peut-être là l'explication de l'absence presque complète de pièces de monnaie dans les grandes civilisations de Babylone ou de l'Égypte, en un temps où le monde grec, pauvre et semi­barbare, se satisfaisait d'une variété de pièces artistiques.

L’étude comparative des institutions monétaires primi­tives doit partir du fait suivant : tandis que la monnaie moderne est une monnaie « tous usages » (le moyen d'échange y est aussi utilisé pour ses autres usages), les monnaies primitives et anciennes étaient plutôt des monnaies « à usage limité » ; autrement dit, différents objets étaient employés pour différents usages de la monnaie. D'où la différence radicale entre le rôle des institutions de la monnaie dans les sociétés modernes occidentales et celui qui était le leur dans les sociétés anciennes non occidentales. La monnaie tous usages conduit à des formes plus homogènes d'organisation sociale ; par contraste, la monnaie à usage limité, malgré un bien moindre degré de monétarisation, tend à renforcer l'organisation de la société, notamment la différenciation de ses structures de parenté et de classes. La monnaie primitive peut donc révéler des formes institutionnelles plus spécialisées que celles de la monnaie dans nos propres sociétés. C'est là un fait que confirme une étude en termes de développement.

Sans un certain type de « taux » effectifs entre les différents biens, on ne peut pratiquer ni la réciprocité ni la redistribution. À ce niveau, les « taux » sont une nécessité pratique. Même le gibier obtenu dans une seule chasse ne peut être réparti sans certains types de taux reliant les différentes parties du corps des animaux qui vont être débités. Cela vaut indépendamment du caractère égalitaire (1 pour 1) ou non (par exemple, 3 pour 1) de la répartition voulue. En même temps, les taux établis entre les biens [/p195] d'élite perpétuent le statut supérieur si la circulation est limitée à l'échange entre de tels biens (circulation d'élite); le statut des classes inférieures, également, est maintenu en restreignant les niveaux de vie à la nourriture brute et aux biens élémentaires que la monnaie indigène est autorisée à acheter (monnaie de l'homme pauvre). La même méthode est susceptible de servir à distribuer des rations de nourriture aux pauvres, selon les taux officiels, durant une famine. Les équivalences sont ici une nécessité absolue, puisque l'usage de la monnaie comme étalon est impossible sans elles. La variété et fréquemment l'arrangement détaillé des institutions monétaires contribuent ainsi à réaliser l'intégration et à stabiliser les privilèges du statut sans avoir recours à la force ouverte ; ils permettent de faire des réserves contre la famine ; enfin, ils étendent le domaine des instruments pratiques qui remplacent l'écriture. Encore une fois, cela rend possible la finance fondée sur les produits de base, en même temps que l'imposition sur une grande échelle. Dans les sociétés lettrées, où la monnaie devient un moyen d'échange, la plupart de ces instruments deviennent obsolètes et tombent dans l'oubli, en même temps que les multiples monnaies et pratiques monétaires des communautés primitives et archaïques. ·

 

 

 

 

[1] Raymond Firth, « Currency, Primitive », Encyclopaedia Britannica, 14th edition.

[2]. Paul Bohannan, « Sorne Principles of Exchange and Investment Among the Tiv », American Anthropologist, 57, 1955, p. 50-70. Voir également Paul et Laura Bohannan, Tiv Economy, Evanston, Northwestern University Press, 1968.

[3]. Le wergeld (« prix de l'homme ») correspondait en Europe du Nord à une somme d'argent due à la famille comme réparation pour un meurtre (NdT).

 

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Tag(s) : #histoire, #science, #critique de l'Etat, #livres importants
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