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La critique de la science se fait trop souvent au regard de ses méfaits et des conséquences que génèrent ses applications sur la biosphère et notre vie quotidienne. Mais la science c'est également de la connaissance, un miroir culturel de notre temps, dont la cohésion, et la transformation de la cohésion théorique, sont à l'image de la transformation globale de ce temps lui-même. Il y a la science telle qu'elle se transforme et se métamorphose, et la science telle qu'elle est vendue à la crédulité publique dans sa version caricaturale et scientiste en toute bonne foi (j'ai toutes les raisons de douter du fait que les élites qui prétendent nous gouverner et nous informer soient capables de faire la différence entre les deux). Mon propos est ici seulement de souligner le fait que les tensions qui traversent la société ont un écho dans la recherche scientifique fondamentale elle-même.


Je propose ici une très courte histoire de la physique, qui sert d'introduction à un livre de physique, qui est selon moi révélateur d'une possibilité de penser une transformation dialectique, et non cumulative, de la rationalité historique : il y a un questionnement de la science sur ce qu'est le réel, parallèlement à ce même questionnement du réel auquel nous sommes tous confrontés dans notre vie quotidienne. Il y a seulement science et science... Les limites d'une époque sont également inscrites dans les limites de sa rationalité positive. Il n'y a pas de révolution sociétale possible si elle n'est pas simultanément exigence d'une révolution de la rationalité du temps : la thèse de Prigogine n'est pas, bien entendu, de défendre une révolution sociétale, mais de souligner la possibilité d'une révolution de la rationalité du monde physique. C'est la conjonction de ces deux exigences qui me parle.


[extrait de wikipedia :]
Dans "La Nouvelle Alliance. La Métamorphose de la science" coécrite avec la philosophe Isabelle Stengers, puis dans "La Fin des certitudes", Ilya Prigogine développe la thèse suivante : la science classique considéra préférentiellement parmi les phénomènes observables, ceux déterminés et réversibles temporellement. Par ce focus artificiel naturel sur les phénomènes les plus simples, stables et équilibrés dans le temps, la physique classique brossa ainsi l'illusion d'une science, d'un univers globalement intrinsèquement déterministe. Cette vision entre pourtant en contradiction avec l'expérience courante de l'existence humaine, car parmi l'ensemble des phénomènes observables de l'univers, ces phénomènes déterminés immuables, projetables par une même loi dans l'infinité du temps, passé ou futur, semblent plutôt être de l'ordre de l'exception, et si ce n'est en physique, du moins plus généralement en sciences.
Réaliser l'irréversibilité temporelle générale des phénomènes, conception caractéristique de la thermodynamique (non linéaire) réconcilie ainsi la physique avec le sens commun de la transformation, tout en faisant date dans l'histoire de la thermodynamique.
Ilya Prigogine, rejette donc le déterminisme considéré comme une règle dans tous les processus physiques, et plaide en lieu et place de ces exceptions phénomènologiques pour une représentation probabiliste générale. Cela implique alors une refonte complète de la vision scientifique du monde [...].


*
Physique, Temps et Devenir. Ilia Prigogine. Masson 1980. Introduction :

Ce livre a pour sujet le temps. J'aurais pu l'intituler « le temps, dimension oubliée » : un tel titre aurait sans doute suscité quelque surprise. Le temps n'est-il pas incorporé dans l’étude du mouvement depuis les tous débuts de la dynamique ? Et le temps n'est-il pas aussi d'un intérêt particulier en théorie de la relativité ?

Cela est certainement vrai. Cependant, le rôle attribué au temps dans la description dynamique est fort restreint, qu'il s'agisse de la dynamique classique ou de la dynamique quantique, puisque leurs équations sont invariantes lorsqu'on change le temps de +t en -t. Certes, dans un type particulier d'interaction, les interactions « super-faibles », cette symétrie du temps paraît être violée, mais une telle violation ne joue aucun rôle dans les problèmes dont nous allons nous occuper dans cette monographie (cf. chap. I, paragraphe 2).

Le temps apparaît en dynamique sous la forme simple d'un paramètre « géométrique » ainsi que d'Alembert l'observa dès 1754. Le futur et le passé jouent le même rôle dans les équations. Les lignes d'univers, c'est-à-dire les trajectoires que sui vent les atomes ou les particules composant notre univers, peuvent être tracées aussi bien vers le futur que vers le passé. Lagrange, plus d'un siècle avant les travaux d'Einstein et de Minkowski, appellera la dynamique une géométrie à quatre dimensions !

Les racines de ce concept du temps remontent à l'origine de la science occidentale (Sambursky, 1963). L'école de Milet, dont Thalès fut l'un des plus illustres savants, s’attacha à l'idée d'une nature primordiale dont les transformations produiraient les processus naturels. Pour Thalès, les phénomènes physiques devaient être ramenés à l'évaporation et à la condensation de l'eau ; la nature comme diversité et devenir, si elle n'était pas illusion, n'avait d'autre vérité que cette matière unique et éternellement conservée.

Bien sûr, les physiciens et les chimistes savent parfai­tement qu'une description dans laquelle le passé et le futur jouent le même rôle ne peut s'appliquer à tous les phénomè­nes. On peut observer que deux liquides placés dans le même vase tendent généralement à s'interpénétrer en un mélange homogène. Dans cette expérience, la direction du temps est essentielle. On observe une homogénéisation progressive. La flèche du temps s'identifie donc avec la disparition de toute séparation en phases différentes des liquides mélangés. Cependant, de tels phénomènes furent longtemps négligés au niveau de la description fondamentale de la physique. On les considéra comme des effets de conditions initiales particulières, « improbables », presque des artefacts.

Comme nous le verrons dans le chapitre I, au début de siècle cette vue statique de l'univers physique semblait près de triompher., Aujourd'hui, nous nous en sommes éloignés. Un nouveau point de vue dans lequel le temps joue un rôle essentiel l'emporte dans presque tous les domaines de la science.

Le concept d'évolution, qui se trouve désormais au centre de notre compréhension de l'univers physique, avait déjà été formulé au 19ème siècle. Il est remarquable qu'il soit apparu alors presque simultanément en physique, en biologie et en sociologie mais avec des significations tout à fait différentes. En physique il fut introduit par la « seconde loi de la thermodynamique », la fameuse loi de l'accroissement de l'entropie qui est l'un des principaux sujets de cette monographie.

Le point de vue classique concernant la seconde loi s'exprime par l'accroissement du désordre moléculaire. Comme l'a énoncé Boltzmann, l'équilibre thermodynamique correspond à l'état de « probabilité maximale ». Cependant, la signification fondamentale de l'évolution se trouvait être juste l'opposé en biologie et en sociologie : les transformations décrites correspondaient là à des niveaux de complexité croissante. Comment pouvons-nous établir un rapport entre les différents niveaux de temps : le temps lié au mouvement ainsi qu'il a été présenté en dynamique, le temps en relation avec l'irréversibilité comme en thermodynamique, le temps de l'histoire comme en· biologie et en sociologie ? Ce n'est évidemment pas chose facile. Mais nous vivons dans un monde unique, et si nous voulons tenter de réaliser une théorie cohérente de ce monde, il nous faut trouver le moyen d'aller d'une description à l'autre.

Je suis convaincu que nous traversons une période qui correspond à une révolution scientifique dans laquelle la posi­tion et la signification de l'approche scientifique doivent être réévaluées. Notre époque évoque, à mon avis, l'éveil de l'approche scientifique chez les Grecs ou la reprise de l'entreprise scientifique au temps de Galilée.

Il est manifeste que beaucoup de découvertes fondamen­tales ont élargi notre horizon scientifique. Pour n'en men­tionner que quelques-unes, citons les quarks en physique des particules élémentaires, les pulsars, les progrès étonnants de la biologie moléculaire… Ce sont là des développements marquants de notre époque particulièrement riche en découvertes importantes.

Cependant, lorsque je parle de révolution scientifique, je pense à quelque chose de différent, d'un peu plus subtil peut-être.

Depuis le début de la science occidentale, nous avons vécu dans la croyance en la « simplicité » du microscopique, quel que soit d'ailleurs le niveau de ce microscopique : molécules, atomes, particules élémentaires. L’irréversibilité et l'évolution apparaissent alors comme des illusions dues à la complexité du comportement collectif d'objets intrinsèquement simples. Cette conception, qui fut historiquement l'une des tendances les plus importantes de la science occidentale, est difficile à défendre aujourd'hui. Même les particules élémentaires sont des objets qui naissent et meurent. S'il existe quelque part une simplicité en physique et en chimie, ce n'est certainement pas dans les modèles microscopiques de la matière. La simplicité se trouverait plutôt dans les représentations macroscopiques idéalisées telles celles qui sont associées à des mouvements simples comme celui de l'oscillateur harmonique ou le problème à deux corps. Quelle que soit la direction que nous prenions à partir de tels modèles, que nous allions vers le plus grand ou vers le plus petit, cette simplicité est perdue ; mais si nous ne croyons plus en la simplicité du microscopique, nous devons réévaluer le rôle du temps. Nous en venons ainsi· aux thèmes principaux de cette monographie, que nous pouvons énoncer ainsi : en premier lieu, les processus irréversibles sont « réels » exactement comme le sont les processus réversibles ; ils ne correspondent pas à une approximation supplémentaire qu'il nous faudrait superposer aux lois réversibles vis-à-vis du temps. En second lieu, les processus irréversibles jouent un rôle fondamental et constructif dans le monde physique ; ils se trouvent en particulier à la base d'importants processus cohérents qui apparaissent au niveau biologique. En troisième lieu, l'irréversibilité se trouve profondément enracinée dans la dynamique. On peut dire que l'irréversibilité commence là où les concepts de base des mécaniques classique et quantique (telles que les trajectoires et les fonctions d'onde) cessent de correspondre à des observables. L'irréversibilité ne correspond pas à des approximations supplémentaires introduites au sein des lois de la dynamique, mais à un ancrage de la dynamique dans le cadre d'un formalisme plus vaste. Ainsi que nous chercherons à le montrer, il existe aujourd'hui une formulation microscopique qui va bien au-delà des formulations habituelles des mécaniques classique et quantique, et qui explicite le rôle joué par les processus irréversibles.

Cette perspective nous conduit à une image unifiée de la science, et nous permet d'articuler bien des aspects de nos observations, de la physique à la biologie. Mais nous ne voulons pas pour autant « réduire » ces différents domaines à une structure unique. En fait, notre but sera de définir clairement divers niveaux de description et de discuter les conditions permettant d'aller d'un niveau à l'autre.

Le rôle de la représentation géométrique en physique classique est bien connu. Cette physique est basée sur la géométrie euclidienne, et les développements modernes en relativité ou d'autres domaines sont en étroite relation avec les prolongements de ces concepts géométriques. Cependant, plaçons-nous à l'autre extrême, dans la théorie des champs dont se servent les embryologistes pour décrire les phéno­mènes complexes associés à la morphogénèse. C'est une expérience étonnante en vérité pour quelqu'un qui n'est pas biologiste, de regarder un film montrant, par exemple, le développement de l'embryon de poulet. On voit l'organisation progressive d'un espace biologique dans lequel chaque événement prend place dans la région et au moment opportuns pour permettre la coordination du processus dans son ensemble. Cet espace est fonctionnel et non géométrique. L'espace géométrique traditionnel, l'espace euclidien, est invariant vis-à-vis des translations et des rotations. Il n'en va pas de même pour l'espace biologique. Dans ce dernier, les événements correspondent à des processus coordonnés à la fois dans l'espace et dans le temps et ne se réduit pas à des trajectoires. Nous sommes là très proches de l'opposition aristotélicienne (voir Sambursky, 1963) entre le monde céleste des trajectoires divines et éternelles, et le monde sublunaire, clairement conçu, quant· à lui, d'après le modèle biologique C'est ainsi qu'il écrivait : « La connaissance des êtres supérieurs, si imparfaitement que nous puissions l'atteindre, nous apporte pourtant, en raison de son prix, plus de satisfaction que celle de tout ce qui est à notre portée, de même que la vision fugitive et partielle des objets aimés nous donne plus de joie que- l'observation précise de beaucoup d'autres choses, si grandes soient-elles. » Cependant, il existe une sorte d'équilibre entre la science de la nature vivante et celle des cieux. « Car, même quand il s'agit d'êtres qui n'offrent pas un aspect agréable, la nature, qui en est l'architecte, réserve à qui les étudie de merveilleuses jouissances, pourvu qu'on soit capable de remonter aux causes. Car dans les oeuvres de la nature, ce n'est pas le hasard qui règne mais au plus haut degré la finalité. Or la fin en vue de laquelle un être est constitué et produit tient la place du beau » (Aristote, Les parties des animaux, Livre I, V, 645a). Il est vrai que l'application à la physique des vues biologiques d'Aristote a été désastreuse. Pourtant, à travers la théorie moderne des bifurcations et des instabilités nous commençons à comprendre que les deux mondes qu'il opposait, le monde géométrique et immuable, d'une part, le monde organisé et fonctionnel d'autre part, sont loin d'être incompatibles.

La croyance en la « simplicité » du niveau microscopique appartient maintenant au passé. Mais il y a un second aspect que je voudrais souligner maintenant. La science classique voyait le monde physique comme un objet « extérieur » à celui qui le décrit. Cette attitude a certes mené à de grands succès dans le passé mais nous sommes arrivés maintenant à un tournant, à la limite de cette façon galiléenne de voir la nature (Koyré, 1968). Il nous faut mieux prendre conscience de notre position et mieux définir le point de départ de notre description de l'univers physique. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu'il nous faille retourner à une vue subjectiviste de la science, mais il nous faut, dans un certain sens, mettre en rapport la connaissance avec certains traits caractéristiques de la vie. Jacques Monod a appelé les systèmes vivants « ces objets étranges », et en vérité ne sont-ils pas étranges si on les compare au monde « non vivant » (Monod, 1970) ? L'une de nos principales recherches sera d'essayer de démêler au moins quelques traits généraux de ces objets. Il est manifeste que l'on a fait un progrès fondamental en biologie moléculaire, et sans ce progrès notre discussion ne pourrait se faire. Nous tenons cependant à souligner d'autres aspects, surtout deux d'entre eux qui seront discutés en détail : les objets vivants sont des objets loin de l'équilibre, séparés du monde de l'équilibre par des instabilités ; en outre les objets vivants sont nécessairement de « grands » objets, des objets macroscopiques dans lesquels la matière se trouve dans un état « cohérent » nécessaire pour assurer la reproduction des biomolécules.

Ce sont là des caractéristiques générales qu'il nous faut maintenant incorporer dans la réponse à la question : « quelle est la signification de notre description du monde physique et de quel point de vue le décrivons-nous ? » Nous partons du niveau macroscopique et tous les résultats de nos mesures, même ceux qui appartiennent au monde microscopique, se rapportent d'une façon ou d'une autre au niveau macroscopique. Comme Bohr l'a souligné, il existe des concepts primitifs ; ces concepts ne sont pas connus a priori mais chaque description doit être compatible avec leur existence (Bohr, 1948). C'est ce qui introduit dans notre description du monde physique un élément de cohérence interne. Par exemple, les systèmes vivants res­sentent la direction du temps. Cela résulte p.ex. d'expériences sur le mouvement d'organismes unicellulaires dans des gradients nutritifs. Cette direction du temps est l'un de ces « concepts primitifs ». Aucune science, qu'il s'agisse du comportement réversible du temps de la dynamique ou bien des processus irréversibles, ne serait possible sans cela. C'est là l'un des aspects les plus intéressants de la théorie des structures dissipatives que nous développerons dans les chapitres IV et V. C'est là que nous pouvons maintenant situer l'origine de cette direction privilégiée du temps dans les fondements mêmes de la physique et de la chimie. Le concept de temps est beaucoup plus complexe que nous le pensons généralement. Le temps associé au mouvement ne fut qu'un premier aspect qu'il a été possible d'introduire dans le cadre des structures théoriques telles que les mécaniques classique ou quantique.

Nous pouvons aller plus loin aujourd'hui. Un des résultats nouveaux que nous décrirons dans ce livre est l'apparition d'un « second temps », temps profondément enraciné dans les fluctuations au niveau microscopique. Ce nouveau temps n'est plus un simple paramètre, une « étiquette » associée au mouvement, mais c’est un temps interne associé au devenir du système. Notons aussi qu'il s'exprime en termes d'opérateurs - si familiers en mécanique quantique. La raison pour laquelle la notion d'opérateur s'introduit ici est la complexité du niveau microscopique, la nécessité de l'abandon même en mécanique classique du concept de trajectoire.

L’évolution récente de la science nous conduit à une meilleure intégration de la perspective scientifique dans le cadre de la culture occidentale. Il ne fait aucun doute que, malgré tout son succès, le développement de la science a amené avec lui une certaine forme de tension culturelle (Snow, 1964). L'existence des « deux cultures » n'est pas seulement due à un manque de curiosité réciproque, mais aussi, au fait que la science traditionnelle avait si peu à nous dire sur des problèmes tels que le temps et l'évolution si essentiels en littérature et dans les arts. Ces problèmes et plus particulièrement les problèmes épistémologiques sont discutés dans un ouvrage récent écrit en collaboration avec ma collègue Isabelle Stengers (La Nouvelle Alliance, Gallimard, Paris 1979). Contentons-nous d'observer ici qu'il existe un très fort courant aussi bien en Europe·qu'aux Etats-Unis dont le but est de rapprocher les thèmes philosophiques et scientifiques. Citons, par exemple, en France les travaux de Serres, Thom, Moscovici.

On a souvent dit que les idées de progrès irréversible et d'activité constructive marquent la pensée et la pratique occidentales ; les théories physiques qui nient le temps allaient se trouver en contraste fort avec ces idées. Ainsi il était inévitable que la conception statique de la physique classique se heurtât aux conceptions philosophiques à propos du temps. Ce n'est pas par accident que la philosophie occidentale depuis Kant jusqu'à Whitehead tente d'éliminer cette difficulté par l'introduction d'une réalité différente (le monde kantien des noumènes ·par exemple), ou d'introduire un nouveau mode de description qui dépasse le déterminisme et dans lequel le temps et la liberté cesseraient d'être niés en principe. D'autre part, les problèmes liés au temps et à l'évolution jouent un rôle essentiel en biologie et dans le domaine socio-culturel. En fait, l'un des aspects fascinants des changements culturels et sociaux par opposition à ceux qu'offre la biologie, est qu'ils se produisent sur une courte échelle de temps. On peut donc dire, dans un sens, que quiconque s'intéresse aux aspects culturels et sociaux doit se préoccuper d'une manière ou d'une autre du problème du temps, et inversement aussi peut-être, que quiconque se penche sur le problème du temps ne peut s'empêcher de prendre en considération les changements sociaux et culturels de notre époque.

La physique classique, même prolongée par la mécanique quantique et la relativité, ne nous a fourni que des modèles relativement pauvres d'évolution temporelle. Les lois déterministes de la physique classique, qui paraissaient à un moment les seules lois acceptables pour l'esprit humain, nous semblent aujourd'hui n'être qu'une grossière simplification, voire même une quasi-caricature de l'évolution. Qu'il s’agît de mécanique classique ou·de mécanique quantique, il semblait que si nous « connaissions » l'état du système à un instant donné, le futur (aussi bien que le passé) pourrait être prévu, au moins en principe. Bien sûr, nous avons affaire là à un problème théorique : nous savons bien que nous ne pouvons même pas prédire s'il pleuvra ou non, mettons, dans un mois. Mais, dans. ce cadre théorique, il fallait néanmoins conclure que le présent « contient » le passé et le futur.

Nous verrons qu'il n'en est rien. Le futur n'est pas contenu dans le passé. Même en physique, comme il est de règle en sociologie, nous ne pouvons prédire que les divers « scénarios » possibles. C'est bien pour cette raison que nous participons à une aventure fascinante dans laquelle, pour reprendre le mot célèbre d'Heisenberg, nous sommes à la fois spectateurs et acteurs.

Cette monographie se situe à un niveau de difficulté intermédiaire. Elle requiert un peu de familiarité avec l'emploi des outils fondamentaux de la physique et de·la chimie théoriques. J'espère, en adoptant ce niveau, pouvoir présenter· une introduction simple à un nombre important de lecteurs qui n'ont pas de formation spécialisée en physique ou en chimie.

Voici comment se présente la structure de cette monographie. Après un chapitre d'introduction vient un court exposé de la conception statique de la physique (mécaniques classique et quantique). Je souligne principalement quelques-unes des limites actuelles des mécaniques classique et quantique. Ces domaines sont aujourd'hui en plein développement. Nous arrivons alors à la physique du « devenir », à la thermodynamique sous sa forme moderne ; enfin nous articulerons conception statique et physique du « devenir ». Seul le chapitre VIII fera appel à un certain nombre de considérations techniques. Les lecteurs qui n'ont pas la formation nécessaire pourront se reporter directement au chapitre IX où les principales conclusions du chapitre précédent se trouvent résumées. Le résultat le plus important est que l'irréversibilité apparait là où les mécaniques classique et quantique cessent de s'appliquer. Ce n'est pas que ces formulations deviennent fausses mais elles correspondent alors à des idéalisations trop schématiques. Les trajectoires ou fonctions d'onde n'ont de sens physique que si l'on est en mesure de s'assurer de leur observabilité, ce qui n'est précisément plus le cas lorsque l'irréversibilité pénètre dans le cadre des phénomènes physiques.

L'ensemble des références à la littérature a été reporté à la fin de cette monographie. Quelques références clefs sont destinées au lecteur intéressé par des développements plus complets ; d'autres renvoient à des publications qui présentent un intérêt particulier dans le cadre de ce livre. Cette sélection est bien sûr assez arbitraire et je dois m'excuser auprès du lecteur de nombreuses omissions. Un ouvrage se rapporte étroitement aux problèmes traités dans cette monographie dû à G. Nicolis et à l'auteur « Self Organization in Nonequilibrium Systems » (Wiley-Interscience, 1977).

Les implications philosophiques et épistémologiques des idées discutées dans ce livre constituent le sujet d'une autre monographie, « La Nouvelle Alliance », due à I. Stengers et à l'auteur publiée en 1979 par Gallimard, Paris.

Dans la préface de l'édition de 1959 de son livre, « La Logique de la découverte scientifique », Karl Popper a écrit : « Il existe au moins un problème philosophique qui intéresse tous les hommes qui pensent. C'est le problème de la cosmolo­gie, le problème de la compréhension du monde, y compris nous-mêmes et nos connaissances, en tant que partie du monde ». Le but de cette monographie est de montrer ce qu'ont apporté au problème si bien formulé par Popper, les développements récents' en physique et en chimie.

Comme dans tout développement scientifique neuf, il existe toujours un élément de surprise : nous sommes habitués à ce que ·le monde du « petit » comme celui du « grand » présentent des traits auxquels nous ne nous attendons pas. Ici la particularité nouvelle est que le concept d'irréversibilité semble devoir conduire à une révision des outils théoriques de la physique et de la chimie.

Depuis l'origine de la science occidentale, le problème du temps fut un véritable défi. Il se trouve associé étroitement à la révolution newtonienne et inspira le travail de Boltzmann. Nous avons toujours à faire face à ce défi, mais peut-être sommes-nous maintenant plus proches d'un point de vue plus synthétique qui conduira à son tour à des développements nouveaux.

Tag(s) : #science, #livres importants
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